CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
DES FORMES VARIEES MAIS UNE MÊME NATURE DE LA FRAGILITE FINANCIERE

De l’ordre productif médiéval à la fin de celui du capitalisme marchand, les formes de la fragilité financière se sont profondément modifiées. Ces transformations progressives ont épousé les changements économiques, politiques et sociaux des époques considérées ici.

Au Moyen-Age, l'espace économique et financier, régulé de manière corporative, se protège des déséquilibres financiers par l'organisation hiérarchisée et rigide des foires de change.

C'est l'instabilité de l'espace politique qui implique l'activité économique dans la crise financière. Celle-ci prend, de manière inévitable, la forme de banqueroute d'Etat et de faillite des compagnies financières.

L'alliance inévitable du prince et de la haute finance, empreinte de connivences et d'affrontements, illustre le fait que l'équilibre habituel de l'espace économique ne peut subsister que s'il accepte de porter les risques inhérents aux soubresauts de l'espace politique.

Ne pouvant éviter de se soumettre à l'aléa du politique, les compagnies commerciales et financières parviennent à y trouver l’opportunité de poursuivre leur enrichissement.

Dés la fin de la Renaissance, le basculement géopolitique de l'Europe vers le Nord-Ouest, l'avènement du commerce au loin, le déclin des foires et la mise en place des premières bourses de marchandises vont modifier de manière décisive la condition des ruptures financières.

Au coté d'une organisation économique vivace, conservant la plus grande partie de ses traits médiévaux, va apparaître l’ébauche d’un marché financier émergent, toujours remis en cause, souvent instrument, jamais dominant, à aucun moment régulateur, mais toujours prêt à resurgir.

Dés lors, la fragilité financière connaît de nouvelles formes. Au sein de l'espace économique, coexistent, s'opposent et parfois s'interpénètrent, l'espace de la concurrence (celui du marché spéculatif) et l'espace du règlement (celui de l’organisation rentière). Dans le même temps, l'espace politique qui hésite entre soumission au prince et accession au titre de service public, interfère et modifie les relations précédentes.

Pourtant, derrière cette diversité des formes prises par la fragilité financière, on peut retrouver une même structure de double-contrainte dans un environnement global qui change.

L’injonction paradoxale définit les décisions et les actes de la communauté des marchands-banquiers : elle ne peut pas reproduire son capital sans la réciprocité avec le prince. Mais elle ne saurait en garantir la valeur et la pérennité pour cette même raison.

Le système rentier – la bourse traditionnelle et les institutions politiques qui la légitiment- ne peut plus faire face aux nouvelles exigences financières qui lui sont imposées ; il ne peut plus répondre aux conséquences économiques et sociales de la croissance initiée au sortir de l’époque médiévale.

Dés lors, il va être, paradoxalement, contraint pour subsister, de recourir – ou au moins d’accepter- à la naissance de ce même marché à l’état balbutiant et propice à l’instabilité.

Les crises financières des ordres productifs antérieurs au capitalisme productif portent la marque de ce dispositif. Si certaines prennent encore les formes médiévales de la banqueroute, d'autres, dans lesquelles les forces de la concurrence sont déjà significatives, se développent en bulles financières.

Lorsque celles-ci apparaissent -rarement- sur un marché particulier, elles se développent comme des bulles endogènes à ce marché, mais toujours restreintes à celui-ci.

Au contraire, lorsqu'elles mettent en jeu l'espace de concurrence, celui du règlement et l'espace politique, les bulles qui en résultent, recèlent une forte propension à la généralisation par contagion.

Dans ce cas, l’espace politique intervient toujours. A la fois garant mais facteur d’instabilité pour l’espace économique, il ne peut guère s’en différencier complètement.

Cette analyse conduit cependant, à penser que les crises financières préalables à l’ordre du capitalisme productif ne prennent jamais la forme de bulles généralisées endogènes au seul espace économique (si on considère celui-ci abstraction faite des institutions étatiques 290 ).

Celles-ci semblent propres au capitalisme productif à une certaine étape de son développement, lorsqu’il se définit -pour reprendre un thème cher à Polanyi- 291 comme :

‘"un système économique commandé, régulé, et orienté par les seuls marchés; la tâche d'assurer l'ordre dans la production et la distribution des biens étant confiée à ce mécanisme autorégulateur".’

Sur le plan financier, cela implique des éléments déjà présents au début du XVIIIe siècle, comme l'existence de titres cessibles, cotés, mais aussi d'une masse critique de porteurs et la généralisation des ‘«’ ‘ joint stock compagnies » ’à l'ensemble de l'économie.

A partir de là, un véritable marché financier deviendra capable de se doter de ses propres règles, et pourra se développer en fournissant les bases nouvelles d'une organisation des transactions.

On peut probablement dater une telle innovation de la fin du XVIIIe siècle. La naissance du Stock Exchange de Londres organisant, sur une base très limitée 292 , pour la première fois, les transactions au comptant et à terme sur des valeurs industrielles et commerciales, semble être un moment important de ce basculement.

Quoiqu'il en soit, si l'on suit la démarche de W.C.Mitchell 293 , il semble avéré que jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les crises financières généralisées à l'ensemble de l'économie résultent de causes impliquant toutes les institutions.

Au contraire, les crises à caractère endogène au marché, en fait très rares, demeurent toujours restreintes à ce même marché parce que le maintien d’une domination – même chancelante- de l’économie de rente réduit la possibilité de processus de contagion.

Il faut attendre le XIXe siècle, pour voir des crises financières embrasser l'ensemble de l’économie et initier des dépressions industrielles généralisées. Curieusement, ce ne sera pas la fragilité de marché qui en sera l’origine, mais plutôt celle d’une institution de financement radicalement nouvelle : la banque d’émission et de crédit.

Notes
290.

Ce qui n’est pas vraiment envisageable sur le plan pratique pour une économie de rente. A ce propos, l’analyse de J.Steuwart en est le meilleur exemple (Voir supra).

291.

Polanyi.K : "La grande transformation" Paris. Gallimard .1983. P 102.

292.

Cf infra. Deuxièmepartie. Chapitre I.

293.

Mitchell.W.C: "Business Cycles : the Problem and its Setting". New York. National Bureau of Economic Research Inc. 1927. P 80 - 81.