1- BANQUES SPECIALISEES ET REVOLUTION INDUSTRIELLE : LA SPECIFICITE ANGLAISE

La particularité du financement de l’activité industrielle en Grande-Bretagne tient dans un paradoxe mis en lumière par de nombreux historiens de l’économie parmi lesquels Postan 308 , Pollard 309 et Pressnell 310 .

Ainsi bien que la Grande–Bretagne ait mis en place entre 1688 et 1756 une véritable «révolution financière », il semble avéré que les instruments qui en résultèrent furent ignorés par les secteurs dominants la première révolution industrielle anglaise (textile, métallurgie, charbon, machine à vapeur).

Pourtant, les éléments constitutifs de cette révolution financière semblaient éminemment modernes. Outre la création de la «‘Bank of England ’» en 1694, c’est la conception même du financement de l’Etat qui se trouve bouleversée dés la Révolution de 1688.

A cette époque, l’Etat commença à prendre sa dimension de service public et restructura une dette évoluant du court terme au moyen terme grâce au développement d’un marché financier calqué sur celui d’Amsterdam.

Outre les titres de la dette publique, ce nouveau marché permit les transactions et la spéculation sur les actions des grandes compagnies commerciales de monopole comme la ‘«’ ‘South Sea Company ».’

Insistant sur l’absence de titres représentatifs de la propriété industrielle, P.G.M.Dickson en propose l’explication suivante 311   :

«  Plus fondamentalement, il semble que les classes épargnantes de la communauté dans la première moitié du XVIII e siècle étaient prioritairement intéressées soit par des rentes à taux fixe soit par les opérations purement spéculatives offertes par les loteries gouvernementales. Le caractère rudimentaire de l’organisation empêcha l’offre aux épargnants de titres sûrs et les ambitions spéculatives furent une source d’obstacles pour les besoins de financement de long terme des entreprises. En conséquence, les épargnants eurent tendance à placer leurs fonds dans le secteur foncier et les bons d’Etat ».

S’il semble clair que ‘«’ ‘l’esprit du capitalisme ’» n’a pas encore totalement pénétré les consciences au début du XVIIIe siècle, il demeure néanmoins difficile d’évoquer cet argument à la fin de ce même siècle. Pourtant, comme en atteste R.Floud et D.McCloskey 312 , l’absence de cotation des titres industriels reste la norme sur le marché financier londonien. Afin d’élucider le paradoxe, Pressnell, Postan et Pollard vont proposer une thèse devenue classique. Selon eux, les innovations financières ne sont pas nécessaires pour les premières entreprises constituant les industries motrices de la première Révolution Industrielle.

En effet, le coût du capital fixe requis, pour permettre l’innovation technologique apparaissant au milieu du XVIIIe siècle, demeure très faible par rapport au coût impliqué par le capital circulant notamment les matières premières, les stocks et les crédits clients.

Contrairement à une idée reçue, les premières entreprises fonctionnent avec un capital fixe tout à fait restreint. Une des caractéristiques de la croissance en cette fin du siècle est, en effet, la relative simplicité des techniques productives.

Il semble, si l’on en croit F.Cochet et G.Henry 313 , que les fabriques les plus capitalisées n’ont qu’une fraction relativement faible de leurs actifs sous forme de capital fixe: 10 à 15% pour les brasseries, 15 à 35% pour les filatures. Plus tard seulement, avec l’avènement de la métallurgie, cette fraction dépassera les 50%. Pour E.J.Hobsbawm 314 également, la formation brut du capital fixe n’a jamais dépassé 7% du revenu national au début du XIXe siècle.

Il faudra attendre 1830 et l’apparition de la machine à filer le coton pour qu’une industrie détienne la majorité de ses actifs sous forme de capital fixe. A ce moment là seulement, la formation brute de capital fixe excédera les 10%. Par conséquent, dans cette première période celle-ci pourra être facilement autofinancée par les profits, très élevés, retirés d’une activité en pleine croissance. En ce qui concerne le capital circulant, l’endettement de court terme étant suffisant, il sera obtenu grâce à l’activité des «Country Banks ». Celles-ci, alors qu’elles n’existaient pas en 1750, connaîtront grâce à cette activité, une rapide croissance dans la seconde partie du siècle, passant de 100 en 1775 à 600 en 1825.

De petite taille puisqu’elles disposaient d’un capital qui en moyenne ne dépassait pas 10000£, elles proposaient leur service dans trois domaines spécifiques. Tout d’abord, elles procuraient des facilités de paiement dans leurs régions respectives et de celles-ci vers Londres. Ensuite, elles recevaient d’épargnants locaux des dépôts qu’elles utilisaient pour acheter des « Inlands Bills » et pour fournir des crédits à court terme aux entrepreneurs locaux. Enfin, elles émettaient des «notes» utilisées localement comme moyen de paiement. Comme le résume Pressnell 315 :

«  Elles remplissaient la fonction d’intervention sur le plan local entre les épargnants (les propriétaires fonciers) et les investisseurs (les artisans et les manufacturiers) plus largement que pouvaient habituellement le faire des agents dotés d’un nombre limité de contacts comme les notaires et les avoués ».

Après l’Acte de 1826, leur transformation en ‘«’ ‘joint-stock bank »’ permit un essor encore plus rapide ; elles dépassèrent le nombre de 1100 en 1838.

Au total, l’hypothèse des trois auteurs semble rendre compte de manière pertinente du rôle de la banque dans le financement des entreprises de la première révolution industrielle. Il reste cependant qu’elle n’explique pas totalement les raisons pour lesquelles le recours au marché financier ne s’est pas produit. La faiblesse quantitative du capital fixe dans les actifs de l’entreprise plaide peut-être en faveur d’une moindre place du marché financier. Il reste néanmoins essentiel d’en expliciter les fondements.

Le raisonnement vaut d’ailleurs pour le financement du capital circulant, celui-ci ne parvenant pas à faire l’objet d’une transaction de marché et nécessitant l’action régulière de la ‘«’ ‘Country Bank’». Cette question est d’autant plus cruciale que comme l’ont montré les recherches récentes, l’épargne abonde en ce début de révolution industrielle.

D’une certaine manière, P.Deane 316 , dans son ouvrage sur le rôle du capital dans la Révolution Industrielle pose ce problème en considérant que dans la mesure où la question du capital n’a jamais entraîné de difficultés rédhibitoires pour la croissance, il serait ‘«’ ‘intéressant de savoir le mécanisme par lequel l’épargne a été divertie, attirée ou adaptée des secteurs traditionnels aux secteurs modernes».’

Pour répondre à une telle question, il est nécessaire dans un premier temps de revenir sur la question centrale de l’Etat. La ‘«’ ‘Glorious Revolution » ’de 1688 introduisit un nouveau concept d’Etat : indépendant du Prince, il s’inscrivit à ce moment dans une démarche de service public. Deux traits, essentiels pour notre propos, émergent de cette évolution.

  • En premier lieu, le vieux cadre réglementaire et interventionniste tend progressivement à s’estomper au profit d’un «laisser faire » de plus en plus affirmé.
  • En second lieu, l’Etat devient le garant de la monnaie, celle-ci cessant d’être la chose du Prince.

Pour montrer en quoi ces deux traits sont décisifs afin de comprendre la place que la banque va occuper dans le capitalisme émergent et ses crises financières, il est nécessaire d’en préciser les contours. Concernant le premier trait, Floud et McCloskey 317 interprètent ainsi le sens général de cette évolution :

«  Après 1668, l’Etat anglais favorisa largement le développement des marchés en abrogeant les statuts restrictifs et en encourageant la justice à négliger l’application des éléments de la «  common law » qui empêchaient les échanges privés et l’initiative. Entre 1688 et 1815, le laisser faire devint une idéologie de plus en plus attractive et une stratégie politique pour la croissance économique parce qu’une base viable dans la loi et les comportements favorables à une économie de marché était déjà en place avant la restauration ». 

Cependant, en analysant de plus près, il semble bien que les conditions de la croissance économique aient pu être freinées par l’incapacité de l’Etat hanovrien à procurer des conditions légales et réglementaires suffisantes pour promouvoir le marché et notamment le marché financier.

Les auteurs cités ci-dessus en indiquent divers exemples dont l’influence sur les modes de financement des entreprises ne peut être ignorée. Ainsi, la manière d’envisager le droit des contrats et les conditions juridiques de l’insolvabilité est symptomatique à cet égard.

Dans les époques précédentes, nous l’avons vu, les hommes d’affaires, en Angleterre comme ailleurs, préféraient n’utiliser que rarement les cours de justice royale au profit de juridictions corporatives : celles-ci traitaient des cas de fraudes, d’impayés et de rupture de contrats d’une manière moins onéreuse plus rapide et plus consensuelle.

Lorsque ce type de juridiction tomba progressivement en désuétude en liaison avec la naissance du marché sous sa forme moderne, l’Etat parvint mal à construire une légalité permettant le respect des droits de manière indiscutable tout en respectant une certaine efficience du marché.

La loi sur les contrats qui en résulta diffère à l’évidence du droit contemporain. Ce dernier est en effet construit sur un réseau d’engagements mutuels permettant aux pénalités d’être mises en relation avec les anticipations non réalisées par les débiteurs.

Au contraire, les droits des contractants en cette fin de XVIIIe siècle insiste toujours sur l’aspect déloyal et frauduleux des situations de défaut 318  :

«  Les lois anglaises continuèrent d’être basées sur l’hypothèse expliquée dans le préambule des statuts que l’insolvabilité et la faillite résultaient non pas de pertes ou d’inévitables revers de fortune mais plutôt d’une intention de frauder et d’empêcher le créancier de recevoir son dû ».

C’est la raison pour laquelle la loi traite avec une telle brutalité les débiteurs défaillants. Nous retrouvons ici, le thème fameux d’Emile Durkheim opposant les sociétés traditionnelles de ‘«’ ‘droit répressif » ’et les sociétés modernes de ‘«’ ‘droit restitutif ’» 319 .

On comprend qu’un tel cadre institutionnel freine et réduise l’extension des réseaux de dettes et du crédit. Il limite la prise de risque inhérente à la fonction d’entrepreneur dont la croissance économique dépend.

Lorsque ces anciens mode de coordination des agents disparurent, ils ne furent pas remplacés par l’action de l’Etat ou l’apparition de marchés efficients. Aussi, les transactions se déroulèrent-elles dans un contexte marqué par de fortes asymétries d’information.

On comprend, à partir de là, à quelle nécessité répond l’apparition et le développement d’une institution bancaire capable de contrôler et de produire de l’information, en un mot de ‘«’ ‘réduire l’incertitude ».’

C’est dans un esprit analogue que nous pouvons aborder la question du marché financier. Dés le XVIe siècle, les sociétés par actions connurent, dans le domaine commercial, un fort développement. Cela permit aux agents économiques impliqués de diversifier leur portefeuille et d’allouer de manière plus efficiente les fonds prêtables entre secteurs et entre régions. Cependant, comme nous l’avons souligné dans la partie précédente, l’absence d’institutionnalisation de marché financier en formation provoqua l’éclatement de la «South Sea Bubble » en 1720.

Le parlement anglais constitué de ‘«’ ‘landowners »’hostiles à toute forme de propriété autre que directe et familiale décida par le Bubble Act (1720) puis le Barnard Act (1750) de mettre en place des obstacles légaux à la mise en œuvre d’un marché des titres plus étendu.

Au lieu de construire un cadre légal permettant de protéger les actionnaires et de renforcer les avantages des sociétés anonymes, le Parlement profita des épisodes spéculatifs pour ériger des barrières législatives à l’encontre de cette forme de propriété. Seuls quelques firmes incluant le secteur des transport, du commerce et des titres de la dette publique bénéficièrent du privilège propre aux « incorporated firms ».

Au total, jusqu’en 1825 peu d’entreprises purent obtenir ce privilège et celles qui passèrent outre à travers un type d’organisation, situées en dehors de la loi, ne purent développer leurs activités puisque aucune réglementation ne protégeait plus les actionnaires contre les éventuelles fraudes ou les erreurs de management. Longtemps ce type de régulation persista, si bien que 320  :

‘« L’ensemble du système économique reposait sur un monceau de lois particulières qui ne fut pas mis en ordre avant l’extrême fin du XIXe siècle » ’

Le second trait de l’évolution concerne la gestion publique de la monnaie métallique. Celle-ci semble également pouvoir être évoquée pour rendre compte de l’importance de la banque dans le financement du capitalisme anglais émergent.

Comme nous l’avons déjà vu, les hommes d’affaires anglais expriment le besoin de crédit et de moyens de paiement adaptés pour mettre en œuvre leur capital circulant et leur action commerciale. Leur demande pour des prêts de court terme et pour des liquidités tend évidemment à s’accroître avec le développement de la Révolution Industrielle. Pour faire face à ces besoins, ils utilisent divers types de papiers adaptés (bills of exchange, promissory, bank-notes, chèques…).

Le papier est essentiellement une promesse de paiement à la demande ou à une date spécifiée dans le futur avec un moyen d’échange socialement acceptable. En Europe continentale, ce type de moyen est connu et institutionnalisé depuis des siècles. Au contraire, en Grande-Bretagne les opérations concernant la légalité et la sécurité de ce type de transactions se développent beaucoup plus lentement et les ‘«’ ‘coutumes et pratiques »’ des commerçants ne s’introduisent que lentement dans la common law.

Par exemple, comparé aux autres pays européens, les tribunaux ne reconnaissent que tardivement (à la fin du XVIII e siècle) les règles de la négociabilité des effets de commerce.

Le problème essentiel repose donc sur la nécessité de sécuriser la conversion d’une promesse de payer entre deux hommes d’affaires de telle manière que les effets puissent circuler aussi librement que la liquidité.

De fait, l’acceptabilité et le statut légal du papier préoccupèrent les tribunaux jusqu’au milieu du XIXe siècle sans que des solutions indiscutables soient trouvées et sans donner corps à un cadre légal dans lequel les intermédiaires financiers auraient pu se développer.

Les principes de laisser-faire alors en vigueur rendirent ainsi hasardeuses les transactions bilatérales portant sur le crédit. Cet exemple de «négligence » sur le plan légal doit être mis en relation avec un autre type de «négligence » portant sur la frappe des monnaies métalliques.

Après la révolution de 1688, on le sait, la frappe des monnaies change de main. Ce bouleversement constitutionnel mit fin aux risques, maintes fois vérifiés, de l’arbitraire royal en matière monétaire. Mais la responsabilité parlementaire s’exerça dans une direction toute particulière qui ne fut pas favorable au décollage économique pourtant effectif pendant cette période. En effet, comme le remarque Floud et McCloskey 321 :

«  A aucun moment, durant la révolution industrielle, l’offre de métal, que ce soit du point de vue du volume ou que ce soit du point de vue du nombre de pièces, ne suffit pour répondre aux besoins sans cesse croissant du commerce et des paiements. Les doléances à l’encontre de la rareté des pièces particulièrement pour les commerce de détail et le paiement des salaires sont un thème constant des écrits monétaires du XVIII e siècle »

Ce défaut de frappe n’est pas causé par un quelconque déficit de la balance extérieure puisque au contraire l’expansion du commerce colonial pouvait procurer à l’économie anglaise des réserves de métal suffisantes pour satisfaire la demande par une offre publique adéquate. Il semble plutôt que le mercantilisme propre à un pays commercial encore peu industrialisé ait donné le ton de cette politique monétaire. En tout état de cause, une telle situation ne pouvait que rendre de plus en plus incommode les transactions internes et la situation déflationniste rendre de plus en plus problématique les progrès de la croissance économique.

Le contexte risquait donc de devenir critique pour les entrepreneurs industriels. D’un coté, l’appareil légal garantissait mal les transactions bilatérales portant sur le crédit ; d’un autre coté, la puissance publique par sa politique restrictive limitait drastiquement la liquidité. C’est donc dans le cadre de cette double contrainte qu’allait devoir s’insérer l’action de la banque.

En développant ses propres instruments, elle allait suppléer les insuffisances de la loi et de la politique publique en matière monétaire et financière. Il est d ‘ailleurs clair qu’entre 1688 et le Bank Charter Act de 1844, l’Etat facilite cette évolution en s’abstenant d’intervenir dans ce domaine bancaire. Sous la forme d’un marché implicite, les banques permettent à l’Etat de satisfaire aux exigences de sa trésorerie.

En contrepartie, elles reçoivent des monopoles, des privilèges commerciaux dont bénéficient ensuite les grandes entreprises. Tout à fait librement les banques purent se créer, attirer des dépôts, émettre des billets et développer leurs affaires sans même avoir à se référer à un statut particulier si ce n’est celui de la Common Law portant sur les contrats et l’insolvabilité dont nous avons vu plus haut la nature.

Répondant au besoin de sécurité des épargnants, aux insuffisances institutionnelles et aux besoins spécifiques des industriels, ce régime de ‘«’ ‘Free-Banking »’ contrôlant partiellement la monnaie et le crédit à travers des intermédiaires financiers privés échappant à une régulation institutionnelle forte, permit de limiter la mauvaise allocation et même le gaspillage des ressources disponibles pour l’investissement.

L’analyse en terme historique éclaire donc les éléments permettant de justifier l’idée que le financement de la Révolution Industrielle s’est effectué grâce au développement d’un système bancaire appuyé sur des intermédiaires financiers locaux et sans recourir aux ressources qu’aurait pu consentir un marché financier pourtant présent à la même époque.

C’est la nature de la relation entre les agents à capacité de financement et les agents à besoin de financement qu’il faut donc interroger. En empruntant cette démarche, nous serons obligé de «revisiter » les résultats de l’approche historique.

C’est notamment le cas en ce qui concerne la thèse défendue par Pressnell, Postan et Pollard. Selon ces auteurs, on l’a vu, ce serait essentiellement la faiblesse de la part du capital fixe dans le capital des premières entreprises de Révolution Industrielle qui serait à l’origine de l’absence de relation entre financement industriel et marché financier.

Cependant, outre le fait que le capital circulant peut, sous certaines conditions, être lui-même financé sur le marché financier comme en atteste la pratique des grandes compagnies commerciales dans l’ordre productif du capitalisme marchand (sans parler des pratiques contemporaines), la présence d’un capital fixe non négligeable, quoique faible, pose bien la question d’un financement dont le marché financier aurait pu être le porteur.

On ne peut en effet  prétexter du faible ratio capital fixe / capital variable pour en induire l’idée que ce capital fixe ne doit pas être financé sur le marché des capitaux. Autrement dit, la corrélation constatée entre la croissance de ce ratio et l’apparition tardive d’un financement industriel par le marché pourrait bien impliquer des causalités différentes de celles qui ont été envisagées par les auteurs en particulier la mise en jeu de situations d’asymétries d’information.

Pour cela, il faut revenir sur la situation du marché à partir de 1688 en Angleterre. Celui-ci, nous l’avons vu se caractérise par le plein développement d’un laisser-faire que ne régule véritablement aucune institution. La loi sur les conditions de l’insolvabilité est très incomplète, la législation concernant les contrats protège mal aussi bien le débiteur que le créancier. Quant à l’actionnaire, sa situation n’est à peu près pas prise en compte.

Si l’on ajoute à cela l’existence d’une politique déflationniste qui empêche l’adaptation du volume de liquidité aux besoins de financement de l’activité industrielle, il semble possible d’expliquer l’absence de financement du capital pendant la première Révolution Industrielle par le recours au marché d’une manière différente de celle des historiens.

Pour ce faire, une réflexion à partir du système d’information en vigueur en Angleterre à cette époque et une analyse des conséquences qui en découlent sur les pratiques financières semblent nécessaires. La nature de la relation entre le prêteur et l’emprunteur dépend dans une large mesure de la nature et de l’étendue de l’information disponible.

Dans ce cadre, la théorie des contrats peut être une ressource importante pour éclairer la situation du financement de la première industrialisation en Angleterre. En effet, la relation bilatérale prêteur - emprunteur se situe dans un contexte d’asymétries d’information relativement fort dont nous avons précisé les principaux éléments précédemment.

A partir de là, une analyse en terme de risque moral peut être proposée si l’on se trouve face à une situation où l’une des parties peut agir de façon à léser l’autre, puisque l’une est moins bien informée que l’autre et que les contrats proposés sont nécessairement incomplets.

Dés lors, le risque moral est source d’inefficience 322 . Tout d’abord, il rend plus difficile et aléatoire la réalisation de transactions mutuellement avantageuses par le fait même que celui qui encoure le risque ne possède pas une information suffisante sur son partenaire dont les choix réels ne l’entraînent pas nécessairement à profiter de cette situation.

De plus, le coût élevé des systèmes de surveillance 323 qui doivent être mis en œuvre sont sources de mauvaises allocations des ressources disponibles. Enfin, la partie susceptible de provoquer le risque (ici l’emprunteur) peut ne pas fournir l’effort adéquat puisque rien ne l’incite. Avant même l’acceptation du contrat, lorsque le système d’information est déficient, le risque est susceptible de se produire à partir du moment où les agents les plus porteurs de ce risque cherchent à passer des contrats qui leur seront favorables: il y a alors sélection adverse.

Dans un tel contexte, où le prêteur court le risque d’une non-exécution du contrat et où l’emprunteur peut prendre des risques inconsidérés, le marché financier n’offre que très peu d’opportunités  de transactions. La banque peut alors se spécialiser dans la surveillance des risques. On peut la considérer comme en situation de délégation de surveillance de la part de tous les prêteurs auprès de tous les emprunteurs.

La thèse développée par Daron Acemoglu et Fabrizio Zilibotti 324 part bien de cette réalité pour rendre compte du fait que le capitalisme émergent s’accompagne toujours d’un financement externe bancaire initial ; le marché financier ne construisant ses liens avec le secteur industriel que dans un second temps.

Selon ces auteurs, prêter à un industriel pendant une phase de décollage économique est l’occasion de subir un risque moral. Face à cela il est inévitable de supporter des coûts d’agence (en particulier de surveillance) qui dépendent de la structure d’information résultant du stade de développement de l’économie et de la société considérées.

On sait que la réduction des coûts d’agence devient possible à partir du moment où cette structure d’information se modifie et en particulier dans le cas où existent suffisamment de signaux 325 permettant d’interpréter la situation réelle des entreprises industrielles. A partir du moment où les signaux émis viennent valider la croyance des prêteurs, des contrats peuvent être souscrits.

Mais telle n’est pas la situation pendant une première Révolution Industrielle. Au contraire, dans une telle économie, le nombre des entreprises est tout à fait limité. En conséquence, celles-ci produisent peu d’externalités (c’est à dire de signaux permettant éventuellement de valider le choix des prêteurs).

Il en résulte une faiblesse de l’information ex post dont la conséquence est, bien entendu, le caractère très élevé des coûts d’agence. Le rôle des banques devient alors décisif puisqu’elles seules sont en mesure de répondre à cette défaillance du marché en recueillant l’information sur les entreprises en les surveillant et en produisant des incitations sur les entrepreneurs.

Cette analyse permet de répondre d’une manière différente au paradoxe mis en lumière par Pressnell, Posnan et Pollard. Ceux-ci, considérant la faiblesse du capital fixe des entreprises industrielles, en déduisaient l’impossibilité de liens de financement entre le marché des capitaux et les entreprises.

On peut proposer un autre type d’explication dans lequel la faiblesse du ratio capital fixe / capital variable n’est pas causale. Elle n’est que le signe d’un phénomène beaucoup plus important sur le plan des modalités de financement. Elle signifie la faiblesse du nombre d’entreprises industrielles et par-là même, le caractère ténu des externalités sur lesquelles peuvent s’appuyer les prêteurs pour valider leurs prises de décision.

Ce n’est plus alors la croissance du ratio capital fixe / capital circulant qui va expliquer ultérieurement l’apparition d’un marché financier incluant des titres industriels. C’est beaucoup plus le fait que le développement économique et, notamment le passage à une seconde phase de la Révolution Industrielle, signifie un accroissement du nombre des entreprises et de leurs interrelations c’est à dire un accroissement considérable des externalités.

C’est celui-ci qui permet aux prêteurs de s’engager dans une stratégie de placement sur le marché des capitaux. En effet, compte tenu du nombre des projets industriels, l’information devient de bien meilleure qualité ce qui signifie un affaiblissement suffisant des coûts d’information, de transaction et plus généralement des coûts d’agence pour envisager une relation prêteurs – emprunteurs plus directe.

Une telle analyse permet de comprendre également un second paradoxe. On le sait, contrairement à l’idée reçue, l’épargne est abondante au début de la Révolution Industrielle. Cependant, elle ne se place qu’épisodiquement en industrie, préférant la thésaurisation, les placements fonciers et l’achat de titres publics ou semi-publics qui place l’économie dans une situation d’équilibre sous-optimum. La même analyse permet de lever ce paradoxe tout en expliquant la désaffection à l’égard des valeurs ci-dessus citées au milieu du dix-neuvième siècle.

Notes
308.

Postan M.M: « Recent Trends in the Accumulation of Capital”. Economic History Review. 1st Series. 1935. P 1-12.

309.

Pollard.S: « Fixed Capital in the Industrial Revolution ». Journal of Economic History 24.1963. P 299-314.

310.

«  More fundamentally, it seems […] that the saving classes of the community in the first half of the eighteenth century were primary interested either in fixed-interest securities or in the purely speculative chances offered by government lotteries. The rudimentary state of contemporary business organisation precluded the offer to the investing public of many safe shares or debentures, and speculative ambitions were an impracticable source of long-term finance for business purposes. In consequence, investors tended to put their money into land or government securities. ». In Pressnell LS: «  Country banking in the Industrial Revolution ». Oxford. 1960.

311.

Dickson P.G.M: « The Financial Revolution in England ». Macmillan. Saint Martin’s Press. New York. 1967. P 489.

312.

Floud R, McCloskey D : « The Economic History of Britain since 1700 ». Vol. I: 1700-1860. Cambridge University Press. 1994. P 151.

313.

Cochet F, Henry G M : « Les révolutions industrielles, processus historiques, développement économique » Ed Armand Colin. Paris. 1995. P 278.

314.

Hobsbawn E J : « Histoire économique et sociale de la Grande-Bretagne » Tome 2. De la révolution industrielle à nos jours. Ed du Seuil. Coll. “l’univers historique”. Paris. 1968. P 68.

315.

«  They provided a more general intermediation function in a local area between the savers (e.g. agricultural landlords) and investors (e.g. artisanal manufacturers ) than could typically be provided by individuals with a limited range of contacts, such as scriveners and attorneys».Op Cité. P 115.

316.

Deane.P: « The Role of Capital in the Industrial Revolution ». Exploration in Economic History. X, 2. P 364.

317.

«  After 1688 the English state assisted in the development of markets largely by repealing restrictive statures or by encouraging the courts to neglect the enforcement of those areas of the common law which had hindered private exchanges and initiatives. Between 1688 and 1815 laissez-faire proved to be increasingly attractive as an ideology and as a political strategy for economic growth because a viable basis in law and behavior for a market economy was already in place before the Restoration » Op. Cité. P 229.

318.

« English laws continued to be based on an assumption, spelled out in preambles to the statures, that insolvency and bankruptcy were caused « not so much by reasons of losses and unavoidable misfortunes » but rather by an « intend to defraud and hinder creditors of their just debts and duties to them due and owing » Op. Cité. P 231.

319.

Durkheim.E : “De la division du travail social” 1893. PUF. 1991.

320.

« …the whole system of business organisation rested upon a mound of case law which was not tidied up until the very end of the nineteenth century » Op. Cité. P 234.

321.

«  At no time during the industrial revolution did the mint supply either the volume or the denominations of coins required to support the ever-expanding needs of trade and payments. Complaints about shortages of coin particularly for retail trade and wage payments are a constant theme of eighteenth-century writings on money ».

Ibid. P 235.

322.

Selon le critère de Pareto.

323.

Monitoring costs.

324.

Acemoglu D, Zilibotti F  :« Agency Costs in the Process of Development ». Journal of Economic Literature. February 1996. P 39.

325.

Information ex post.