2-2- Fragilité boursière exogène dans les modèles de bourse commerciale traditionnelle : Les conditions de la panique à la Bourse d’Amsterdam en juin 1672

2-2-1- Le cadre général : l’espace politique et économique à Amsterdam en 1672

La crise que nous allons analyser ressemble par bien des égards aux crises médiévales car elle met en relation et en opposition deux espaces, le politique et l’économique.

Cependant, l’analogie ne peut guère être poussée plus loin: l’espace économique ancien est ici en complet déclin et c’est même l’apparition d’un véritable marché obligataire, à partir de 1672, qui va précipiter la première panique de cette nature.

Cette crise est également nouvelle car elle ne rentre pas dans le cadre d’analyse d’un simple run comme celle de 1609. Ici, c’est l’ensemble des valeurs permettant les transactions sur les marchandises, les emprunts, la monnaie et les titres qui est pris dans la tourmente par un phénomène de contagion généralisée qui ne doit rien à une modification particulière dans la situation endogène des fondamentaux de l’économie.

Afin de saisir la dynamique de cet effondrement boursier, il nécessaire de présenter les éléments qui, bouleversant l’espace politique, seront à l’origine d’une fragilité financière particulière qui ouvrira vers le dérèglement chaotique d’un espace économique dont il faudra également définir les contours ainsi que les changements.

Les années soixante du XVIIe siècle sont jalonnées de conflits guerriers occupant la plupart du temps, les mêmes protagonistes, en particulier les Provinces-Unies, la France et la Grande-Bretagne. La crise boursière de 1672 se situe dans contexte de la rupture de la paix d’Aix La Chapelle. Celle-ci, terminant la guerre de Dévolution, avait confirmé l’alliance des Provinces-Unies, de la Grande-Bretagne et de la Suède contre la France (la ‘«’ ‘Triple Alliance’»). Cette paix avait aussi eu pour résultat de raffermir la puissance des Provinces-Unies dans le domaine commercial comme dans le domaine financier. De ces points de vue, ce pays dominait encore l’Europe en cette fin du XVIIe siècle.

Cette situation se heurtait à la volonté d’expansion de la monarchie française. La faiblesse politique et militaire du pays conjuguée à sa puissance économique en faisait un ennemi inévitable, ainsi que l’exprime J Grossman 192 :

«  Le commerce des Hollandais avait réussi à s'imposer presque totalement sur le continent européen. Aussi ne pouvait-il manquer de susciter l'envie et l'inimitié des autres Etats qui considéraient que ce commerce pouvait nuire à leur droit et qu'un commerce propre à leur nation devait pouvoir se développer au coté du commerce hollandais."

L’existence d’une Compagnie des Indes Orientales appartenant aux Provinces-Unies était un obstacle majeur à l’épanouissement d’une compagnie similaire en France, ce que Louis XIV s’efforçait pourtant d’obtenir depuis 1664. Plus engagée encore dans le commerce international maritime, la Grande-Bretagne voyait avec une irritation croissante son allié hollandais lui interdire, de fait, les routes de l’Asie.

Si l’on ajoute, le caractère républicain des Provinces-Unies qui heurte des monarchies toujours de droit divin, à cause de leur esprit à la fois mercantile (des ‘«’ ‘marchands de fromage’ » s’exclame le Roi-Soleil) et tolérant (le pays accueille tous les réprouvés et notamment les huguenots français), on comprend la possibilité d’un accord franco-anglais visant à mettre un terme à cette puissance hollandaise.

Le déclenchement de l’attaque conjointe des Français et des Anglais contre la Hollande en juin 1672 va se trouver face à un pays dont l’espace économique a profondément évolué. Si l’économie de rente reste encore vivace, l’économie de marché prend une place qui devient déterminante. Sur le plan financier, le ‘«’ ‘modèle de marché en formation» ’commence à se substituer au ‘«’ ‘modèle de bourse d'ancien régime» ’et la crise financière de 1672 va amplifier ce mouvement. La fin du XVIIe siècle est, en effet, pour Amsterdam l’époque de l’apogée commerciale, financière et bancaire. Si Amsterdam ne sera jamais ‘«’ ‘l’atelier du monde’», elle a été de manière incontestée, en cette fin de XVIIe siècle, «l’entrepôt du monde».

Construit sur les interdépendances commerciales des pays européens, elle organise un système incontournable de canaux de circulation et de redistribution des marchandises à travers l’Europe.

Cette situation subordonne l’économie hollandaise à un objectif majeur : maintenir le monopole néerlandais du commerce et donc évincer les tentatives commerciales étrangères en s’appuyant sur le contrôle du système d’entrepôts, c’est à dire en contrôlant les prix et les quantités de marchandises en jeu.

Cela ne signifie pas, cependant, que le monopole international empêche la concurrence interne. En effet, depuis le début du siècle, nombreuses sont les sociétés hollandaises qui s’estiment en mesure de parcourir la route des Indes Orientales de manière aussi fructueuse que la ‘«’ ‘ Verenigde Oost-Indische Compagnie ».’

Elles obtiennent partiellement gain de cause puisqu’en 1638, devant les chambres de la Compagnie, le Grand Pensionnaire Maurice de Nassau prend position pour la liberté du commerce hollandais et autorise le personnel de la Compagnie à le pratiquer. Contrairement aux craintes exprimées alors, cela ne conduit nullement à la perte du monopole des Indes Orientales par les Hollandais. La concurrence nouvelle ne remet pas encore en cause radicalement l’obtention, par le patriarcat de l’économie de rente, du ‘«’ ‘ profit garanti ’».

Dans le même ordre d’idée, les conditions du financement des Compagnies resteront, à peu de chose près, d’une nature similaire à celles que nous avons déjà étudiées dans le cas de la crise de 1609 : à titre d’exemple, l’action des compagnies devra attendre l'année 1747 pour être officiellement côté. Quant à la politique de répression de la spéculation à terme, elle ne cessera vraiment qu’en 1689, lorsque les autorités décideront de réguler par un système de taxation, le trafic des actions.

Il en résulte que la fragilité ne résulte pas d’un dispositif nouveau, propre à la nature de la Bourse d’Amsterdam, mais à certains égards – nous venons de le voir – de pratiques issues de l’époque médiévale. Cependant, cette accumulation de richesse propre au capitalisme marchand va provoquer une évolution dans la nature même du commerce des Provinces-Unies 193  :

«  Dans la première partie du XVII e siècle, une tendance de la part du capital, discernable plus tôt, à préférer le commerce spéculatif sur les biens, les titres financiers, l’investissement en emprunts publics, le prêt de monnaie et l’assurance, à la peine et aux risques du commerce international, devint plus marquée »

Tout se passe comme si Amsterdam quittait progressivement le domaine de la rente commerciale pour occuper celui de la spéculation financière 194 . En effet, le monopole d’un port comme réseau marchand est difficile à maintenir : l’amélioration des voies de communication rend progressivement peu utile et très coûteuse pour les vendeurs comme pour les acheteurs, l’existence d’un relais particulier. Par contre, le besoin de financement des opérations commerciales reste permanent 195 .

C’est ce passage de la marchandise à la banque, qu’a connu Gênes au XVe siècle et Londres au XIXe siècle, qui va se produire à Amsterdam au XVIIe. La place d’Amsterdam va tout d’abord se spécialiser dans le commerce ‘«’ ‘d’acceptation’» comme forme du crédit privé. Il s’agit ici de garantir la transmission des lettres de change 196 .

«  Faire l’acceptation d’une lettre de change, c’est la souscrire, la signer, se rendre le principal débiteur de la somme qui y est contenue, s’obliger en son nom de l’acquitter au tem(p)s marqué. »

On le sait, la lenteur des processus économiques comme la consommation, la production et la distribution rendent fondamentale la possibilité du crédit et de sa garantie. Grâce au mécanisme d’endossement, découvert à Gênes deux siècles plus tôt, les Hollandais vont pouvoir ‘«’ ‘inonder de papier’» toute l’Europe, selon la formule de F.Braudel, en proposant des taux très attractifs, souvent inférieurs à trois pour cent. Il est clair, cependant, que ce type de mécanisme ne peut s’appuyer que sur la confiance dans les opérateurs d’Amsterdam. Autrement dit, c’est la prospérité et la domination financière de la place d’Amsterdam qui rend possible la poursuite du processus.

D’autre part, la place d’Amsterdam va rapidement devenir le lieu d’emprunts publics privilégié pour tous les Etats d’Europe. Le principe en est simple: La puissance publique, comme la firme hollandaise, met l’emprunt sur le marché sous forme d’obligations et ouvre une souscription publique. L’emprunt, assorti de garanties solides (terres, revenus publics, bijoux royaux, pierres précieuses) est en général rapidement couvert. Les ‘«’ ‘commerçants en fonds’» livrent eux-mêmes le capital à l’emprunteur et s’engagent à distribuer les intérêts en contrepartie d’une commission.

Cette pratique bien maîtrisée par les financiers d’Amsterdam est évidemment utilisée largement par les Etats Généraux des Provinces-Unies en ce qui concerne l’émission de leurs propres obligations. Celles-ci ne font pas, du moins avant 1672, l’objet d’un marché et leur cours est constamment maintenu au pair. Le seul revenu envisageable demeure donc l’intérêt ; ce qui manifeste une fois de plus la force de l’économie de rente.

  »  Quoique l’investissement en titres publics fut pratiqué, celui-ci ne semblait pas avoir été sujet à des opérations de marché avant la fin du troisième quart du siècle. […], les obligations hollandaises étaient maintenues au pair, ce qui décourageait la spéculation, et s’il y avait des fluctuations dans le prix des autres titres publics, le fait qu’ils étaient largement répandus en petites quantités les rendait moins responsables des manipulations sur le marché que les actions de la Compagnie des Indes.» 197

L’illustration de la domination financière d’Amsterdam et la condition de l’ensemble de ses choix se situe dans le domaine bancaire et plus précisément dans la place qu’occupe la ‘«’ ‘Wisselbank’».

La solidité de l’institution, sa crédibilité sont le plus solide pilier de la confiance à partir de laquelle peut s’établir le fonctionnement de la finance hollandaise. A l’origine, en 1609, la Wisselbank, s’inspirant du modèle vénitien, cherchait à fournir aux commerçants de ‘«’ ‘bonnes espèces’» et pour cela, elle s’efforçait de remédier au désordre monétaire.

Dotée du monopole du change manuel, la Banque d’Amsterdam devint une banque de dépôt et de virement. L’essentiel de ses recettes provenait de sa participation au marché des métaux précieux. Interdisant tout découvert à ses clients, elle consentait pourtant, dans le secret et régulièrement, des avances aux autorités de la ville ainsi qu’à la Compagnie des Indes Orientales.

Ces opérations s’effectuaient toujours dans des proportions ne dépassant jamais le niveau du stock métallique détenu par la banque 198 . Elle n’est donc, officiellement ni une banque d’émission ni une banque de crédit. Son utilité essentielle c’est, comme le remarque J.F Melon en 1735, "…que  tout y est tourné en écriture» 199 .

Le déposant effectuait ses opérations par virement en utilisant une monnaie fictive le "Banco-Florin" dont la stabilité remarquable lui valut de faire prime sur le Florin courant métallique.

Cette prime, nommée "agio", presque toujours positive, s’élevait en moyenne à cinq pour cent : elle correspondait à la commission prélevée par la banque lorsque celle-ci fournissait le clients en pièces métalliques

La solution du Banco-Florin permettait des règlements aisés et rapides par compensations des flux de paiements sans supporter les inconvénients des espèces métalliques. Mais comme dans les autres cas, la confiance est la pierre angulaire d’un système qui parvient, en situation normale, à laisser tomber en désuétude la convertibilité même d’une monnaie pourtant immatérielle.

L’état économique des Provinces-Unies au début de l’année 1672 se caractérisait en définitive par une stabilité intérieure et une puissance extérieure qui sont appelées à dominer encore près d’un demi-siècle. En même temps, et de manière discontinue, le marché débordait parfois une économie de rente qui restait cependant dominante.

C'est dans ce contexte qu’il faut interpréter la rupture de l’espace politique consécutive à l’attaque franco-anglaise de 1672 qui va précipiter les Provinces-Unies dans une crise politique et financière dont le modèle de bourse commerciale traditionnelle ne sortira pas indemne.

Notes
192.

" «  Hatte der Handel der Holländer allmählich den Europäischen Kontinent fast gänzlich durchdrungen, so konnte nicht fehlen, dass im Laufe der Zeit der Neid und die Feindschaft andrer Staaten wachgerufen wurde, welche sich durch diese Entwicklung des Handels jener beeinträchtig glaubten und ein Recht zu haben meinten, als handeltreibende Nationen auch neben den Holländern zu bestehen ». In Grossman. J  : "Die Amsterdamer Börse vor zwei hundert Jahren". Haag. Martinus Nijhoff. 1876. P 4.

193.

« In the second half of the seventeenth century a tendency on the part of capital, discernible earlier, to prefer speculative trading in commodities and Company shares, and investment in public loans and annuities, in money lending and insurance, to the toil and hazards of foreign trade, became more marked.» In Barbour. Violet : "Capitalism in Amsterdam in the 17e Century”. Ann Arbor Paperbacks. The University of Michigan Press. 1963. P 74.

194.

D’une certaine manière, le métacapitalisme loin d’être seulement un prolongement naturel du capitalisme productif semble bien lui préexister.

195.

Autrement dit, les structures financières ne répondent plus à l’extension des activités économiques et plus généralement des nouveaux impératifs de croissance.

196.

Savary des Brûlons. J  : "Dictionnaire Universel de Commerce". Nouvelle Edition. Paris 1759-1765. Vol I. Col 8.

197.

«  Although the investment value of public funds was recognized, they seem not to have been subject to market trading before the end of the third quarter of the century. As we have seen, the obligations of Holland were maintained at par, which discouraged speculation, and if there were fluctuations in the prices of other public securities, the fact that they were widely held in small lots made them less responsive to market manipulations than actions of the India companies.» in Barbour. Violet : "Capitalism in Amsterdam in the 17 th Century". Ann Arbor Paperbacks. The University of Michigan Press. 1963. P 84.

198.

Bichot.J  : "Huit siècles de monétarisation". Economica. Paris. 1984. p 101.

199.

Braudel. F : "Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe-XVIIIe siècles". "Les Jeux de l’Echange " T2. A. Colin. Paris. 1979. P 202.