3- LE FINANCEMENT D’UNE REVOLUTION INDUSTRIELLE TARDIVE : L’EXEMPLE ALLEMAND

L’ascension économique de l’Allemagne s’effectue sur la période 1850 – 1914. Par rapport à la Grande – Bretagne ou même la France, il s’agit donc d’un développement tardif. De 1850 à 1873, l’Allemagne connaît un cycle d’expansion seulement stoppé par la crise de 1873.

A partir de 1887, un accroissement de la production sans précédent, à peine ralenti par les crises cycliques de 1901 et 1907 amènera ce pays à être en 1914 la première puissance économique européenne. Le retard et la rapidité de ce processus d’industrialisation se sont accompagnés de spécificités structurelles essentielles.

Tout d’abord, l’industrie allemande se caractérise d’emblée par une forte concentration qui s’achève pour l’essentiel au début du XXe siècle.

Sur le plan vertical, elle permet la création de vastes sociétés par actions, les Konzern, formés d’entreprises d’une même branche liées par des participations financières. C’est notamment le cas dans la métallurgie (Krupp, Thyssen, Stinnes). Sur le plan horizontal, la concentration se développe de manière plus disparate. Elle prend parfois la forme de l’absorption comme dans la chimie ou l’électricité (Siemens), mais elle résulte le plus souvent d’une dynamique d’accords et d’associations qui se partagent le marché.

Il en résulte des cartels qui fixent les prix et réglementent la production : c’est le cas dans l’industrie minière (Kohlen Syndicat) et métallurgique (Stahlwerkswehrband). Cette concentration industrielle exceptionnelle est certainement le prix à payer pour effectuer un réel processus de rattrapage. Celui-ci n’aurait pas pu être cependant, envisagé sans la présence d’une structure de financement de l’activité adaptée au contexte particulier de l’Allemagne de la deuxième partie du XIXe siècle.

Dans ce domaine, la participation des grandes banques par actions au financement du boom d’accumulation industrielle reste fondamentale. Validant l’analyse de Gerschenkron 335 , elles offrent des capitaux substituables à une épargne privée encore insuffisante 336 . La banque universelle allemande accroît cette emprise sur le système de financement de l’activité grâce au très haut degré de concentration qui la caractérise. La plus grande partie du marché est rapidement dominée par les « quatre D » 337 .

Celles-ci détiennent la moitié du capital bancaire et connaissent une croissance très rapide pendant la phase de décollage allemand comme en atteste le tableau suivant  338 :

Document IV : Evolution du capital des banques allemandes entre 1890 et 1914
Banques
(Capital en millions de Marks)
1890 1900 1914
Deutsche Bank 75 150 250
Dresdner Bank 48 110 200
Darmstädter Bank 60 105 160
Diskonto Gesellschaft 60 115 300

Source : Piétri N : p 565

Cette situation favorise évidemment l’approfondissement du processus de concentration bancaire durant la période. Ainsi, dans la décennie des années 80, la Diskonto Gesellschaft prend le contrôle de 28 rivales, alors qu’au même moment, la Dresdner Bank s’empare de 41 établissements bancaires.

Ce pouvoir des grandes banques sur le marché explique en grande partie la spécificité de leur intervention dans le financement de la grande industrie allemande. C’est en effet par l’instauration de nouveaux liens entre banques et industries que la constitution des grandes entreprises devient possible.

L’émission d’actions au profit des entreprises industrielles constitue dés le début du processus de croissance économique allemande une des opérations principales des banques. Il faut pour cela, que les firmes adoptent la forme juridique de la société par actions et qu’elles abandonnent en faveur de cette dernière les formes anciennes de la société de personnes et de la commandite par actions qui avaient dominé jusqu’à 1870.

Le montant du capital versé de toutes les sociétés par actions qui atteint 1200 millions de Marks en 1873 est multiplié par 10 en 1913 339 . Toutes les branches de l’industrie comportent des sociétés par actions. Cette forme juridique de propriétés offre aux banques la possibilité d’un contrôle sur la direction des entreprises industrielles. Lénine, quoique analysant cette situation comme un signe de putréfaction du capitalisme plutôt que comme un élément d’émergence, en donne la description suivante  340  :

«  …quand ces opérations prennent une extension formidable, il en résulte qu’une poignée de monopolistes se subordonne les opérations commerciales et industrielles de la société capitaliste tout entière ; elle peut grâce aux liaisons bancaires, grâce aux comptes courants et à d’autres opérations financières, connaître tout d’abord exactement la situation de tels ou tels capitalistes, puis les contrôler, agir sur eux en élargissant ou en restreignant le crédit… »

D’autre part, l’institution d’un Conseil de Surveillance (Aufsichtsrat) joue le rôle d’un organe consultatif lors des opérations d’assainissement et de concentration qui ont lieu à l’instigation des représentants de la banque. Ce conseil permet la mise en œuvre de fonction de représentation et de contrôle. En donnant des directives au Comité de Direction, il est en mesure de faire adopter ou d’influencer largement les résolutions et stratégies concernant les investissements.

Le Conseil de Surveillance joue en outre un rôle essentiel auprès des firmes représentées en son sein dans la mesure où il facilite la collecte de l’information et par conséquent les relations d’affaires. A ce titre, par exemple, c’est le système bancaire qui, outre ces propres prises de participation directes dans le capital de l’entreprise, se charge du placement des titres auprès des différents souscripteurs.

En ce sens, la fonction de coordination de l’activité industrielle par le secteur bancaire, sur laquelle nous aurons à revenir, semble bien établie. Enfin, il faut noter que cette fonction de contrôle présente pour les banques une importance particulière puisque, principales actionnaires ou créancières, elles ne peuvent être indifférentes aux destinées de l’entreprise industrielle.

Au surplus, cet ensemble d’éléments justifie la forte présence de la banque universelle dans le fonctionnement même de la firme industrielle. En 1914, la Deutsche Bank est présente dans 186 sociétés et certains banquiers cumulent jusqu’à 44 sièges de conseillers 341 . Mais la grande innovation de la banque allemande semble être d’avoir accepté, à travers l’opération de crédit, la mise en place d’un processus de transformation des ressources à vue et à court terme en crédit à moyen et long terme 342 .

«  …stratégie que tout banquier anglais (et français) considérait alors, et pour de nombreuses années, comme une pure hérésie financière tant les risques paraissaient élevés »

Les emprunts à long terme sont rarement émis par la firme elle-même. Ils sont, la plupart du temps, souscrits parmi les clients d’une ou plusieurs banques. Toutefois, la part du capital prêté à long terme tend à se réduire par rapport à l’ensemble des ressources empruntées au cours du processus de développement du capitalisme productif allemand. Le recours aux crédits à court terme s’accroît pour une double raison.

S’il est d’abord nécessaire de financer un investissement fixe, il faut ensuite répondre à l’accroissement de la taille du fond de roulement consécutif à l’extension de la dimension de la firme industrielle. Ce besoin sera satisfait par une technique originale, celle des crédits en compte courant indéfiniment renouvelés.

Dans ce système de financement très flexible, les opérations de dépôts et de retraits sont laissées au libre choix du détenteur du compte sous contrainte qu’il ne dépasse pas les limites de plafonnement de son crédit, lequel est garanti par une hypothèque sur la propriété immobilière.

L’avantage essentiel sur lequel nous devrons revenir également ultérieurement, c’est qu’une telle méthode de financement permet non seulement le processus de transformation mais, élément fondamental, qu’elle contribue surtout à allouer des crédits à long terme aux taux des prêts à court terme.

Les industries lourdes, en particulier, bénéficient de conditions plus avantageuses que celle du marché libre mais aussi de celle offerte par les banques de dimensions plus modestes. Au total, les ‘«’ ‘ Aktienkreditbanken »’ jouent un rôle important dans le financement de l’industrialisation germanique et l’élaboration d’un modèle bancaire allemand.

Elles exercent la fonction de maison d’émission en ce qui concerne les titres (actions et obligations) des firmes industrielles. Elles sont le ‘«’ ‘ catalyseur ’» du processus d’industrialisation dans la mesure où l’accroissement du total de leurs actifs dépassa la croissance du stock de capital au cours de cette période.

Il en est de même d’ailleurs de l’extension de leur crédit en compte courant plus rapide que la croissance de l’ensemble du produit national. Elles se révèlent être enfin, par leur rôle éminent dans les Conseils de Surveillance des sociétés anonymes, les instigatrices à l’origine du mouvement de cartellisation si nécessaire au type d’industrialisation tardive qu’a connu ce pays 343 .

Il est nécessaire d’ajouter que la politique bancaire vis à vis du processus d’industrialisation privilégie une stratégie de diversification propice à l’étalement des risques. Celle-ci est confortée par la présence d’une banque centrale (la Reichbank) dont le rôle face aux aléas conjoncturels restera toujours important. Celle-ci, créée en 1847 en Prusse, devient en 1875 la banque centrale de l’empire. Sa première tâche est d’organiser le contrôle de l’émission monétaire ce qu’elle fait sans interdire cette émission pour les trente-trois banques qui disposent de ce droit mais en le rendant suffisamment onéreux pour qu’il cesse d’être attractif 344 .

Dans le même temps, cette banque centrale accroît ses provisions afin de transférer plus aisément les droits d’émission vers ses propres comptes. Compte tenu de la situation économique allemande et des besoins impérieux de financement de l’appareil productif, ces choix de la banque centrale engendrent rapidement une modification notable de la stratégie des grandes banques privées 345 .

‘“Alors, les banques d’émission commencèrent à bénéficier de cette provision. L’émission ainsi régulée n’offrait que peu de chance de profit et elle était exclue de certaines activités commerciales très lucratives. L’achat et la vente de titre à travers la banque était déjà commune : elle devint une pratique régulière en Allemagne »  ’

Le point culminant de l’influence directe de la banque sur l’industrie semble avoir été atteint à la fin du XIXe siècle. Jusque dans les années 80 de ce siècle, H.Bechtel 346 peut conclure ainsi son analyse du financement de la révolution industrielle allemande  :

‘„La bourse de Berlin fut moins un libre marché du capital qu‘un lieu de collecte et de compensation pour les banques d‘affaires „’

A partir du début du XXe siècle seulement, les relations de dépendance entre les banques et la grande industrie se modifient. Si l’influence des banques reste prépondérante dans les activités les plus anciennes (la mine par exemple) il semble avéré que celle-ci a décliné dans les secteurs plus modernes de l’industrie comme le montre l’autonomisation prise par l’industrie chimique 347 et la mise en place de rapports plus directs entre les firmes industrielles et le marché financier.

Ainsi, quoique de manière beaucoup moins nette qu’en Grande-Bretagne, le marché financier devient alors un acteur important du financement de la croissance allemande. Il reste que le processus de ‘«’ ‘rattrapage » ’propre à l’industrialisation de ce pays se distingue du cas anglais. Il en découle pour l’Allemagne une analyse de la nature du financement bancaire sensiblement différente de celle propre à la Grande-Bretagne.

Notes
335.

Gerschenkron.A: « Economic Backwardness in Historical Perspective. Harvard University Press. 1962.

336.

Du moins quant à sa disponibilité sur le plan industriel.

337.

Darmstädter Bank , Deutsche Bank, Dresdner Bank, Diskonto Gesellschaft.

338.

Piétri N : Evolution économique de l’Allemagne du milieu du XIX° siècle à 1914. Regard sur l’histoire. Société d’Edition d’Enseignement Supérieur. 88, Bd Saint Germain. Paris 1982. p 565.

339.

Idem. P 368.

340.

Lenine.V : « L’impérialisme stade suprême du capitalisme » ; Œuvres choisies. Tome I P 682-683. Moscou. Edition du Progrès. 1968.

341.

Ibid. P 369.

342.

Gourlaouen J.P, Perraudeau Y: «  Economie, problèmes monétaires et financiers » Tome II. Edition Vuibert. Paris. Paris. P 163.

343.

Puisque, vecteur central du processus de coordination de l’activité.

344.

« Economic Development of France and Germany, 1815-1914 » Cambridge University Press. 1966. P 391.

345.

« At once, the other banks of issue began to take advantage of this provision. Issue regulated as theirs was had no great chance of profit and they were excluded from certain very lucrative lines of trade. The buying and selling of securities through banks was already common: eventually it became the regular practice in Germany” Idem. P 392.

346.

„Die Berliner Börse war nun weniger ein freier Kapitalmarkt als vielmehr ein Sammel- und Abrechnungsplatz für Bankgeschäft“ in Bechtel H: « Wirtschaftsgeschichte Deutschlands im 19 und 20 Jahrhundert ». Verlag Georg D W Callwey. München. 1956. P 329.

347.

Piétri N : « Evolution économique de l’Allemagne du milieu du XIXe siècle à 1914 ». Regard sur l’histoire. Société d’Edition d’Enseignement Supérieur. 88 , Bd Saint Germain . Paris 1982. P 376.