-3- LA FRAGILITE DANS LE MODELE DE MARCHE FINANCIER EN FORMATION :

3-1- Une fragilité endogène de marché naissant à l’origine de la"Tulipmania" à Amsterdam entre 1636 et 1637 :

3-1-1- Les conditions générales du marché des « tulipes »:

Comme dans les cas précédents, c'est l'opposition bourse commerciale traditionnelle - marché en formation qui va guider notre analyse. Dans la crise de 1672, le marché naissait à l'intérieur même de la bourse traditionnelle. Dans la crise des Tulipes, le marché naissant se trouve en extériorité par rapport à celle-ci.

En 1672, tout se passe comme si les forces du marché avaient acquis suffisamment de puissance pour, à l'occasion d'un choc exogène, pouvoir submerger –du moins s’en émanciper conjoncturellement- la vieille économie de bourse. En 1636, l'économie de rente reste forte, mais les forces du marché sont déjà plus vives qu'en 1609, au temps d'Isaac Le Maire.

Exclues des spéculations traditionnelles, elles ont pourtant, probablement pour la première fois, la capacité de se développer d'une manière relativement autonome, aux marges de l'économie de bourse, au point même de réussir à la déséquilibrer gravement comme on peut en inférer de l'article de N.W.Posthumus 215 :

«  Beaucoup de producteurs de bulbes à Amsterdam étaient en contact étroit avec la grande spéculation de l’époque. Il est difficile, cependant, de dire si leur rôle fut dominant. Peut-être, l’initiative dans le commerce des tulipes et son engouement vint d’ailleurs »

Avant d'aborder la crise proprement dite, il est nécessaire d'évoquer le cadre technique dans lequel se développent les transactions sur les tulipes.

A la fin du XVIe siècle, le commerce des tulipes s'introduit dans les Provinces-Unies probablement venu de Turquie. Il se développe dans le cadre de la bourse de marchandises qui, on le sait, cote de manière quotidienne les marchandises depuis 1585.

Dans ce cadre boursier, les principaux opérateurs sont les ‘"fleuristes"’ c'est à dire des horticulteurs spécialisés dans la production et le commerce des bulbes de tulipes. La production peut être obtenue d'une double manière: par reproduction sexuée ou par multiplication végétative.

Dans le premier cas, la floraison apparaît sept à douze ans après les semis. Au contraire, par une multiplication végétative 216 c'est dire par l'apparition de bourgeons (buds) à partir du bulbe-mère 217 la production peut permettre un taux de croissance annuel de 100 à 150% annuellement.

La floraison apparaît en avril ou mai alors que la mise en culture s'effectue au mois de septembre. Par conséquent, les transactions au comptant peuvent se dérouler du mois de juin jusqu'au mois de septembre.

Les bulbes peuvent être attaqués par un ‘"virus mosaïque" ’qui modifie l'aspect de la fleur. La variété des formes et des teintes obtenues est en général considérée comme particulièrement esthétique, ce qui favorise une forte demande des bulbes frappés de cette maladie ("rare bulbs"), par opposition aux bulbes ne reproduisant que des variétés de teinte uniforme ("common bulbs"). P.Garber 218 en donne un exemple symptomatique :

«  En France, il commença à être à la mode, chez les femmes, de porter une grande quantité de tulipes au sommet de leur chapeau .Les hommes fortunés entrèrent en compétition pour offrir les plus bizarres des fleurs à leurs élues, augmentant ainsi la demande pour les fleurs rares ».

La reproduction sexuée ne permet pas de retrouver les caractéristiques obtenues grâce au "virus mosaïque". Par contre, les caractéristiques spécifiques recherchées peuvent être éventuellement reproduites par la multiplication végétative.

La croissance de la production est cependant affectée par la maladie qui réduit de 10 à 20 % les taux de croissance annuels de la production. L'ensemble de ces raisons permet de comprendre que les "rare bulbs" se négocient à un prix plus élevé que les "common bulbs".

Dés le début du XVIIe siècle, la culture des tulipes s'étend rapidement dans la région comprise entre Amsterdam et La Haye. Le commerce s'effectue depuis le début en bulbes, jamais en fleurs.

A l'origine, nous venons de le voir, ces bulbes étaient vendus à l'unité. La cueillette se déroulait au début du mois de mai et les livraisons au comptant pouvaient avoir lieu pendant l'été afin d'effectuer la plantation au mois de septembre.

Cependant assez rapidement, dés 1610, le commerce s'effectua non plus sur les bulbes parvenus à maturité au mois de juin, mais sur les bulbes futurs, le reste de l'année, c'est à dire du mois d'octobre au mois de mai.("trade in beds of tulips").

Bien entendu, dans ce cas la livraison immédiate du produit n'était plus possible. Les opérations à terme, plus propice à la spéculation, devenaient nécessaires 219 :

«  Quand le commerce fut étendu aux excroissances, la livraison immédiate devint impossible. Celles-ci ne pouvaient être séparées du bulbes principal qu’après un temps considérable. En conséquence, les excroissances pouvaient être achetées et vendues pendant toute l’année. Il est probable que peu après les bulbes eux-mêmes furent aussi achetés sans être délivrés immédiatement. A partir de là, l’élément spéculatif s’accroissait énormément »

Au début, le commerce s'effectuait à l'unité. Il semble que cette méthode facilitait des transactions particulièrement douteuses en ce qui concerne la qualité et dont on a vu quelques exemples proches dans l'épisode de la crise de 1609. Aussi, dans un but de lutte contre la spéculation frauduleuse, les autorités boursières décidèrent-elles de normaliser les transactions.

La vente au poids fut généralisée dés lors qu'il apparu clairement qu'existait une relation entre le poids du bulbe, sa viabilité et sa capacité à développer la multiplication végétative. L'unité de poids retenue fut le vingtième de gramme ("aas" en Néerlandais).

A partir de là, deux types de transactions se développèrent. Pour les "rare bulbs" les transactions s'opérèrent à l'unité ("pieces-goods"). Chaque bulbe planté était enregistré officiellement en indiquant son poids. En ce qui concerne les "common-bulbs", ils étaient achetés sans référence à un bulbe particulier ("pound-good") mais en quantité standardisée de mille "azen" soit un "pound".

Ce nouveau système de vente 220 fut mis en place au printemps 1635. S'il évitait la fraude, il n'empêchait pas, bien au contraire, de nouvelles formes de spéculation, puisqu'en normalisant les biens échangés, il en accroissait la négociabilité.

Cela doit très certainement être mis en relation avec une modification très importante apparue au cours de l'année 1634. Jusqu'à cette date, en effet, les transactions restaient exclusivement dominées par les professionnels, donc confinée à l’économie de rente . Par contre, dés la fin de l'année, de nouveaux opérateurs apparurent 221 :

«  Jusqu’en 1633 ou au début de 1634, le commerce était encore limité aux producteurs et aux experts. La vraie spéculation commença quand les «  outsiders » se joignirent à eux. Des gens qui n’avaient aucune compétence dans le domaine de la culture commencèrent à acheter après cette date. Parmi eux des tisserands, fileurs, cordonniers, boulangers et autres petits commerçants qui n’avaient pas la moindre connaissance du sujet »

Cette transformation est expliquée par P.Garber comme le résultat d'un brusque engouement parisien pour les tulipes hollandaises 222 . Il semble cependant qu'il faille pousser plus loin la recherche des causes du phénomène. En effet, ce n'est pas la première fois que des possibilités spéculatives apparemment illimitées se font jour à Amsterdam. Ce n'est pas la première fois non plus qu'elles incitent des opérateurs acceptant de prendre des risques, à tenter de remettre en cause les structures rigides et corporatives de la Bourse pour développer leurs potentialités.

Mais jusqu'à présent, comme en attestent les événements de 1609-1610, le monopole des grandes compagnies avait réussi à interdire l'irruption déstructurante, pour lui, d'une concurrence spéculative.

Ici, la situation est devenue différente. Il est probable que la nature du produit permet une grande facilité d'acquisition. Il est probable également, que l'on ne se trouve pas dans le même cadre de contraintes que celles concernant le commerce au loin qui nécessite une mise en œuvre beaucoup plus lourde de capitaux.

Enfin, alors que les compagnies sont puissantes et dotées de privilèges exclusifs, les producteurs de bulbes, quoique peu nombreux, n'ont pas la même capacité de domination sur les transactions.

En définitive, rien ne semble avoir empêché, le développement à côté de la Bourse des marchandises, d'un nouveau type de marché et dont nous devons maintenant dresser les contours.

Avant 1636, les ventes de bulbes s'effectuaient toujours en relation avec des documents rédigés par des notaires. Les conditions de la transaction étaient fixées, notamment le prix qui ne s'exprimait pas toujours en monnaie mais fréquemment en biens matériels.

Avec l'irruption de la spéculation sur les tulipes et l'apparition d'une masse grandissante de nouveaux opérateurs, l'organisation des transactions se modifia complètement.

Hors de la Bourse, se mirent en place des "collèges", sortes de sociétés privées tout à fait indépendantes des institutions financières étatiques ou corporatives, dont le lieu de réunion était constitué par les nombreuses tavernes d'Amsterdam où l'on mangeait et buvait pendant les cotations.

La tâche de ‘"collèges’ " consistait à prendre les ordres des acheteurs et des vendeurs en appliquant des règles sommaires qui étaient apparemment les mêmes pour tous les lieux de transactions. Les acheteurs devaient payer un demi "stuiver" (un stuiver est égal à un vingtième de guilder) au vendeur pour toute transaction du montant d'un guilder avec un maximum de trois guilders pour chaque transaction.

Cette somme nommée "wine money" devait être, comme son nom l'indique, utilisée séance tenante. Un "trader" muni d'un livre de compte dans lequel les noms de tous les opérateurs étaient portés, authentifiait les paiements.

Aucun appel de marge n'était effectué, ce qui favorisait des comportements non-adverse au risque. Bien entendu, l'acheteur ne disposait pas de fonds et le vendeur ne disposait pas de bulbes. Nous retrouvons le "Windhandel ", (le commerce du vent), déjà mis en pratique au temps d'Isaac Le Maire.

Personne n'attendait une livraison au jour du terme ; seul le paiement de la différence entre le prix contractuel et le prix du terme devait être réglé. On peut donc considérer que l'on est en présence d'une organisation qui présente les principales caractéristiques d'un marché à terme.

Cependant, et il s’agit là d’un élément essentiel de la fragilité financière du dispositif, on ne peut encore considérer que se constitue ici un marché à terme au sens complet de cette notion. Nous avons déjà indiqué l'absence d'appel de marge. On sait, aujourd'hui, l'importance de cette fonction.

Sur un marché à terme, une instance jouant le rôle de chambre de compensation exige un dépôt de garantie minimum. En outre, elle procède quotidiennement à une réévaluation des positions ouvertes. Le compte des opérateurs bénéficiant d'une plus value, est crédité; alors que celui subissant une moins value est débité : cet appel de marge joue un rôle essentiel dans la sécurité financière des contrats et plus généralement dans l'équilibre du marché.

De plus, le système de transaction n'est pas brut (c'est à dire que les opérations ne donnent pas lieu à des règlements en temps réel ) mais net (le solde est réglé à l'issue de l'opération sans avoir au préalable constitué de dépôt de garantie ni répondu à d'éventuel appel de marge).

Enfin, comme nous allons le voir, la relation qui unit les différents opérateurs est beaucoup plus un lien direct entre deux contractants qu'un échange socialisé. L'activité de spéculation dans les collèges est plus proche des opérations de gré à gré que de celles de marchés financiers organisés. Il semble, ensuite, probable que la date du terme est peu précise et, en tout cas, qu'elle n’est pas l'objet d'une détermination collective des acteurs du marché. Enfin, il parait clairement établi que les lieux de transactions sur les bulbes et sur les contrats à terme sont distincts. Posthumus en donne une image édifiante 223 :

«  Il est curieux de noter que les vrais amateurs de tulipes qui avaient les moyens et étaient prêts à payer un très haut prix, restèrent en dehors du courant spéculatif. Bien sûr, les prix augmentèrent pour eux, quand la «  mania » atteint son sommet mais baissèrent avec la crise rendant les bulbes invendables pour les spéculateurs. Les grands marchands montrèrent peu d’intérêt pour la spéculation sur les tulipes, restant plus intéressés à l’échange de titres et de biens. Par contre, une grande partie des classes moyennes et des travailleurs furent entraînés dans cette folie »

Il en résulte donc l'existence de deux types de transactions effectuées par deux types d'opérateurs différents dans deux lieux économiques différents. On peut donc en conclure, avec P.Garber 224 qu'il n'existe aucune condition pour que se développe un mécanisme d'arbitrage entre ‘"spot and futures markets’ ".

Ces traits précédemment esquissés vont s'accentuer à partir de novembre 1636. Jusque là, on pouvait encore distinguer deux sortes de spéculateurs, ceux qui vendaient des bulbes en leur possession et ceux qui vendaient "in the wind". Après cette date, les seconds seulement, subsistèrent dans les collèges. De même, au début, seuls les contrats portant sur les "rare bulbs" étaient échangés. Dés novembre, les " common bulbs" entrent également dans le processus spéculatif. Celui-ci se déroule selon deux modalités bien distinctes qui se concluent par la passation d'un contrat à terme :

  • *La première technique " with the plates" 225 consiste à faire tourner parmi les acheteurs et les vendeurs des plateaux de bois sur lesquels sont indiquées les quantités cédées ou demandées par les opérateurs. Lorsqu'un vendeur perçoit chez l'un des demandeurs une possibilité de transaction, il l'interpelle discrètement. Ils s'éloignent du lieu de transaction, négocient, puis, indiquent sur les plateaux le prix auquel ils sont parvenus. C'est seulement à ce moment là qu'ils expriment publiquement le résultat de la négociation.
  • *Alors que la première méthode - semble-t-il la plus courante- repose sur un marchandage de type gré à gré, la seconde dite "in the naught " 226 correspond à une détermination du prix par enchères. Afin d'inciter à l'achat, un vendeur dépose entre deux et six "stuivers" (qui reviendront à celui qui proposera l'enchère la plus haute) dans un cercle tracé au centre d'une ardoise. Dans les deux cas, l'acheteur s'acquitte d'une somme convenue à l'avance en " wine-money ".

A partir de là, on peut synthétiser l'enchaînement des séquences menant à l'effondrement de la manière suivante : A la fin de 1634, des acheteurs non professionnels commencent à intervenir. L'année 1635 voit se développer une forte montée du prix des bulbes, cela d'autant que la vente par "aas" se met en place. Au printemps 1636, les collèges font leur apparition et la spéculation sur des "rare bulbs", à aucun moment détenus par les vendeurs, se déchaîne. Enfin, au mois de novembre 1636, la spéculation s'étend à toutes les variétés et dans des quantités disproportionnées par rapport à la période précédente : l'unité de compte pondérale n'est plus l'aas mais le millier d'azen.

Notes
215.

«"Many bulbgrowers in Amsterdam, were in close contact with the great speculations of the time .It is, however, uncertain whether their role was a leading one. Perhaps the initiative in the tulip trade and mania came from elsewhere…" in Posthumus N.W : "Notes and documents: The tulip mania in Holland in the years 1636 and 1637". Journal of Economic and Business History. Mai 1929. Vol. I. N°4. P 435.

216.

Qui correspond au clonage.

217.

Encyclopedia Universaelis : "La multiplication végétative" Tome 12. Paris. P 744.

218.

"In France, it became fashionable for women to array quantities of fresh tulips at the tops of their gowns. Wealthy men competed to present the most bizarre flowers to eligible women, thereby driving up the demand for rare flowers." in Garber.P: "Tulipmania". Journal of Political Economy. University of Chicago. 1989. Vol 97.N°3. P 543.

219.

"When the trade was extended to excrescence or outgrowths, immediate delivery became impossible. They could be separate from the main bulb only after considerable time. Accordingly, excrescence could be bought and sold during the whole year. It is likely that soon afterwards main bulbs were also sold without being at once deliverable. In this way the speculative element was increased enormously." in Posthumus N.W : "Notes and Documents: The tulip mania in Holland in the years 1636 and 1637". Journal of Economic and Business History. Mai 1929. Vol. I. N°4. P 437.

220.

Qui correspond à une tentative élémentaire d’institutionnalisation du marché.

221.

"Until 1633, or the beginning of 1634, the trade was still limited to professional growers and experts. The real speculation came when outsiders joined in. People who had no connection with bulb growing began to buy after this date. Among these were weavers, spinners, cobblers, bakers, and other small trades people, who had no knowledge whatsoever of the subject." Idem . P 438.

222.

Garber.P : "Tulipmania". Journal of Political Economy. University of Chicago. 1989. Vol. 97.N°3. P 543

223.

"It is curious to note that the real tulip amateurs, those who had the means and who were willing to pay a very high price kept outside the speculative current. Of course prices rose for them, as the mania reached its climax, and went down after the crisis; but they were unsalable amongst the speculators. The big merchants showed but little interest in the tulip speculation, being more interested in the exchange of securities and goods. Many of the lower middle and the working classes were involved in this craze". In Posthumus N.W: "Notes and documents : The tulip mania in Holland in the years 1636 and 1637". Journal of Economic and Business History. Mai 1929. Vol. I. N°4. P 441-442.

224.

Garber.P : "Tulipmania". Journal of Political Economy. University of Chicago. 1989. Vol. 97.N°3. P 544.

225.

Posthumus N.W : "Notes and Documents: The tulip mania in Holland in the years 1636 and 1637". Journal of Economic and Business History. Mai 1929. Vol. I. N°4. P 440.

226.

Idem P 440.