1-2-2- La nature des titres de financement :

En préalable, il est important de rappeler la définition contemporaine de l’action comme 164  :

‘“ Valeur mobilière représentative d’un droit de propriété engageant la responsabilité de son détenteur jusqu’à concurrence de sa valeur nominale. Le détenteur est titulaire d’un quadruple droit : droit à l’information, droit au résultat, droit à la libre négociabilité de son titre et enfin droit de vote aux assemblées générales rassemblant les propriétaires de l’entreprise.  ” ’

La réalisation de l’ensemble des caractéristiques du titre, ici précisées, est une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour que se développe un marché financier achevé. Durant la période qui va de la fin du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, les caractéristiques du titre vont lentement se rapprocher de cette définition.

Cependant, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’action demeurera un titre encore très éloigné d’une approche moderne. Il est symptomatique de constater qu’en France, par exemple, le terme d’action est souvent opposé à celui de contrat lequel ne se négocie pas mais se signe devant notaire, alors que l’action est marquée du sceau inquiétant de l’anonymat.

J.G Van Dillen dresse un tableau édifiant de la nature des actions au début du XVIIe siècle, lors de la naissance de la Compagnies des Indes Orientales à Amsterdam, en 1602. Concernant le droit de vote aux assemblées générales 165  :

‘“  Les actionnaires n’avaient à peu près aucun droit. Point d’assemblée générale ; les actionnaires n’avaient aucune influence sur les choix des administrateurs. On avait d’abord songé à faire nommer les administrateurs des différentes chambres par les Etats de la province intéressée mais très vite les bourgmestres des villes où les chambres étaient établies se sont emparés de ce droit. En 1623 seulement, pour obtempérer aux désirs des actionnaires mécontents, on leur conféra le droit de dresser une liste de présentation pour la nomination, droit qui resta, d’ailleurs purement théorique. ”’

Pour ce qui est du droit à l’information, il est également inexistant en ce qui concerne l’activité interne de l’entreprise. Même le cours des actions de la Compagnie des Indes Orientales n’est pas publié avant 1747, alors que la bourse d’Amsterdam affichait celui des marchandises depuis 1585 166 . Sans cours officiel, il est donc difficile pour le porteur de suivre facilement les variations de la cote.

Par contre, le droit au dividende est assuré quoique dans des conditions particulières. Une action était considérée comme un tout indivisible, ce qui signifie que l’on vendait non seulement le droit au dividende futur mais aussi aux dividendes déjà payés.

Ce dernier fait était un objet de négociation et l’acheteur pouvait exiger un abattement sur le prix d’achat correspondant à tout ou partie du dividende déjà distribué.

La compagnie néerlandaise des Indes Orientales proposait des actions valables pour dix ans lors de sa fondation en 1602 avec le projet de clore les comptes à la fin de la période, l’idée de l’entreprise continue n’étant pas encore, on le sait, une pratique habituelle. A l'issue de cette opération, une nouvelle souscription s’ouvrirait, à nouveau, pour dix ans.

Par conséquent, les actionnaires devaient reprendre possession du capital investi augmenté de leur part de bénéfice. Autrement dit, le dividende devait être distribué en fin d’activité. Cependant, un premier dividende pouvait être versé à une date indéterminée correspondant à la vente de 5 % des cargaisons de retour ; ce qui sera effectué en 1610, dans le cas de la Compagnie des Indes Orientales.

Le versement s’effectua d’ailleurs d’une manière particulière puisque 50 % furent payés en poivre et 30% en noix de muscade, lesquels s’accumulaient dans les entrepôts 167 . Le solde n’était versé en argent que si les actionnaires acceptaient poivre et noix de muscade !

De plus en 1612, la clôture des comptes de la compagnie n’a pas donné lieu à remboursement au profit des actionnaires, les Etats motivant cette décision par l’argument que les actionnaires qui le désiraient pouvaient trouver en bourse les moyens de réaliser leurs actions.

Cette solution nous amène à nous interroger sur le droit le plus important pour notre sujet celui relatif à la libre négociabilité du titre. Si l’on reprend, la situation de l’actionnariat au début du XVIIe siècle, étudiée par J.G.Van Dillen, on constate que les actionnaires étaient inscrits dans les livres de la Chambre de la Compagnie où leur capital avait été déposé. Quand un actionnaire vendait son titre, celui-ci devait être transféré au nom du nouvel acquéreur, en présence de deux administrateurs ; le vendeur devant se présenter en personne au bureau de la chambre intéressée.

Si l’on peut considérer la Compagnie des Indes Orientales comme une société anonyme, on doit cependant ne pas omettre qu’il s’agit plutôt d’une société anonyme de forme inachevée voire embryonnaire. En effet, la valeur d’émission des actions de la compagnie est très variable, elle n’est ni fixe ni même arrondie; elle dépend probablement des fonds dont dispose le souscripteur.

Il faudra attendre la fin du XVIIe siècle pour assister à un phénomène de normalisation des titres correspondant à un lent mouvement d’institutionnalisation du marché financier et par conséquent à l’émergence d’un commerce d’actions d’une valeur nominale de 500 Livres flamandes, c’est à dire 3000 Florins.

La compagnie n’émettait pas de titres matérialisés, tout au plus des quittances remises aux actionnaires lors du versement prouvant que la personne nommée s’était acquittée de ses obligations. L’actionnariat se prouvait exclusivement par les livres de la compagnie, c’est à dire les grands livres d’actions et le livre des transferts.

Ces caractéristiques, quoique rendant difficile le commerce des actions, ne l’ont cependant pas empêché, celui a même été, dès le début, très actif à Amsterdam. C’était essentiellement des actions de la Chambre d’Amsterdam qui se vendaient car la nécessité imposée aux négociants d’une présence personnelle, limitait le commerce aux habitants de la cité.

Les actions se vendaient non seulement au comptant mais "à terme". Cela n’était pas nouveau à Amsterdam en ce qui concerne la bourse des marchandises, comme le rappelle Joseph de La Vega 168 . Longtemps avant,

‘“  On a vendu à terme du hareng avant qu’il n’ait été attrapé, les blés et les autres marchandises avant qu’ils aient poussé ou qu’elles aient été reçues ”.’

C’est bien sûr dans ce cadre que pouvait se dérouler le jeu spéculatif. Ici, celui qui vend à terme n’a pas besoin de disposer des marchandises au moment de la vente, c’est la raison pour laquelle la “ vente en blanc ” des actions va devenir fréquente dès le début du siècle. A partir de 1629, se mettent en place des modèles de “ vente en blanc ” qui ne sont plus des actes notariés mais des documents produits sous seing privé.

Le règlement de l’opération “ en blanc ” se faisait sans recourir à la monnaie, seul le solde se payait en argent. Cette opération se nommait la “ rescontre ". Il n’existait aucun terme fixe de liquidation institutionnalisé. Il en résulte que l’opération restait l’objet d’un jeu d’obligations complexes essentiellement bilatérales.

L’ensemble des caractéristiques mentionnées indique assez la difficulté, pour les agents d’effectuer des opérations financières usuelles aujourd’hui, notamment dans le domaine des activités d’arbitrage sur titres. Il semble donc que l’on puisse suivre l’interprétation de J.G Van Dillen 169 en considérant que la qualification de “ marché à terme ” reste tout à fait ambiguë et même excessive pour cette époque.

Au total, il paraît plutôt nécessaire de considérer la Bourse marchande traditionnelle beaucoup plus comme une institution rentière contemporaine de la formation d'un marché financier embryonnaire que comme un marché financier en tant que tel.

Notes
164.

Crozet. Y, Belletante.B, Gomez.P.Y, Laurent. B : " Dictionnaire de banque et de bourse ". Armand Colin. Paris. 1993. P 12.

165.

Van Dillen J.G  : "Isaac Le Maire et le commerce des actions de la Compagnie des Indes Orientales". Revue d’Histoire Moderne. Tome X. Paris. 1935. P 15 et suivantes.

166.

Braudel.F : "Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe - XVIIIe siècle". "Les Jeux de l’Echange " T2. A. Colin. Paris. 1979. P 83.

167.

Van.Dillen.J : Op.Cité P 16.

168.

Mackay, Charles / de la Vega, Joseph: “ Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds - Confusión de Confusiones” A Marketplace Book. John Wiley & Sons. February 1996. P 214.

169.

Van Dillen J.G  : " Isaac Le Maire et le commerce des actions de la Compagnie des Indes Orientales". Revue d’Histoire Moderne. Tome X. Paris. 1935. P 21.