2-2-2- La campagne militaire française et la panique financière de Juin 1672 :

Comme nous l’avons vu précédemment, le double contentieux des Provinces-Unies avec la France et la Grande-Bretagne devait déboucher sur un conflit. Dés 1670, le roi Louis XIV et le roi Charles II d’Angleterre se mirent d’accord pour organiser sur terre et sur mer l’invasion du territoire de la Hollande. J.Grossman indique bien que le cadre du conflit met en jeu l’opposition entre espace politique et espace économique, lorsqu’il décrit la situation initiale ainsi 200 :

‘" La première puissance militaire européenne unie à la première puissance maritime contre la première puissance commerciale et financière du monde."’

Si, avant ce conflit, la puissance économique et financière hollandaise était solide, on ne peut en dire autant de son état politique. P.Jeannin peut le décrire comme un ‘«’ ‘système anarchique de fédérations lâches»’ ‘ 201 ’ ‘.’

Les Etats généraux, instances pourtant exécutives ressemblaient plus à une conférence d’ambassadeurs des différentes provinces qu’à une instance décisionnelle. Les régents et notamment leur chef, le ‘«’ ‘Grand pensionnaire»’ Jean de Witt représentaient une aristocratie commerciale et financière qui identifiaient les libertés du pays au maintien de leur domination 202 .

«  Le gouvernement était dans les mains de la classe des rentiers liée à travers la famille et les investissements avec la riche oligarchie marchande de la ville… »

En contrepoids de ces institutions, se tenait le ‘«’ ‘Stathouder»’, membre de la famille d’Orange, chef des armées et dont la clientèle se présentait comme le défenseur d’une cause nationale mise en danger par l’égoïsme des régents.

Politiquement divisées, dotées d’un système de forteresses qui s’avéra très vite dérisoire, disposant d’une armée éparpillée et dont les effectifs représentaient moins de la moitié de ceux de l’armée d’invasion, les Provinces-Unies ne purent faire face à l’offensive de mai 1672.

En quelques jours, elles perdirent trois provinces sur dix-huit et la prééminence sur la mer où les vaisseaux de l’Ost-Indische ne durent leur salut qu’à la fuite vers les ports des Pays-Bas espagnols. Dans la deuxième semaine du mois de juin, la moitié du territoire était occupée. Le choc que cette situation provoqua, modifia complètement les conditions économiques et financières du pays.

En fait, ce choc militaire exogène transforma les conditions initiales des fondamentaux de l’économie des Provinces-Unies en les entraînant dans la voie d’une très forte dégradation. L’activité commerciale fut paralysée, l’impôt ne rentra plus, la fuite d’une partie des capitaux s’aggrava et l’argent se raréfia 203 :

«   Ils envoyèrent leurs épouses, leurs enfants et leurs meilleurs trésors vers la Grande-Bretagne, le Brabant, le Danemark, Hambourg, Brême, Emden, et même vers la France. Ils cachèrent leur trésor dans leurs caves, dans leurs puits, et dans leurs jardins. A Amsterdam ne circulait plus de monnaie."

Faute de ressources, une première émission de papier eut même lieu pour payer les troupes sous forme de rente viagère (‘«’ ‘leibreten’») c’est à dire que l’on s’engagea à très long terme pour faire face à une dépense immédiate avec des résultats tout à fait imprévisibles, événement qui, à lui seul, illustre le profond désarroi du gouvernement.

C’est que l’effondrement de la confiance et la fuite des espèces métalliques posaient le problème crucial du financement de la guerre. Pris à la gorge, l’Etat décida d’émettre, chaque mois, une valeur de dix millions de Florins en obligations.

La souscription fut au départ difficile, notamment au niveau international, puisque le marché anglais habituellement demandeur de titres d’Etat néerlandais n‘était pas accessible et que les propositions des républiques italiennes s’accompagnaient d’une exigence de taux d’un niveau prohibitif.

Aussi, c’est vers les marchands d’Amsterdam que se tourna le gouvernement afin d’assurer la souscription qui fut finalement couverte 204 :

«  Patriotisme et intérêt s'associèrent et l'Etat pu se procurer les sommes nécessaires. Les obligations devinrent le lien entre le peuple et le pouvoir en favorisant pour le pays un avenir plus assuré."

Cela s’accompagna d’une modification tout à fait essentielle. En effet, jusqu’à présent, comme nous l’avons déjà vu, l’émission d’obligations s’accompagnait d’un maintien permanent du pair 205 .

A partir du mois de mai 1672, cette situation changea. Il n’était, semble-t-il, pas possible, dans une situation si troublée, d’imposer la souscription d’un titre si l’on n’en garantissait pas en même temps la négociabilité, c'est-à-dire fondamentalement la liquidité. C’est ce que l’Etat accepta, ouvrant la voie, de manière non intentionnelle, à la naissance d’un véritable marché obligataire sur les décombres d’un mécanisme de stabilisation rentière désormais caduc.

Autrement dit, ce sont des circonstances particulières, ici extrêmes, qui ouvrirent la voie à un nouveau compromis social entre l’Etat et ses créanciers dont la conséquence fut un pas décisif vers la création d’un mécanisme de négociabilité des obligations orientant le mode financement vers un modèle de marché en formation. En un certain sens, comme bien souvent, le contingent exprimait ici le nécessaire.

Cependant, l’aggravation de la situation militaire porta un premier coup non seulement au nouveau marché obligataire, mais aussi, par contagion, à toutes les autres formes de valeurs financières et même monétaires.

En premier lieu, au milieu du mois de juin, le cours des obligations s’effondra jusqu’à ne représenter que trente pour cent du pair. Dans le même temps et pour la première fois depuis la création de la Wisselbank en 1609, l’agio s’inversa, passant de 3% habituellement à – 4% entre juin et septembre 206 .

La fuite devant le Banco-Florin, monnaie immatérielle, au profit des espèces métalliques s’expliquait évidemment par la perte de confiance dans les capacités de remboursement de la Wisselbank, question qui ne s’était jamais posée auparavant.

Il est cependant intéressant de noter que cette inversion de l’agio fut d’une ampleur très limitée (surtout si l’on considère des écarts beaucoup plus importants à la fin du siècle suivant) grâce au maintien, de notoriété publique, d’un haut niveau de couverture métallique 207  :

«  Quand le premier run arriva en 1672, l’institution fut sauvée par sa forte couverture métallique. Le bilan de cette année montra que pour les 7201433 Florins dus à ses déposants, la banque produisit une valeur de 6654277 Florins en pièces et lingots et des titres irréprochables pour les un demi million de florins manquants »

Très rapidement, la valeur des titres de l’Ost-Indische suivit le même chemin, quoique de manière moins accentuée que les obligations, puisque l’action de la compagnie passa du début au milieu du mois de juin, de 572 Gulden à 250 Gulden (c’est à dire - 56 %).

Quant aux lettres de change tirées sur Amsterdam, nul opérateur n’accepta plus de les endosser. Par contre, il en coûtait jusqu’à 17% d’émettre un ‘«’ ‘bill of exchange»’ à Anvers lorsque l’on était citoyen d’Amsterdam (contre 10% auparavant).

On peut voir dans cette évolution, un phénomène de contagion qui partant d’une crise du crédit public suite à un choc exogène, se diffuse ensuite en une crise des droits de propriété touchant la principale entreprise commerciale hollandaise comme les acteurs économiques de moindre dimension.

Le rôle de la rumeur dans le phénomène de panique qui suivit peut être illustré par les événements de la seconde partie du mois de juin. Ainsi, la simple annonce de la reprise d’Utrecht par le Prince Guillaume d’Orange ranime la confiance et restaure de manière presque instantanée l’ensemble des valeurs 208 : le cours des obligations revient à 93%, celui des actions de l’Ost-Indische à 340 florins et l’agio redevient positif à 2%.

Par contre, les revendications supposées de Louis XIV en matière territoriale, ses exigences éventuelles dans le domaine des restrictions de l’activité de la Compagnie des Indes Orientales et la charge de 30 millions de Florins exigée à titre de contributions de guerre, sont autant d’informations qui couplées au caractère non fondé de l’affirmation de la prise d’Utrecht, vont précipiter de manière encore plus prononcée les acteurs économiques dans un ‘«’ ‘sauve qui peut’» généralisé 209 .

  »  Fausses rumeurs, confidences personnelles et suppositions diverses, exerçaient, en de telles circonstances, une excitation générale sur tous les individus ; autant que la réalité elle-même ; A ce moment là, qui pouvait encore les réfuter ?» 210

Cette fois-ci, la crédibilité des autorités fut atteinte et du mois de juillet au début du mois de septembre, toute cotation de titres restera suspendue à Amsterdam.

Document VIII : Evolution du cours de l’obligation en fonction du pair d’avril 1672 à janvier 1673
avril mai
2e semaine juin
3e semaine juin 4e semaine juin 1e semaine juillet Fin juillet août

100
65 30 30 90 70 70 0
Début septembre Fin septembre Début octobre Fin octobre novembre Début décembre
Fin décembre
janvier

0
60 75 95 85 80 55 50

D’après les données recueillies dans Grossman. J Op.cité p 111. Les cours sont exprimés en indice (base 100 Avril 1672).

Ce nouveau retournement de situation, tout aussi brusque que le précédent montre à l’évidence combien les conditions ont changé, non seulement depuis l’époque médiévale mais même depuis le début du siècle à Amsterdam.

En effet, le déclin de l’économie de rente a ouvert la voie à une fluidité nouvelle des transactions, propice à tous les arbitrages, notamment sur le plan international 211 . Comme le fait remarquer Violet Barbour, le capital n’est plus fixé dans des propriétés foncières, dans l’immobilier ou même dans des activités industrielles. A Amsterdam, en cette fin de siècle, l’essentiel de la richesse se réalise sous forme de titres aisément liquidés ou transférés 212 .

«  Le choc des guerres anglaises et françaises démontra cette mobilité. En 1672, l’invasion française menaça la cité, la richesse commença à partir. En juin, le flux devint panique »

Ce type de panique, touchant non plus seulement les dépôts, comme à Florence en 1343, mais l’ensemble des titres et valeurs émis par tous les acteurs de l’économie, devient d’autant plus fréquent que ces titres et valeurs se répandent.

Aussi, à Amsterdam, la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle sont-elles des périodes propices à ce genre de phénomène aussi violent et de faible durée que celui dont nous venons de rendre compte :

Ainsi, en décembre 1672, le nouvel assaut français contre la ville conduit à un second effondrement obligataire. Le combat ayant lieu sur la glace, il suffit d’un réchauffement du climat, suite à un vent du sud-ouest persistant, pour voir les titres publics revenir à leur valeur initiale !

Les paniques suivantes, celles de 1675, 1681, 1710, obéissent aux même formes que celles de 1672 et répondent également à des chocs de nature exogène mettant en jeu les rapports de l'espace politique et de l'espace économique. A partir de ce moment là, la régulation propre à l’économie corporative semble définitivement compromise.

L’irruption de l’autonomie individuelle dans le champ de l’économique avec sa liberté de choix, sa capacité de mobilité et d’arbitrage, la rapidité de son action, invite à voir là en germe, de nouvelles modalités de régulation comme le suggère les formes radicalement nouvelles prises par des dysfonctionnements aboutissant par contagion à des paniques généralisées.

La structure de double-contrainte apparaît clairement dans cet épisode. La crise de 1672 illustre le fait que la volonté de maintenir le cadre des avantages procurés par l’économie de rente oblige finalement à la dépasser.

Si l’on veut conserver le rôle de prééminence financière à la place d’Amsterdam, il devient nécessaire dans un environnement commandé par un espace politique chaotique d’ouvrir les voies au marché parce qu’il s’avère impératif de garantir la négociabilité des titres à un niveau que l’ancienne économie rentière ne pouvait intégrer.

Ce sera aux élites politiques chargées de maintenir le système de rente commerciale qu’il va échoir cette tâche paradoxale de le remettre en cause et c’est de manière tout aussi inévitable que la possibilité de contagion mimétique va pouvoir se développer sur la base d’un marché fragile, embryonnaire et donc propice à développer ce type de processus.

Notes
200.

« Die erste Militairmacht Europas vereinigte sich mit der - nach Holland – ersten Seemacht gegen die erste Handels und Geldmacht der damaligen Welt“  in Grossman. J  : "Die Amsterdamer Börse vor zwei hundert Jahren". Haag. Martinus Nijhoff. 1876. P 7.

201.

Jeannin.P  : "L’Europe du Nord-Ouest et du Nord aux XVII° et XVIII° siècles". PUF. Paris. 1969. P 146.

202.

«  Government was in the hands of the rentier class, closely through family and investment ties with the wealthy merchant oligarchies of the town » In Barbour. Violet : "Capitalism in Amsterdam in the 17e Century". Ann Arbor Paperbacks. The University of Michigan Press. 1963. P 84.

203.

« Ihrer sandten ihre Weiber und Kinder mit besten Schätzen nach England, Brauband, Dänemark, Hamburg, ja nach Frankreich selbst; ihrer viele vergruben ihre Schätze in den Kellern, Brunnen und Gärten;(…) In Amsterdam selbst war keine Münzte… » In Grossman. J  : "Die Amsterdamer Börse vor zwei hundert Jahren". Haag. Martinus Nijhoff. 1876. P 13.

204.

" Patriotismus und Interesse verbanden sich, dem Staate die notwendigen Geldsummen zu Vershaffen. Die Obligationen wurden das Bindelmittel zwischen Volk und Regierung, für das Land wieder eine gedeihliche Zukunft herbeizuführen.» Idem. P 15.

205.

Barbour. Violet : "Capitalism in Amsterdam in the 17thCentury". Ann Arbor Paperbacks. The University of Michigan Press. 1963. P 84.

206.

Bichot.J  : "Huit siècles de monétarisation". Economica. Paris. 1984. P 105.

207.

« When the first run occurred in 1672, the institution was saved by its high metallic coverage. The balance sheet of that year showed that for the f.7.201.433 owing its depositors, the bank could produce coin and bullion to the value of f.6.654.277, and unimpeachable securities for the missing half-million florins ». In Barbour. Violet  : "Capitalism in Amsterdam in the 17e Century". Ann Arbor Paperbacks. The University of Michigan Press. 1963. P 44.

208.

Grossman. J  : " Die Amsterdamer Börse vor zwei hundert Jahren". Haag. Martinus Nijhoff. 1876. P 16.

209.

L’évolution du cours des obligations d’avril 1672 à janvier 1673. Cf. infra. Document VIII.

210.

« Falsche Gerüchte, persönliche Meinungen und Vermutungen mussten unter solchen Umständen und in solcher Zeit allgemeiner Aufregung dieselbe Wirkung auf den Einzelnen ausüben, als Thatsachen selbst; Denn wer konnte sie sogleich widerlegen?“ Idem. P 18-19.

211.

Mais loin de s’accompagner d’une efficience accrue, elle est plutôt un facteur d’instabilité.

212.

«  The shocks of the English and the French wars demonstrated this mobility. In 1672, when the french invasion threatened the city, wealth sought safety in flight. In June, the flight of capital became panic.»In Barbour. Violet : "Capitalism in Amsterdam in the 17e Century". Ann Arbor Paperbacks. The University of Michigan Press. 1963. P 57.