3-2 - Une fragilité généralisée de marché naissant et ses conséquences: la crise de 1720 en France

3-2-1- L'épuisement des méthodes d'Ancien Régime dans la gestion de la dette publique

A la fin du XVIIe siècle en France, les besoins de l'espace politique rendent nécessaire le passage à un nouveau mode de financement de la dette publique impliquant l’ouverture limitée d'un marché financier tout en tentant d'éviter une remise en cause de l'économie de rente. La conjugaison de l'inachèvement de l'Etat comme service public et la faible régulation de ce marché financier naissant vont être à l'origine d'une crise financière qui s'alimentera de la défiance des agents vis à vis des titres financiers et des signes monétaires.

Dans ce cas, la fragilité est donc d’une nature double. A la fois, exogène, en ce qui concerne le déséquilibre initial issu d’un choc de dépenses publiques ; mais également endogène, puisque la fragilité du marché financier s’apparente à celle dont nous avons développé les conditions dans le paragraphe précédent concernant la «  tulipmania ». Cette dernière forme est cependant seconde parce que la naissance du marché résulte directement de l’existence de la première fragilité.

Pendant les trente dernières années du règne de Louis XIV, marquées par deux guerres européennes, les dépenses de l'Etat s'accroissent démesurément, doublant de 1689 à 1697, ainsi qu'entre 1701 et 1714 243 .

Une telle situation obligea les pouvoirs publics à recourir aux expédients habituels 244 , contrairement à la Grande-Bretagne, qui résout le même problème par la création d'une banque d'émission dont le capital est couvert par l'emprunt public.

Le premier expédient utilisé est la traditionnelle refonte des espèces monétaires prescrite en 1701. Ce type de politique s'accompagne habituellement, dans un premier temps, de mesures déflationnistes ("rabaissement des monnaies") visant à augmenter la valeur de l'unité de compte (la livre tournois) par rapport au numéraire (or et argent). A l'issue de cette phase, la refonte peut avoir lieu et les propriétaires d'espèces doivent les ramener à l'Hôtel des Monnaies, mais cette fois-ci, la frappe des nouvelles monnaies est accompagnée d'un "rehaussement"ramenant la parité numéraire-unité de compte à la valeur de la période précédente.

Tout se passe donc comme si les pouvoirs publics décidaient de diminuer la valeur du métal en unité de compte puis de refondre l'ensemble des espèces détenues par les agents afin de les redistribuer sur un pied différent, en prélevant évidemment la différence, affectée à la résolution partielle de la dette publique. La première phase de cette politique, poursuivie par le Contrôleur Général Desmaretz jusqu'à la mort du roi, va surtout contribuera à aggraver le malaise causé par la raréfaction des espèces sans résoudre les problèmes posés par l'importance de la dette.

De plus, débordés par l'afflux de métaux et incapables de fournir les nouvelles espèces, les directeurs de l'Hôtel des Monnaies sont alors autorisés à remettre aux déposants un certificat nommé "billet de monnaie" susceptible de circuler sur le plan commercial. C'est cet expédient occasionnel qui va progressivement devenir une habitude. Dés la nouvelle refonte de 1703, la circulation des billets de monnaie augmente à un rythme très supérieur aux rentrée de métal, engendrant un processus d'inflation fiduciaire. Dés 1707, les billets ayant perdu 80% de leur valeur sur le numéraire à l'étranger et 62% dans le royaume, les édits royaux convertissent alors les billets en rente sur l'Hôtel de Ville.

Le second expédient est constitué par la création de charges et d'offices favorisée par la vénalité des emplois publics. L'excès du recours à cette formule, sa faible utilité et son coût différé croissant rendent progressivement inaccessible ce moyen. L'expédient le plus important reste l'appel aux receveurs des impôts et plus généralement à la haute finance afin de régler les factures aux munitionnaires et aux fournisseurs aux armées. Receveurs et financiers, à leur tour, signent des billets promettant un règlement prochain aux agents qui escomptent ces titres. Ceux-ci sont assignés sur la "Caisse de l'extraordinaire des guerres" et plus généralement sur les rentrées fiscales.

L'essentiel des prêts est consenti par les financiers internationaux notamment sur les places de Londres et d'Amsterdam. En 1710, ces assignations correspondent à la totalité des ressources fiscales attendues sur les trois années suivantes. De la même manière que les billets royaux, les assignations sont aussi l'objet d'une mesure arbitraire tant leur niveau est devenu élevé : cette dette flottante est convertie en rente sur l'Hôtel de Ville, libérant ainsi les ressources fiscales de l'Etat. C'est ce même mécanisme qui se renouvelle, avec les mêmes conclusions en 1715. Si l'on ajoute à l'ensemble de ces expédients, la mise en place de nouveaux impôts, on doit constater que l'expansion de l'espace politique va conditionner pendant toute la période, le sort des finances publiques.

L'affectation des ressources de la nation s'opère clairement au détriment du développement économique 245 . En 1715, à la mort du roi, les créanciers de l'Etat contrôlent d'ailleurs l'affectation des deux tiers des ressources fiscales.

L'issue d'un tel déséquilibre financier n'est pas douteuse et conduit à la banqueroute totale ou partielle qui est la forme traditionnelle de résolution des crises de finances publiques depuis l'époque médiévale. Au cœur de la situation française au début du XVIIIe siècle, se trouve posée la contradiction entre le développement d'une expansion maritime, coloniale ou commerciale et la poursuite d'une expansion militaire européenne de l'espace politique. Tenter de résoudre une telle contradiction revient à poser la question centrale qui sera celle de la Régence : Comment adapter le crédit public aux conditions nouvelles du développement économique ?

La première réponse de la Régence à cette situation reste dans le cadre des méthodes propres à l'époque de l'ancien régime comme à celle de l'ère médiévale. En décembre 1715, le Duc de Noailles, en charge des finances, décide la mise en œuvre d'une politique financière dont le premier aspect consiste en une série d'économies sur les dépenses militaires et le second, plus important, aboutit à la mise en œuvre du premier "visa". Cette mesure dispose que tous les billets et assignations sur le Trésor doivent être rapportés sous un mois pour en faire vérification puis liquidation ou réduction. Les papiers présentés sont classés selon leur origine, selon les modalités de leur paiement, leur présentation par le premier acquérant ou par des cessionnaires …Selon l'ordre de classement, le papier est frappé d'un taux de réduction variant de zéro à quatre-cinquième.

Après cette conversion, les papiers deviennent billets d'Etat servant un taux uniformément fixé à 4%. A l'issue de cette banqueroute partielle, l'Etat se trouve ainsi libéré de 300 à 400 millions de livres sur les 1200 constituant la dette globale. Le manque de confiance frappe rapidement ces nouveaux billets qui perdent 80% de leur valeur entre décembre 1715 et mai 1716. Cet échec pousse Noailles vers une ultime tentative, d'ailleurs souvent associée à la technique du visa, et d'une forme purement répressive, la "Chambre de Justice". Celle-ci est officiellement instituée pour rechercher les malversations et traquer les "profits illicites". On peut en synthétiser la nature à travers la formule d'E.Faure 246 :

‘"L'attraction élémentaire d'un gain facile, au détriment de serviteurs dont on n'a plus besoin, se combine aisément avec l'avantage de procurer un dérivatif à la colère du peuple" ’

De fait, une période de terreur financière s'ouvre alors, faite de délations, de perquisitions, de passe-droits… et de fuite des capitaux. En 1717, l'échec est patent. Selon le Duc de Noailles lui-même, l'Etat y gagne moins de 50 millions. Il paraît clair dés lors, que les méthodes traditionnelles d'apurement de la dette publique conduisent à la banqueroute sans régler les problèmes de déséquilibres financiers, mais en augmentant la défiance 247 des agents économiques à l'intérieur comme à l'extérieur. Aussi, à l'image des puissances européennes plus avancées en ce domaine 248 , les pouvoirs publics vont tenter la mise en œuvre d'une gestion nouvelle du crédit public. C'est le "système" de J.Law qui en sera l'illustration.

Notes
243.

Velde.F.R: “Government Equity and Money. John Law’s System in 1720 France” Federal Reserve Bank of Chicago” May, 17, 2004. P 5

244.

Op.Cité P 10.

245.

« Tout craquait sous le poids d’un magnificence toujours plus difficile à soutenir » In Trintzius.René  : « John Law et la naissance du dirigisme » Edition SFELT. Présence de l’histoire. Paris 1950. P 7.

246.

Faure. E : " La Banqueroute de Law". Paris. NRF. Gallimard. 1980. P 112.

247.

Sur l’asymétrie d’information constitutive de la relation financière d’Ancien Régime. Cf. Baskin.J.B, Mirani.P.J: « A history of Corporate Finance » Cambridge University Press. 1997. Chapitre III.

248.

Cf. Dickson.P.G.M: Op.cité.