1-3- Du modèle de bourse commerciale traditionnelle au modèle de marché financier en formation : la nature complexe de la fragilité financière

Contrairement au monde médiéval, construit sur des permanences et dont les crises ne produisent pas de changements décisifs, le capitalisme marchand est la période des ruptures qui mène de l’économie de rente à l’institutionnalisation d’une économie de marché.

Aussi, semble-t-il intéressant, pour rendre compte de la complexité de la fragilité financière de cette époque, de différencier deux modèles chronologiquement, car même s'il y a souvent imbrication dans le temps des deux modèles, l'un exprime le passé qui ne meurt pas et l'autre, l’avenir –encore incertain- du système financier :

Dominant le XVIIe siècle, le “modèle de bourse commerciale traditionnelle” correspond à des caractéristiques bien spécifiques.

Etabli dans les pays du Nord - Ouest européen, il met en jeu des compagnies commerciales au long cours dotées d’un monopole de fait ou de droit. L’Etat demeurant, comme à l’époque médiévale, l’instrument du Prince, octroie ce privilège dans la perspective essentiellement prédatrice du partage de la rente de monopole.

Appuyées sur le contrôle exclusif des transactions, sur la détention sans partage de l’information et sur de larges capacités de régulation des stocks par l’usage de leurs entrepôts, les compagnies vont user d’un mode de financement de leurs activités adapté à leur intérêts.

Elles vont émettre des titres d’une nature très éloignée des titres financiers ultérieurs car dotés d’une cessibilité faible, en général non matérialisés, sans système de cotation et dont les dividendes fixés lors du contrat de vente du titre, sont uniquement distribués à l’occasion de la liquidation de l’entreprise.

L’essentiel des transactions s’opérant sur le marché au comptant, la spéculation est limitée et c’est la recherche du ‘«’ ‘ profit I »’ 171 qui domine, révélant ainsi la nature rentière présidant à ce modèle de bourse.

Bien que bornée, la spéculation (et donc la recherche du «‘ profit II ’» 172 ) existe et se développe dans le cadre des transactions à terme dites “ vente en blanc ".

Cependant la nature même des titres, l’absence d'une institutionnalisation et même d’une fixité du terme ainsi que l’action de la puissance publique visant à interdire ce type de transactions, sont autant de rigidités qui ne permettent ni l’activité de véritables marchés à terme ni même des choix de portefeuille de titre par arbitrage parce que la négociabilité des titres s’avère largement défaillante.

La fragilité prend dans ce modèle une double forme :

Dans ces deux cas -et contrairement à l’exemple florentin- les normes propres au marché financier en formation – c'est-à-dire non institutionnalisé- émergent à l’intérieur même des bourses traditionnelles.

Se développant au XVIIe siècle, puis se parachevant au XVIIIe siècle, le “ modèle de marché financier en formation” sera le fruit d’une longue évolution.

Au coté - et non plus à l’intérieur - d’une économie boursière corporative et rigide, se développe, en opposition aux monopoles des compagnies, une initiative privée multiforme qui ne pouvant s’intégrer aux mécanismes boursiers traditionnels, va créer elle-même, dans les anfractuosités de l’économie du vieux capitalisme marchand, des espaces souvent fugitifs, peu ou non institutionnalisés, dans lesquels la recherche du profit spéculatif va dominer.

- Dés la première moitié du XVIIe siècle, la fragilité endogène au marché en formation va évoluer vers des "bulles restreintes endogènes" qui pourront être observées alors même que domine un “ modèle de bourse ” tout à fait étranger à ce type de mécanisme. A travers l’étude des conditions menant à la crise des Tulipes de 1637 à Amsterdam, nous mettrons en lumière ces mécanismes à la fois inédits et prémonitoires.

Plus tard, le XVIIIe siècle est l'époque des derniers feux de la compagnie à privilèges. Attaquées dans le domaine commercial par des marchands disposant de capacités sans commune mesure avec celle du XVIIe siècle et voulant bénéficier des voies nouvelles si porteuses de profits, les compagnies sont également remises en cause dans le monopole de fait des financements par émission de titres dés le début du siècle.

De plus, et de manière décisive, l’espace politique va connaître un basculement fondamental illustré par la révolution financière de 1688 en Angleterre, mais perceptible dans tous les pays voisins. Abandonnant les techniques fiscales médiévales, l’Etat va, pour se transformer progressivement (mais pas complètement) en service public, se procurer ces financements nécessaires sur le marché financier à travers une diversité d’emprunts à long terme.

Cette transformation achevée en partie à la fin du XVIIIe siècle laissera cependant subsister de forts traits médiévaux, confirmant le caractère transitoire du capitalisme marchand perceptible aussi dans l’élaboration des marchés financiers.

La généralisation des titres normalisés, la mise en œuvre d’une véritable fixité du terme des transactions mais aussi l’intrusion du papier commercial comme véhicule des transactions vont, au côté de l’affaiblissement des monopoles et de la nouvelle stratégie mise en œuvre par l’Etat, permettre de dépasser les bourses commerciales traditionnelles de constituer les premiers marchés financiers modernes à la fin du XVIIIe siècle.

Auparavant, pendant le XVIIIe siècle, les marchés financiers inachevés seront marqués par une fragilité financière généralisée présentant une double caractéristique:

Nous appellerons fragilité généralisée de marché en formation cette double fragilité issue à la fois du manque d’institutionnalisation du marché (fragilité endogène) mais surtout du rôle déstabilisateur tenu par un espace politique en transition (fragilité exogène). L’analyse de la crise de la Compagnie des Indes en France, en 1720, sera l’occasion de rendre compte de la spécificité de ces déséquilibres.

Ce contexte de fragilité va donner naissance à des crises financières dont la forme s’apparentera à celles des ‘«’ ‘bulles généralisées’», c’est à dire des processus embrassant progressivement l'ensemble de l'activité financière, dont les causes seront à la fois dépendantes de l’espace économique mais beaucoup plus déterminées par les déséquilibres provenant de l’espace politique.

En ce sens, les crises du début du XVIIIe siècle sont bien la marque de cette ‘«’ ‘ grande transformation »’ qui bouscule définitivement l’économie de rente sans lui substituer immédiatement une économie de marché et l’affaiblissement d’un Etat aristocratique qui ne sait pas devenir service public. Dans cet interstice, les dernières crises financières préindustrielles prendront leur place.

Document VII : Forme de la fragilité financière et types de crises du capitalisme marchand


FORME DE LA FRAGILITE ET TYPES DE CRISES FINANCIERES


MODELE DE BOURSES COMMERCIALES TRADITIONNELLES



MODELE DE MARCHE FINANCIER EN FORMATION




FRAGILITE A DOMINANTE ENDOGENE
A LA BOURSE ET AU MARCHE


FORME DE RUN BOURSIER.

CAS DE LA CRISE DES ACTIONS DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A AMSTERDAM EN 1609.




FORME DE BULLE RESTREINTE ENDOGENE SUR MARCHE AUTONOME.

CAS DE LA CRISE DES TULIPES A AMSTERDAM EN 1637.



FRAGILITE A DOMINANTE EXOGENE
A LA BOURSE ET AU MARCHE


FORME DE PANIQUE.

CAS DE LA BOURSE D'AMSTERDAM EN 1672.



FORME DE BULLE EXOGENE SUR UN MARCHE DEPENDANT

CAS DE LA COMPAGNIE DES INDES EN 1720.
Notes
170.

Les termes endogène et exogène se rapporte ici non pas à l’économie dans sont ensemble, mais seulement à la bourse marchande.

171.

Nous nommerons par la suite ce « profit I », profit garanti.

172.

Nous nommerons par la suite ce « profit II » profit spéculatif.