5-3- Un exemple : Le financement des firmes thaïlandaises pendant la phase de décollage

L’environnement économique que nous avons observé lors des Révolutions Industrielles du XVIIIe et du XIXe siècles se retrouve ici, dans la seconde partie du vingtième siècle, avec la même conséquence : Des structures de financement centrées sur la banque selon un même processus.

Les pays à faible croissance et faible revenu par tête sont caractérisés au départ par la domination d’une finance informelle: le prêt pour des investissements de petites dimensions est assuré par des réseaux de relations sociales et par le contrôle d’un groupe de pairs. Dés lors que l’économie se développe, certains de ces réseaux se formalisent en associations de prêts de voisinage puis en banques locales.

Ce processus, permettant une structuration plus grande de l’intermédiation, est souvent accéléré à l’occasion de nouvelles périodes de croissance liées à de nouvelles opportunités commerciales ou industrielles. Durant toute cette période, l’intermédiation financière est assurée par la banque. Le marché des capitaux ne joue qu’un rôle mineur puisque les systèmes légaux et réputationnels ne sont pas encore clairement établis.

Le cadre du financement se reflète dans le cycle de vie de l’entreprise. Celle-ci démarre en général comme une affaire familiale utilisant des ressources financières propres et une épargne de proximité. A partir d’un certain niveau de résultats, la firme étendant son réseau relationnel devient capable d’attirer des fonds venus d’un cercle plus large d’intermédiaires financiers et notamment des banques.

Ce n’est qu’à partir du moment où l’entreprise acquiert la capacité d’émettre une information fiable que la transparence de l’économie s’affermit et que l’application des contrats devient juridiquement plus sûre. L’entreprise peut alors envisager un financement par le marché.

Avec ses spécificités, la situation financière des années 80 et du début des années 90 se trouve largement en deçà de cette dernière période dans le cas de la Thaïlande. Ce pays peut donc être caractérisé comme disposant d’un système de financement clairement centré sur la banque.

Cinq caractéristiques essentielles permettent d’en comprendre la raison. En premier lieu, les principales entreprises thaï sont organisées sous la forme du conglomérat dont Alba, Claessens, Djankov nous propose l’organigramme suivant 368 .

Plusieurs particularités émergent de ce type d’organisation économique. Selon La Porta R, Lopez de Silanes F, Shleifer A, Vishny W 369 , 47% des firmes thaï sont contrôlées par au moins leurs trois principaux apporteurs de capitaux.

Cette concentration de la propriété industrielle et commerciale peut se comprendre comme le moyen essentiel de résoudre les problèmes d’agence puisque les principaux détenteurs du capital sont à même de contrôler la firme et de limiter l'inefficacité du management.

Dans un pays où l’application des lois financières est faible, les groupes dominant l’entreprise peuvent également obtenir un accès privilégié aux sphères du pouvoir politique afin d’obtenir des crédits plus aisément, tout en exerçant leur forte capacité à disposer de l’ensemble des ressources stratégiques. Empiriquement, on peut constater d’ailleurs cette corrélation entre concentration et profit 370 .

Document X :Le cadre organisationnel d’un conglomérat Thaï
Document X :Le cadre organisationnel d’un conglomérat Thaï

Source : Alba P, Claessens S, Djankov   Figure 1, page 12.

Les résultats de cette étude, construite à partir des données du ‘«’ ‘ Stock Exchange of Thailand ’», examinent la corrélation existant entre le niveau de profitabilité pour l’année 1992 et la concentration des entreprises pour cette même année. On constate une corrélation positive pour cette année de référence 371 .

Document XI : Concentration de la Propriété et Profitabilité

Profit 92 Profit 96
Concentration de la propriété 92

0.202

(0.084)
-0.063

(-0.090)

Variables muettes de secteurs incluses
Oui Oui

Variables muettes de taille incluses
Oui Oui

Observations
236 236


0.176 0.163

Source : Alba P, Claessens S, Djankov   Table 4, page 17.

Un tel dispositif s’explique par la jeunesse relative du mouvement d’industrialisation thaï ; les premières compagnies non bancaires émergent dans les années 40 et 50. La plupart des fondateurs sont encore vivants 372 et jouent parfois encore un rôle dans l’activité au jour le jour de l’entreprise, leurs enfants disposant des fonctions de management.

Les entreprises recrutent rarement leurs directions, ce qui limite les aspirations de tous les employés n’appartenant pas à la famille dominante. Les liens familiaux sont renforcés par la pratique visant à créer de nouvelles entreprises en s’alliant avec d’autres familles de même niveau.

Le procédé, encourageant la création de ‘«’ ‘barrière à l’entrée »’, accroît par conséquent l’influence familiale dans le secteur de l’entreprise. La rationalité d’un tel gouvernement d’entreprise s’explique par les traits saillants de toute économie en développement.

Le cadre juridique, s’il existe formellement (et même de manière avancée) ne s’accompagne que d’une très faible capacité d’application du fait de la faiblesse de l’appareil judiciaire, ainsi que le montre le tableau suivant dans lequel on peut voir que si le cadre légal disponible est plus étendu en Asie du Sud-Est qu’en Amérique Latine, il en est exactement à l’inverse pour ce qui concerne son application 373 .

Document XII : Niveau de Protection des Investisseurs en Asie et en Amérique Latine
Pays Protection de l’investis
seur.
Protection du
créancier
Application de la loi Pays Protection de l’investis
seur.
Protection du
créancier
Application de la loi
Inde 2 4 6.1 Argentine 4 1 5.6
Indonésie 2 4 4.4 Brésil 4 1 6.5
Malaisie 4 4 7.7 Chili 4 2 6.8
Pakistan 5 4 4.3 Colombie 1 0 5.7
Philippines 4 0 4.1 Mexique 0 0 6.0
Sri Lanka 2 3 5.0 Venezuela 1 Nc 6.2
Thaïlande 3 3 5.9 Moyenne 2.2 0.8 6.1
Moyenne 3.1 3.1 5.4  

Source : Alba P, Claessens S, Djankov   Table 3, page 15.

Au surplus, quoique appuyées sur le Bankrupcy Act de 1940, les lois sur les banqueroutes rendent très difficiles pour les créanciers d’obtenir justice à l’encontre des emprunteurs. Après 12 ans de préparation laborieuse, les droits du créancier ont pourtant été reconnus en 1998. Cependant, les obstacles essentiels subsistent.

Sous l’ancienne loi dont les principaux attendus sont encore en vigueur, la seule solution pour que le créancier puisse obtenir satisfaction était d’en appeler aux tribunaux. Ils devaient obtenir l’approbation du juge avant d’engager la procédure de recouvrement de la dette par la réalisation des collatéraux. (procédure en général fort longue).

Ensuite, l’exécution du jugement nécessitait une seconde approbation des juridictions. La procédure s’étendait en moyenne sur cinq ans. La situation était plus difficile pour un créancier étranger puisque celui-ci devait apporter la preuve que son pays garantissait des droits équivalents à un éventuel créancier thaï (ce qui est dans la pratique impossible à déterminer) 374 .

Un tel environnement ne saurait évidemment que procurer de faibles incitations à s’introduire sur le marché financier compte tenu du faible niveau de garantie et de la forte probabilité de manquer de transparence.

On comprend que dans ce cadre la relation financière privilégiée par les entreprises et par les prêteurs soit l’intermédiation bancaire. L’alliance entre les groupes dominants la banque favorise d’ailleurs le recours à ce type de mécanisme comme le montre le tableau suivant  375  :

Document XIII : Concentration de la Propriété et Changement en matière d’endettement entre 1992 et 1996
Document XIII : Concentration de la Propriété et Changement en matière d’endettement entre 1992 et 1996

Source : Alba P, Claessens S, Djankov   Figure 3, page 19. L’axe vertical représente le changement en matière d’endettement de 1992 à 1996 (en %). L’axe horizontal représente la situation des cinq principales concentrations de la propriété.

Dans sa fonction d’intermédiation, le système financier thaï dispose de deux types de ressources, l’épargne domestique et l’emprunt étranger dont le montant pour la première partie des années 90 est représenté par les données suivantes 376  :

Document XIV : Evolution des types de ressources du système financier thaï de 1991 à 1995
  1991 1992 1993 1994 1994 1995

Taux d’épargne domestique (%PIB)
31.1 31.3 32.5 33.6 34.2 38.4

Dettes par rapport à l’étranger (%PIB)
36.99 36.2 37.1 43.1 42.4 54

Source: Thomson Bank Watch Inc. 1998.

Le marché financier thaï peut être décrit comme ‘«’ ‘assez peu profond »’. Le marché des titres est pour des raisons déjà évoquées, très modestes aussi bien dans le domaine des actions que des obligations de long terme.

Le secteur bancaire quant à lui est réduit à une quinzaine de banques et un nombre croissant de compagnies financières. Pour ce qui est des banques proprement dites, leurs activités s’exercent en liaison étroite avec la banque centrale (Bank of Thailand) notamment depuis la crise bancaire du début des années 80.

Face à ces sérieuses difficultés bancaires, la Banque centrale a en effet adopté une attitude franchement interventionniste, n’hésitant pas permettre à l’une des banques nationalisées (Krung Thai Bank) d’absorber la principale banque privée en cessation de paiements (Sayam Bank).

D’autre part, avec le plein soutien de la puissance publique, les banques privées ont été autorisées à mettre en place une démarche dite de «réhabilitation » qui, sur la base d’un «camouflage » 377 de leur compte, a permis, grâce à la croissance économique postérieure, de retrouver un haut niveau de profitabilité bancaire 378 .

Document XV : Retour Moyen sur Actif des Banques Commerciales (R.O.A.A %)  :
R.O.A.A (*)
88 89 90 91 92 93 94 95 96
0.9 0.64 0.94 0.96 1.29 1.52 1.63 1.73 1.06

ROAA : Profit courant après impôts / Actif total moyen pour l’année courante et les dernières années.

L’orientation du crédit, de l’épargne domestique vers le financement de la dette par l’étranger a signifié au début des années 90, la mise en place de structures institutionnelles nouvelles.

Alors que jusqu’à cette période, les institutions financières étrangères n’étaient pas les bienvenues, à partir de ces années, la mise en place du ‘«’ ‘Bangkok International Banking Facilities »’ 380 a eu pour fonction d’internationaliser la dette thaï. A travers cette institution, les autorités thaï s’engagèrent auprès des banques étrangères à accepter celles-ci (après une phase d’adaptation destinée à tester la banque candidate) sur le marché local du crédit.

Depuis les années 70, les emprunteurs thaïs pouvaient sous certaines conditions se tourner vers des prêteurs internationaux : ce type d’emprunts était nommé ‘«’ ‘out-in »’, le passif était ‘«’ ‘off shore »’ et l’actif, domestique. Cependant, l’immense majorité des bilans est resté, avant la création du B.I.B.F, eux-mêmes, domestiques.

Avec le B.I.B.F, l’ensemble des banques thaï a adopté la règle ‘«’ ‘out-in »’ avec le soutien des autorités qui y ont vu un moyen de limiter la puissance financière de Hongkong sur la région. Si le lien des banques avec les pouvoirs publics est sous-jacent, celui des compagnies financières est direct. Il illustre clairement la situation de transition vers la croissance propre aux pays en situation de décollage. En effet, les sociétés financières, quoique jouant également un rôle dans l’intermédiation (internationale dans ce cas précis), ne sont pas des banques ordinaires. Elles n’ont en général que fort peu de déposants, voire la plupart du temps, elles n’en ont aucun.

De plus, en opposition aux banques d’affaires des pays développés, elles ne disposent pas de capacités d’expertise technique et financière particulières. Elles n’ont d’utilité ni en matière d’expérimentation ni dans le domaine du monitoring.

Leur fonction est tout à fait différente et renvoie à la nature de l’intervention du champ politique sur l’économique dans la phase de décollage : des liens familiaux, clanique ou simplement de clientèle entre ces sociétés et l’appareil d’Etat.

Au même titre que la mise en place d’un «peg » Baht – Dollar par la Banque of Thailand, la nature de ces sociétés financières joue, dans le cadre des anticipations des agents, un rôle de réducteur d’incertitude en matière d’investissements internationaux désireux d’intervenir sur le marché asiatique. P.Krugman exprime cette situation institutionnelle de la manière suivante 381 :

«  Qu’étaient exactement ces sociétés financières ? (…) La réponse résidait fondamentalement dans les relations politiques- souvent en effet, le propriétaire de la société financière était un parent d’un des membres du gouvernement. Et donc l’affirmation selon laquelle les décisions touchant au montant des emprunts et des investissements résultaient de jugements du secteur privé, par nature imprévisibles, sonnait complètement faux. Il est vrai que les prêts aux sociétés financières n’étaient pas soumis à des garanties formelles comparables à celles des sociétés de crédit américaines. Mais les banques étrangères qui prêtaient de l’argent à la société financière du neveu d’un ministre peuvent être excusées de croire qu’elles bénéficieraient d’une protection renforcée (...). Et il se pourrait que les créanciers étrangers aient eu raison ; dans près de neuf cas sur dix, les créanciers étrangers des sociétés financières ont en effet été tirés d’affaire par le gouvernement thaï lorsque la crise éclata. »
Notes
368.

Cf. Infra document X. In Alba P, Claessens S, Djankov: « Thailand’s corporate financing and governance structures: impact on firm’s competitiveness. World Bank. Conference on Thailand’s dynamic sector competitiveness. UNNC. Bangkok. 20-21 May 1998.

369.

La Porta R, Lopez de Silanes F, Shleifer A, Vishny W : « Law and Finance ». Journal of Political Economy. 1998.

370.

Alba P, Claessens S, Djankov: « Thailand’s corporate financing and governance structures: impact on firm’s competitiveness. World Bank. Conference on Thailand’s dynamic sector competitiveness. UNNC. Bangkok. 20-21 May 1998. P 17.

371.

Par contre, la régression de la « profitabilité 96 » sur la « concentration 92 » est négative pour 1996. Ce résultat suggère, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, une dégradation de la performance des firmes concentrées. Cela pourra être mis en relation avec l’espérance des entrepreneurs d’accroître leur activité au delà des niveaux d’efficience souhaitables.

372.

Dans la période précédant la crise de 1997.

373.

Idem. P 15.

374.

Delhaise P.H : « The Implosion of the Banking and Finance Systems ».John Wiley & sons (Asia) Pte Ltd. 1998. Singapour p97-98

375.

Alba P, Claessens S, Djankov: « Thailand’s corporate financing and governance structures: impact on firm’s competitiveness. World Bank. Conference on Thailand’s dynamic sector competitiveness. UNNC. Bangkok. 20-21 May 1998. P 19.

376.

 Delhaise. op. cité. P 86

377.

op cité. P 82.

378.

op cité. Table 41. P82.

379.

R.O.A.A = After tax profit in current / Average of the total assets in current and last years.

380.

B.I.B.F.

381.

Krugman. Op cité. P 116-117.