2-1-2- Particularités et interprétation du "run" sur les actions de la Compagnie des Indes Orientales entre le printemps 1609 et janvier 1610 :

Si l’on considère le cours au comptant des actions de la Compagnie, il est clair qu’à aucun moment dans la période considérée le titre n’est descendu au-dessous du pair, pas même pendant la phase de "run". C’est bien ce que remarque J.G.Van Dillen 178 quand il constate :

‘“ On était devenu un peu moins optimiste en ce qui concernait le bénéfice, mais personne ne pensait à la possibilité de la perte d’une partie du capital.”’

Cela signifie que la conservation du titre jusqu’à son échéance est une garantie de retour du capital augmenté du dividende. C’est d’autant plus vrai que le contrat de vente de l’action implique, de toutes façons, la possibilité pour l’actionnaire de recevoir des marchandises dont la compagnie disposait d’importants stocks, en contrepartie du dividende ou de la somme investie.

Ce droit était évidemment douteux lorsque le marché se trouvait saturé, il était néanmoins une garantie relativement sûre de ne pas voir son capital réduit à néant.

On retrouve là le mécanisme de l’économie de rente mise en lumière dans la première partie de ce chapitre. La certitude d’obtenir ce « profit garanti » est évidemment forte et dans le cas de la Compagnie des Indes Orientales, elle se matérialise effectivement, à condition que le titre ait été conservé jusqu'à son échéance, ce qui tient aux caractéristiques structurelles des échanges que nous avons déjà indiquées.

En revanche, le caractère particulièrement chaotique de l’évolution du cours des titres de la Compagnie procède bien plutôt de la spéculation résultant de la volonté de captation du « profit spéculatif » par certains opérateurs.

C’est ce qui constitue le cœur du mécanisme que nous avons désigné sous l’expression de fragilité boursière endogène. A partir de là, les causes du "run" peuvent se lire à travers les conflits qui devinrent publics dés l’été 1609.

La thèse des directeurs de la Compagnie s’exprime dans une pétition adressée aux Etats Généraux des Provinces-Unies à cette époque. Pour eux, la spéculation à la baisse qui a alimenté le run ne résulte pas d’une cause liée à la situation de l’entreprise (“une cause naturelle"), qui correspondrait aux fondamentaux, mais aux intrigues d’un groupe de spéculateurs à la baisse, emmenés par Isaac Le Maire 179  :

‘“ Il existe une conspiration, une “ rotterie ”. Les conspirateurs vendent continuellement de grandes parties d’actions à longues échéances, d’une à cinq années pour des sommes qui dépassent ce qu’ils possèdent de plusieurs milliers de Florins. Au moment de la livraison, ils pèsent sur les cours en répandant des bruits défavorables. Avec beaucoup de ruse, ils vendent pour des sommes réduites, des actions achetées souvent par leurs complices mêmes et en même temps, ils achètent pour des sommes considérables à des prix très bas.”. ’

En conséquence, les directeurs de la Compagnie prient les Etats d’interdire la spéculation en rendant impossible la “ vente en blanc ” des actions en imposant désormais, que la transcription des transactions dans les livres de la Compagnie ait lieu un mois au plus tard après la vente.

En opposition aux directeurs, “plusieurs commerçants” adressent une requête aux même autorités : La chute n’est nullement le résultat d’une “rotterie” mais bien plus sûrement à leurs yeux, l’effet des difficultés multiples rencontrées par la Compagnie.

Dans un exposé rédigé en août 1609, probablement de la main d’Isaac Le Maire lui-même, ce point de vue est argumenté avec précision de la manière suivante. Il dresse la liste des vaisseaux naufragés et évalue la perte à 1 500 000 Florins. De plus, la valeur totale du chargement des quatre vaisseaux parvenus à Amsterdam au Printemps 1609 ne dépassent pas selon lui, 1 800 000 Florins dont 800 000 Florins de macis qui ne pourra être vendu avant cinq ans compte tenu des arrivages prévus et des quantités déjà stockées.

Selon Isaac Le Maire, les actions d’un cours de 134% un an avant l’arrivée des vaisseaux montèrent à 150% dés l’annonce de leur arrivée pour redescendre à 142%, toujours pour le même terme. Cela constitue une perte pour les directeurs qui ont acheté à haut prix anticipant une croissance de la valeur des titres 180  :

‘“ …Les directeurs sont poussés par l’envie car quelques-uns d’entre eux ont acheté de grandes parties d’action à un prix très élevé. Ils savent que quelques-uns de leurs collègues ont été plus raisonnables et ont même vendu une partie de ce qu’ils possèdent. On trouve parmi les points à traiter dans les assemblées des Dix-sept la question de savoir si les directeurs possèdent le montant obligé d’actions : Que le président les interroge avec instance à ce sujet !”’

On peut ajouter que ces directeurs qui ont acheté à terme, comprennent que, compte tenu de la hausse du comptant, les vendeurs ne seront pas en mesure de livrer les titres aux échéances.

D’autre part, Isaac Le Maire insiste sur le fait que les directeurs de la Compagnie ont pris en dépôt des sommes considérables sans y être autorisés et pour lesquelles ils doivent payer 8% d’intérêt, ce qui grève d’autant les bénéfices attendus.

En conséquence, l’origine du "run" résulte bien d’une cause propre à la Compagnie et le commerce des actions contribue plutôt à maintenir les prix. L’auteur en voit la preuve dans le fait que les chambres de Rotterdam, Delft, Hoorne et Enkhuin qui ne connaissent pas la ‘“ rescontre ’” cote 3 à 5 % au-dessous d’Amsterdam.

L’exposé d’Issac Le Maire montre une connaissance très précise de la situation de la Compagnie que J.G.Van.Dillen pense pouvoir expliquer par les liens qu’il entretenait avec le comptable en chef de la Compagnie, Barrent Lampe, cité par le "ministre de France" (c'est à dire l'ambassadeur) comme étant disposé à soutenir l’entreprise d’Henri IV.

Il insiste finalement sur la nécessité de maintenir la liberté du commerce des titres et notamment la “vente en blanc” en arguant que si l’on réduit cette liberté, il est fort probable que le commerce se déplacera vers d’autres cieux plus cléments.

Les Etats de Hollande consultèrent la Cour Supérieure de Hollande sur la requête des administrateurs de la Compagnie comme sur celle des pétitionnaires liés à Isaac Le Maire. Il semble que la Cour se soit refusée à trancher clairement.

Bien sûr, dans son ordonnance du 27 février 1610, elle interdisait la vente en blanc : il y avait donc défense absolue de vendre des titres que l’on ne possède pas. En conséquence, les actions vendues devaient être transférées au plus tard un mois après la vente.

Si l’ordonnance semblait donner raison aux directeurs de la Compagnie, son intention n’était pourtant pas de s’opposer totalement à la vente à terme. En effet, la Cour prescrivit que lorsque l'on s’était décidé à différer le payement à une date ultérieure, le vendeur garderait, malgré le transfert, un “ droit d’hypothèque ” sur les actions vendues.

De plus, alors que les administrateurs de la Compagnie auraient souhaité imposer l’obligation de transférer dans le mois courant les sommes relatives aux contrats de vente à terme, l’ordonnance de la Cour n’en fait jamais mention. Pourtant une telle exigence eut rendu impossible la “ vente en blanc ” et le magistrat de la Cour ne l’a pas prise.

Le délibéré de la Cour Supérieure de Hollande, par son ambiguïté, laisse ouverte la recherche des raisons profondes du "run" du Printemps 1609, autrement dit, la nature de la fragilité financière en œuvre dans ce processus.

S’agit-il d’une dégradation des fondamentaux de la Compagnie des Indes Orientales provoquant une dégradation rapide de la valeur de ses titres ?

Au contraire, se trouve t-on face à une attaque spéculative non fondée sur l’évolution malsaine de la situation de la Compagnie mais dont le caractère auto-réalisateur est contrôlé par un groupe d’opérateurs bénéficiant à la fois de l’imperfection du marché mais aussi d’une situation comportant une forte asymétrie d’information ?

Ou bien enfin, à mi-chemin de ces deux types d’explications, l’asymétrie d’information dont profite la “ rotterie ” comme groupe d’initiés, n’est-elle pas le vecteur du "run", dés lors qu’elle dispose d’informations sensibles sur la situation de relative dégradation des fondamentaux de la Compagnie apparue au Printemps 1609 ?

La recherche historique de J.G.Van.Dillen permet d’apporter des éléments décisifs pour éclairer ce débat. En effet, celui-ci a découvert dans les archives notariales d’Amsterdam, la fondation, le 11 février 1609, d’une société nommée “ la Grande Compagnie ” qui avait pour but d’organiser collectivement le commerce des actions des Compagnies des Indes Orientales.

Chaque associé détenait un nombre de parts précisés dans les actes de fondation (Isaac Le Maire en détient, par exemple, les quatre quinzièmes). Cette société devait être dissoute à la fin avril au plus tard, mais elle poursuivit ses activités au moins jusqu’en 1612.

Le commerce se faisait toujours au nom d’un des associés, jamais à celui de la Compagnie, ce qui semble attester le caractère secret des opérations de ladite Compagnie. Les ventes à terme s’opéraient sous seing privé, l’acte notarié n’intervenant que lorsque l’une des parties manquait à ses obligations.

Si l’on prend en considération la concordance des dates : la fondation de la “ Grande Compagnie ” précède d’un mois le "run" du Printemps. Si l’on considère également que c’est pendant cette période (décembre 1609) qu’ont lieu les négociations entre Isaac Le Maire et Jeannin, le « Ministre de France », dans le but d’affaiblir les Compagnies néerlandaises 181 , il semble possible d’y voir des éléments permettant d’expliquer la chute des titres.

Les membres de la “ rotterie ” proposaient des “ ventes en blanc ” d’un terme établit entre six mois et trois ans, puis ils provoquaient une baisse artificielle du cours des actions au moment de la livraison dans le but de déclencher un run dont le résultat attendu était bien évidemment d’obtenir un cours au comptant inférieur au cours à terme.

L’action concertée débutait par la diffusion de rumeurs sur la situation de la Compagnie dont le procès qui suivi en donne quelques témoignages savoureux 182  :

“ Etant à Amsterdam au Doelen lieu fréquenté par les notables, avec quelques-uns de leurs associés, au moment où quelques vaisseaux revenant des Indes étaient en grand péril près de l’île de Texel par suite de la tempête, les frères Brouwer avaient trinqué en chantant ce couple : Les vaisseaux ont fait naufrage, on a sauvé l’équipage, levons notre verre ! ”

Puis les membres de la “ Grande Compagnie ” vendaient à grand bruit quelques actions à prix réduit auprès d’un certain nombre de complices et en même temps rachetaient à des cours très bas les actions qui affluaient à la vente.

En ce sens, l’explication du run peut confirmer les accusations des directeurs de la Compagnie des Indes Orientales. Au fond, la possibilité de captation du ‘«’ ‘ profit spéculatif ’» et l’asymétrie d’information dont elle doit s’entourer sont bien à l’origine du run.

Mais si l’on analyse l’évolution des cours de l’action avant l’année 1609, il semble nécessaire d’infléchir quelque peu le raisonnement. En effet, on peut constater une baisse du cours des titres dés la fin de l’année 1607, c’est à dire un an et demi avant la mise en place de la “ rotterie ”.

A partir de là, il semble difficile de nier le fait que ce soit aussi la situation de la Compagnie qui décide dans une certaine mesure des hausses et des baisses de ses titres. Aussi, semble-t-il plausible de voir dans cette phase spéculative un phénomène interactif prenant en compte à la fois l’évolution des fondamentaux de la Compagnie, mais également l’intensité et l’organisation de l’attaque spéculative.

C’est probablement sur la base des tendances à la baisse résultant des difficultés subies par la Compagnie que les spéculateurs ont pu, en accentuant l’évolution baissière, produire un processus de surréaction dont ils entendaient bien profiter.

L’amplitude du run fut limitée par un double phénomène. Tout d’abord, les anticipations des membres de la “ rotterie ” s’appuyaient sur la probabilité forte de la mise en place d’une compagnie française concurrente or, cela n’eut pas lieu puisque les négociations échouèrent dés le début de 1610.

Les anticipations baissières furent donc contrariées et cela d’autant plus que des nouvelles plus favorables parvinrent des Indes au moment où la Compagnie décidait une nouvelle distribution de dividendes aux actionnaires (dont cinquante pour cent en poivre, trente pour cent en noix de muscade et le solde en argent).

Ces anticipations nouvelles précipitèrent les spéculateurs baissiers dans de grandes difficultés de trésorerie qui aboutirent en avril et mai 1610 à la faillite des principaux membres de la “ Grande Compagnie ”.

Il faut considérer cet échec comme le résultat des capacités stabilisatrices de l’économie de rente car c’est bien l’usage des stocks de marchandises de la Compagnie comme dividendes, c’est à dire ici en l’occurrence comme garantie ultime, qui va limiter les effets du run et l’empêcher de se poursuivre jusqu’à son terme, à savoir un effondrement des valeurs au-dessous du pair.

Cette opposition entre la “ Grande Compagnie ” et les administrateurs de la Compagnie des Indes Orientales indique clairement la place et la nature des bourses commerciales traditionnelles par rapport aux velléités de constitution d'une économie de marché. Elle montre, du même coup, le caractère réel mais limité de la fragilité boursière endogène.

Alors que les directeurs s’impliquaient dans la défense du monopole de la Compagnie qu’ils dirigeaient tout en s’efforçant d’interdire la naissance d’un véritable marché à terme, Isaac Le Maire combattait leurs arguments en insistant dans son exposé du 24 janvier 1609 183 sur les défauts :

‘“ d’une Compagnie qui avait voulu trop embrasser, et était par-là incapable de s’acquitter de ses fonctions véritables.”’

Ce dont il profitait pour en conclure que :

‘“ Ses octrois, loin d’être étendus, devaient au contraire être restreint ; à coté d’elle, il devait y avoir place pour d’autres Compagnies.”’

Au-delà de son échec, il y a bien là l’illustration de la situation de la bourse commerciale traditionnelle:

Non pas un marché financier, mais seulement un marché financier en devenir ou plutôt un lieu où le marché orienté autour de la recherche du ‘«’ ‘ profit spéculatif »’ne parvient pas à se déployer, enserré qu’il est dans une économie dont le cadre reste encore largement médiéval.

Non pas un lieu où vont se produire des phénomènes endogènes incontrôlables comme des bulles mais des run suffisamment maîtrisés pour qu’ils ne dégénèrent pas au point d’entamer le cœur de l’économie de rente c’est à dire le ‘«’ ‘ profit garanti »’.

Mais un lieu où une communauté soudée comme l’était celle des marchands-banquiers florentins n’est plus suffisante pour drainer et faire fructifier des capitaux dont elle contrôlerait la totalité. Le capitalisme marchand finit par imposer à ses propres bourses ce qu’elles ne peuvent ni ne veulent: S’ouvrir.

La phase du run qui s’étend du Printemps 1609 au début de l’année 1610 montre bien pourtant l’existence potentielle de ces forces en expansion qui expriment une économie de marché se formant d’une manière au moins momentanément autonome.

La fragilité propre à ce type de dispositif illustre sa structure de double contrainte. Pour répondre aux nouvelles nécessités de valorisation du capital marchand, le mode de financement doit dépasser le cadre de l’économie rentière propre à la bourse commerciale. Il doit quitter le monde de la certitude, celui du profit garanti. C’est une première phase de la fragilité financière, inévitable sauf à ne plus utiliser le capital comme capital.

Dés lors, le mode de financement se trouve dans un espace économique nouveau, celui du marché non institutionnalisé, profondément entaché d’asymétries d’information dont une présentation formalisée va nous permettre de montrer que cette seconde phase de la fragilité financière constitue une situation favorable au développement d’un processus menant à la crise financière.

Notes
178.

Ibid . p 128.

179.

Ibid . P 122.

180.

Ibid . P 124.

181.

Une lettre des bourgmestres priant les Etats-Généraux des Provinces-Unies d’agir pour empêcher la fondation d’une Compagnie française des Indes Orientales est encore datée du mois de janvier 1610.

182.

Ibid. P 131.

183.

Ibid . P 133.