2-1-3- Asymétries d’information et déséquilibres dans un modèle de bourse commerciale traditionnelle avec marché embryonnaire:

Dés lors que des crises financières se produisent en relation avec des formes de marchés même embryonnaires, il est important d’aborder la question 184 de l’efficience supposée de ces marchés.

En effet, pour certains, dans la tradition néoclassique, les marchés propres au capitalisme marchand tendent vers l’efficience 185 . Concernant plus particulièrement le marché des actions, Neal 186 , par exemple, construit sa démonstration en analysant, comme indicateur d’efficience, le niveau d’intégration des marchés financiers de Londres et d’Amsterdam pour conclure à une parfaite intégration dés 1723.

Ces résultats restent cependant à relativiser parce que l’hypothèse sous-jacente à cette recherche considère le mécanisme d’arbitrage de marché comme source de cette intégration sans prendre en compte les règles de fixation des prix non issues du marché – sinon comme de simples rigidités- alors que nous venons de voir qu’elles en constituent en réalité une caractéristique structurelle 187 .

Rejeter l’hypothèse d’efficience implique immédiatement d’expliciter les comportements spécifiques des agents qui fondent ce rejet. Nous venons de voir que, dans ce cas, ces comportements résultent du type d’organisation des marchés en formation et plus particulièrement de l’insuffisance, de l’hétérogénéité et du caractère asymétrique de l’information.

Comme on le sait, un marché financier sera considéré comme efficient si la valeur des titres reflète de manière instantanée toutes les informations pertinentes disponibles. En d’autres termes, le cours du titre dépend de l’anticipation au moment même où elle est perçue et non lorsqu’elle se réalise (ou pas).

Il en résulte que la prévision de l’évolution future des cours d’un actif financier est impossible parce que les cours futurs dépendent de modifications non encore advenues et moins encore connues et anticipées. La conséquence ultime de l’hypothèse d’efficience, c’est que le cours des titres obéit à une ‘«’ ‘marche au hasard »’ 188 . Dans ce cas, l’espérance mathématique du prix futur effectif, c’est le prix actuellement observé par le marché.

D’une manière plus formalisée 189 , on peut désigner par Pt le prix d’un actif financier à l’instant t et Pt+1 à la période suivante (t+1), par It l’information disponible en t.

En t, le prix d’équilibre du titre peut s’exprimer par 190  :

Il dépend ainsi du prix anticipé et de l’information disponible à l’instant t dont la prise en compte fonde son efficience. Il apparaît donc que l’anticipation du prix en t+1 est rationnelle, c’est à dire que :

est l’espérance mathématique de conditionné par l’information It. Si nous admettons un temps intermédiaire  tel que t +  soit compris entre t+1 et t, l’écart de prix entre t+ et t sera de :

Sans modification de l’information entre les deux instants, le prix ne varie pas. Il en résulte que l’anticipation de la variation du prix à la date initiale peut s’exprimer par :

It intégrant toute l’information disponible, ce qui est connu en t de t+ est incorporé à It. Il s’ensuit que l’anticipation des variations de prix est nulle:

L’anticipation du prix futur est le prix d’aujourd’hui. Si l’on se réfère à l’étude du run sur les actions de la Compagnie des Indes Orientales entre le Printemps 1609 et janvier 1610, cette caractéristique semble tout à fait absente.

La raison fondamentale de cet état de fait tient à la nature même de ce « marché » et plus précisément au déséquilibre informationnel qui le caractérise. Sur ce marché, une partie des opérateurs, c’est à dire les membres de la ‘«’ ‘Grande Compagnie», ’est supposée mieux informée sur l’évolution du titre que la majorité des autres actionnaires. Cette information s’alimente à trois sources :

A partir de là, il est possible de formaliser cette asymétrie de l’information afin de montrer le rôle déstabilisant qu’elle tient dans l’évolution des événements de cette période 191 : Il est nécessaire pour cela de distinguer trois types d’opérateurs sur ce marché :

y =  + 

où  est un aléa sans biais ( de moyenne nulle) qui brouille le signal .

En considérant que  suit une loi normale de moyenne , de variance , si l’on considère que les investisseurs informés (les membres de la ‘«’ ‘Grande Compagnie »’ d’Isaac Le Maire) ont le choix entre l’actif risqué (dans le cas présent acheter ou vendre les titres de la Compagnie des Indes Orientales entre le moment de l’émission et l’échéance de la dixième année) et un actif sans risque (ici il s’agira de conserver le titre jusqu’à l’échéance) de rendement r.

On nommera le degré d’aversion pour le risque et la variance de l’aléa  qui affecte le signal. Alors, la quantité d’actif risqué demandée par les informés, proportionnelle aux gains espérés et inversement proportionnelle aux risques encourus, sera de :

Les initiés connaissant le signal et la moyenne de  étant nulle:

et

L’espérance de gain dépend donc du signal et l’importante du rendement attendu est sensible à la volatilité des bruits de marché. La situation des non informés (les ‘«’ ‘veuves et les orphelins’» si chers aux directeurs de la Compagnie) est sensiblement différente.

L’observation des prix d’équilibre guide leur choix. Leurs espérances et leurs variances dépendent donc de p. Il s’ensuit un niveau de la demande de titres de leur part égal à :

Les ‘«’ ‘noise-traders ’» exprimant une demande aléatoire, la demande de titres s’adaptant à l’offre sur le marché atteint le niveau :

Le prix d’équilibre p étant déterminé cela permet aux opérateurs informés d’extraire leur estimation de .

Sachant que le signal obéit à une loi normale de moyenne et de variance , il devient possible de calculer les espérances et variances conditionnelles de la manière suivante :

Où V² exprime la variance de la demande des "bruiteurs"().

Deux conclusions se dégagent de ce type de formalisation :

*Tout d ‘abord, dans le cas où V = 0 ; ( = 0) , la présence des «noise-traders » est négligeable. Il en résulte que le prix est totalement informatif sur et qu’en conséquence, il y a efficience.

Bien évidemment, ce n’est pas le cas en ce qui concerne le run de 1609 puisque l’information contenue dans le signal  n’est pas incorporée au prix d’équilibre. Une partie du bruitage est, de plus, mis en œuvre par les informés eux-mêmes à travers les rumeurs qu’ils s’efforcent de propager.

*Ensuite, on constate que la croissance de  entraîne une diminution de et inversement. Si l’on analyse les valeurs extrêmes, on constate que pour  = 0, les non informés, c’est à dire tous les opérateurs, n’ont pas accès à  ; ils ne peuvent donc en inférer aucune information sur p. Au contraire si  = 1, tous les opérateurs sont informés et il n’est plus nécessaire d’extraire du prix d’équilibre l’information sur  ; l’effet des aléas de marché disparaît.

La situation lors du run de 1609 correspond à une valeur  faible, très proche de zéro puisque la mise en place de la ‘«’ ‘Grande Compagnie»’ aboutit à une action totalement concertée des ‘«’ ‘baissiers».’ Tout se passe donc comme si un seul opérateur était en mesure d’observer le signal .

Dans ce cas, les non informés ne disposent que d’une information «bruitée» par les «noise-traders». Ils vont donc prendre des décisions erronées en confondant les aléas de demande avec les variations de  : cette situation accroît la volatilité du titre, ce qui signifie ici sa baisse laquelle se trouve être le but des spéculateurs informés.

En d’autre terme, c’est bien la nature de ce marché naissant, construit autour d’asymétries d’information puissantes qui favorise la volatilité du cours de l’action de la Compagnie des Indes Orientales à travers l’interaction entre informés et non informés.

Cette crise reste cependant un run, c’est à dire qu’elle ne semble pas avoir provoqué un quelconque processus de contagion mimétique vers d’autres valeurs parce que la domination de l’économie de rente et de ses institutions empêche ce processus.

Ce ne sera pas le cas des paniques d’origine exogène qui sont un autre versant de la fragilité financière à l’époque du capitalisme marchand.

Notes
184.

Comme d’ailleurs dans le cas des autres formes.

185.

Jusqu’au XVIIIe siècle où ils le deviennent pleinement, selon les analyses issues de la « New Economic History ». Cf. Heffer.J: “La nouvelle histoire économique”. Bibliothèque des Histoires. Paris. Gallimard. 1977. P 333.

186.

Neal.L: “Integration of International Capital Market: Quantitative Evidence from the Eighteenth to Twentieth Centuries”. The Journal of Economic History n°2. P 219-226 et Neal.L: “ The Integration and Efficiency of the London and Amsterdam Stock Markets in the Eighteenth Century”. The Journal of Economic History n°1. P 97-115.

187.

Pour une critique de ces modèles d’efficience. CF. Boyer-Xambeu.M.T, Deleplace.G, Gillard.L : A la recherché d’un âge d’or des marchés financiers : Intégration et efficience au XVIIIe siècle ». Université Paris VII. Université d’Orléans. CNRS. Mai 1991. P 33-65.

188.

Nous reviendrons précisément sur ce thème ultérieurement. Cf infra troisième partie.

189.

Artus. P  : "Anomalies sur les marchés financiers ". Economica. Paris. 1995. P 5.

190.

représente le prix anticipé à l’instant t+1.

191.

Idem . P 35.