DEUXIEME PARTIE 
L’EMERGENCE D’UN NOUVEL ORDRE PRODUCTIF :LE CAPITALISME MANUFACTURIER ET SA FRAGILITE BANCAIRE

INTRODUCTION

A partir de la fin du XVIIIe siècle, l’emprise bancaire, qui s’affirmera au XIXe, va se confirmer et s’étendre. Jusqu’ici, la banque était essentiellement ‘« banque de change ’» 294 facilitant les règlements entre négociants. Au surplus, elle était dépendante des pouvoirs publics dont elle négociait la dette.

Les prêts aux agents privés jouaient encore un rôle négligeable. Ainsi, de 1724 à 1755, alors que les pouvoirs publics versaient 400000 £ d’intérêt par an à la Banque d’Angleterre, l’escompte et les prêts privés ne correspondaient qu’à 5000£ à 20000 £ annuelles 295 .

Or, précisément, cette situation va évoluer 296 pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, époque pendant laquelle le portefeuille d’effets privés s’accroît. Il y a véritablement banque, nous dit Braudel  297  :

«  …lorsque le but principal assigné à l’organisme nouveau combine émission de billets et crédit commercial par escompte de traite ou dépôts et règlements commerciaux par versements et compensation »

Dans le cas exemplaire de la Banque d’Angleterre, celle-ci se trouve, dés la fin du XVIIIe siècle, progressivement en position de devenir une véritable banque d’escompte et d’émission 298 .

A deux siècles de distance, dans une autre région, le même phénomène se reproduit –la constitution d’un nouvel ordre productif- à travers l’émergence contemporaine du capitalisme en Asie du Sud-Est.

Comme l’émergence de la révolution industrielle au milieu du XVIIIe siècle en Occident, celle-ci va, d’abord, procéder d’un développement du financement bancaire 299 .

Cette émergence doit être, en effet, comprise comme un phénomène distinct de la seule croissance. Elle implique d’abord la constitution d’un appareil productif national qui focalise progressivement toute l’activité économique du pays 300 .

Au XVIIIe siècle, la tentative de passage d’une conception régalienne de l’Etat à une conception de service public de la monnaie – quoique souvent en échec- favorise néanmoins ce processus tout en acclimatant les populations aux nouveaux moyens de paiement.

Au regard de l’essor de la production, l’économie requiert un volume de moyens de paiement sans commune mesure avec la période précédente. L’insuffisance de production de monnaie métallique et la limitation de la création de monnaie fiduciaire vont donner une place prépondérante au crédit bancaire 301 .

La question essentielle du financement de l’activité aurait pu se poser en terme de marchés financiers 302 . Cette solution aurait semblé d’autant plus réaliste que ceux-ci, sous une forme certes inachevée, préexistent comme nous l’avons souligné dans la partie précédente.

On peut donc s’interroger sur fait que c’est pourtant la banque qui va assurer le financement du capitalisme émergent.

Lorsqu’un agent économique dispose d’un bon crédit, il peut emprunter sans diminuer la liquidité du prêteur. Cette maxime bien connue de J.Hicks 303 permet d’amorcer la réflexion concernant le problème du financement au moment du processus d’émergence.

Alors qu’aux époques précédentes, le système économique s’appuyait sur une communauté marchande restreinte, la fin du XVIIIe siècle voit celle-ci s’élargir sur la base du développement économique.

Si la liquidité des créanciers dépend de la notoriété des débiteurs, ceux, sans grande notoriété, se trouvent exprimer un besoin auquel aucune institution existante ne peut répondre de manière satisfaisante 304 .

Comme nous allons le développer à propos du capitalisme émergent d’hier et d’aujourd’hui, l’avantage de la banque sur le marché apparaît en relation avec un contexte marqué par un accroissement des asymétries d’information entre prêteurs et emprunteurs.

Les entrepreneurs disposent d’une information privée sur la rentabilité et sur le risque des projets qu’ils souhaitent mettre en œuvre, mais ils ne disposent pas des moyens monétaires. En sens inverse, les prêteurs, disposants de ces ressources, n’ont pas un accès direct à cette information privée.

L’existence de ces asymétries d’information empêche une allocation optimale des ressources parce que le marché est entaché d’imperfection 305 . La banque, par sa capacité de sélection et de supervision va apparaître comme l’institution la plus appropriée pour répondre à ce problème. Le marché financier ne dispose pas, à cette étape d’émergence, d’une telle capacité :

  • Soit, dans le cas de la première émergence en Angleterre, parce que l’information sur les nouvelles entreprises, rendue publique par le marché, constitue une externalité préjudiciable à la croissance ;
  • Soit, dans le cas des révolutions industrielles tardives du XIXe siècle (Allemagne et Japon) et de la fin du XXe (Asie du Sud-Est), parce que le marché n’est pas apte à créer une coordination optimale entre les agents et donc à susciter des externalités positives, ce qui limite là également la croissance.

* Nous nous efforcerons, dans le premier chapitre, en privilégiant une démarche appuyée sur la théorie des asymétries d’information, d’expliquer pour quelles raisons, le capitalisme émergent est toujours constitué, de manière dominante sur le plan du financement, d’un système de crédit fondé sur la banque.

Le plein développement d’un système de financement fondé sur les marchés de capitaux ne pourra apparaître que plus tardivement, à partir du moment où celui-ci sera devenu apte à permettre aux agents de traiter de manière plus efficace leur problème d’asymétrie d’information.

Pour cela, l’action de l’Etat restera décisive en particulier sur le plan réglementaire. Cette activité légale des pouvoirs publics ne répond pas seulement à une recherche d’optimalité des procédures de financement mais largement à l’action des entreprises industrielles et des emprunteurs en général, soucieux d’éviter un accroissement de la puissance des banques susceptibles de dominer l’ensemble de l’appareil productif.

Elle est donc aussi la résultante d’actions visant à limiter le pouvoir des banques par celui du marché. On retrouve là aussi, l’ambiguïté des relations entre l’espace politique et l’espace financier sous ses différentes formes, celle du marché et celle de l’organisation.

Le fait que le capitalisme émergent se structure autour du financement par le crédit bancaire suggère que la fragilité financière majeure de cette époque pourrait être caractérisée par une fragilité bancaire d’intermédiation, qui est, à ce moment là, fondamentalement une fragilité bancaire côté passif. C’est une telle hypothèse que nous nous efforcerons de valider.

Cette démarche implique de montrer que la forme typique prise par la crise financière du capitalisme émergent, comme conséquence de cette fragilité spécifique, est celle de la panique bancaire. Les conditions formelles de celle-ci pourront être définies de la manière suivante :

«  Une panique bancaire se produit lorsque les détenteurs de dettes bancaires ou de nombreuses banques dans le système bancaire demande soudainement que des banques convertissent leurs titres de dettes en liquidité (au pair) dans une telle proportion que les banques suspendent la convertibilité de leurs dettes en liquidité ou (…) agissent collectivement pour éviter la suspension de convertibilité en émettant des certificats de prêts par l’intermédiaire d’une clearing house » 306  

Nous formerons l’hypothèse que cette fragilité financière spécifique de nature bancaire caractérise toutes les phases d’émergence du capitalisme productif d’hier et d’aujourd’hui.

* Dans un second chapitre, nous étudierons l’émergence du capitalisme productif en Asie du Sud-Est à travers le prisme de la crise financière de 1997.

  • Après avoir rappelé le rôle de la banque dans le cadre de la relation principal-agent nous nous efforcerons de démontrer que l’émergence de cet ordre productif en Asie du Sud-Est est marquée par un problème structurel d’asymétrie d’information induisant un haut niveau de hasard moral.
  • Nous montrerons, sur le plan théorique, que celui-ci induit une fragilité bancaire tant du côté prêteurs que du côté emprunteurs.
  • Enfin, après avoir discuté la validité d’autres sources éventuelles de fragilité, nous montrerons la place qu’a occupé celle-ci dans le mécanisme de contagion propre à la « crise asiatique » de 1997.

* Puis remontant dans l’histoire du capitalisme productif, dans un dernier chapitre, nous analyserons les conditions financières de l’émergence du capitalisme «  classique » au XIX e siècle en nous centrant plus particulièrement sur le cas américain.

  • Après nous être efforcé de repérer les indices de cette fragilité, nous discuterons des outils théoriques les plus aptes à l’interpréter.
  • Puis, en étudiant l’ensemble des phases de pré-paniques du système bancaire américain à cette époque, nous suggérerons la validité d’une analyse en terme d’asymétrie d’information.
  • Enfin, nous mettront en évidence le rôle de la faiblesse de l’action collective en particulier en ce qui concerne l’action légale pour expliquer les conditions dans lesquelles se développe la structure propre de la fragilité financière du capitalisme classique.

Finalement, nous conclurons en suggérant que pour ces deux périodes d’émergence, il s’agit bien d’un même type de fragilité bancaire, structurée comme double-contrainte, qui fournit l’explication de l’instabilité financière de cet ordre productif en devenir.

Notes
294.

“The activity of payment was central to the early banks of deposits. That payment activities were so important to early banks suggests that bank’s role as a payment intermediary between buyer and seller may rival their role as financial intermediary between saver and investor.” In Andrews.James, Roberds.Williams : “Payment Intermediation and the Origins of Banking”. Février 1990. Journal of Economic Literature. Classification Code: E58.G21.G28. P 2.

295.

« De plus, le marché des capitaux est très largement dominé au XVIIIe siècle par un emprunteur privilégié, l’Etat ».in Boyer-Xambeu M.T, Deleplace.G, Gillard.L : « A la recherche d’un âge d’or des marchés financiers ». Cahiers d’Economie Politique n°18. P 37. 1990.

296.

Dans le cas anglais.

297.

Braudel..F, Labrousse.E : « Histoire économique et sociale de la France. PUF. Paris. 1979. P 301.

298.

« Les revenus provenant de l’escompte et de prêts aux personnes privées ne se montaient qu’à 68000 £ pendant la décennie 1738-1747 ; ils atteignent 157000 £ durant la décennie 1788-1797. » in Bichot.J : « Huit siècles de monétarisations » Economica. 1984. P 135.

299.

En ce qui concerne l’Europe, cela correspond à l’émergence du capital manufacturier sous sa forme concurrentielle puis libérale. Cf. Dockés.P  : op.cité P 86. L’unité de cette période pourrait être vue comme l’irruption de la rationalité en finalité et son corollaire le démantèlement des institutions protectrices de la société.

300.

Cette définition clairement restrictive de la notion d’émergence explique que l’analyse de la crise financière de l’Asie du Sud-Est trouve sa place dans cette réflexion, alors que les bouleversements financiers contemporains tels que ceux survenus en Russie ou en Argentine ne soient pas évoqués. L’insistance sur le caractère national de la révolution industrielle explique également les raisons pour lesquels l’existence d’un système international de financement ne sera évoqué que marginalement dans cette thèse.

301.

Sédillot René : « Histoire des marchands et des marchés » Fayard. Paris. P 370. 1964.

302.

L’expérience a été, plusieurs fois, tentée aux XVIIe et XVIIIe siècles.

303.

Hicks.J: « A Suggestion for Simplifying the Theory of Money” Economica. 1935.

304.

« A bill drawn by one obscure man to another was hardly likely to circulate or to be discounted at a low rate” in Ashton.T.S: “Economic Fluctuations in England, 1700-1800”. Oxford. At The Clarendon Press. 1959. P 107.

305.

Nous en avons vu les conséquences dans l’ordre productif précédent. Cf infra Conclusion de la premièrepartie.

306.

«A banking panic occurs when banks debt holders at all or many banks in the banking system suddenly demand that banks convert their debts claims into cash (at par) to such an extent that the banks suspend convertibility of their debt into cash or,(…) act collectively to avoid suspension of convertibility by issuing clearing houses loans certificates” in Calomiris.C.W, Gorton.G: Op.Cité P 112.