CONCLUSION : LES FORMES DE FINANCEMENT DU CAPITALISME PRODUCTIF EMERGENT

L’ensemble des pays ayant connu une période d’industrialisation rapide à la fin du XIXe siècle dispose d’un système de banques universelles finançant la majorité des firmes à travers des prêts et des prises de participation dans le capital. Ces banques qui préexistent à l’industrialisation, vont s’efforcer durant toute cette période de conserver une situation oligopolistique sur le marché grâce à différents types de régulation et à l’utilisation de barrières légales à l’entrée.

Motivées par le profit, elles vont activement promouvoir l’investissement dans l’industrie en s’engageant dans la coordination du financement du capital. L’absence de banques disposant de cette taille critique et manquant de capacités de contrôle du marché, se trouve probablement, pour partie à l’origine de l’impossibilité de réaliser les conditions de mise en œuvre du processus de coordination. C’est ce qui semble être le cas dans l’expérience russe et espagnole précédent la première guerre mondiale et l’échec de leur tentative de développement à cette époque.

Au contraire, dans le cas allemand (mais aussi belge et italien) la nature des banques universelles leur permet de mieux réduire les coûts de coordination qu'elles auraient pu le faire si elles n'avaient disposé que d’une stratégie de crédit standard. La banque est donc une institution économique capable de susciter, d’orienter et de contrôler les externalités afin de résoudre de manière optimum les difficultés de coordination de l’activité.

Un tel dispositif diffère donc quelque peu de la situation des premières phases d’industrialisation comme celle de l’Angleterre où, comme nous l’avons vu avec Acemoglu et Zilibotti, il s’agit beaucoup plus de résoudre les problèmes d’expérimentation et de diversification des risques que d’organiser le cadre propre à une supervision efficace. Le modèle anglais fragmenté et spécialisé s’est avéré efficace pour mener à bien le financement d’un tel processus d’industrialisation. Il n’en reste pas moins unique.

En revanche, les mécanismes de développement d’un capitalisme productif émergent en Asie, tels que nous venons de les analyser, semblent pouvoir être rapprochés de l’expérience allemande. Dans le cas le plus ancien, celui du Japon, la mise en œuvre des processus de coordination s’effectue de manière originale à travers la structure du Zaibatsu, conglomérat qui intègre en son sein même la complémentarité financement bancaire - industrialisation.

Avec des particularités nationales, cette expérience se répète pour ce qui concerne les phases plus récentes en Asie. En Corée du Sud, par exemple, le gouvernement Park nationalise l’ensemble du système bancaire et l’instrumentalise au compte de sa politique économique notamment en dirigeant sa politique de crédit subventionné vers les secteurs industriels stratégiques.

De même, dans le cas de la Thaïlande, la faiblesse du financement de marché s’accompagne d’une interpénétration complexe du système bancaire public, du système bancaire privé, des compagnies financières avec l’appareil d’Etat. Comme pour la période initiale de développement de la Corée du Sud pendant les années 60 et 70, le problème de la coordination reste au cœur du processus de croissance accélérée que connaît la Thaïlande.

Là aussi, cette coordination est assurée par l’intermédiaire du financement bancaire. Son caractère particulier résulte essentiellement d’une intervention de l’Etat beaucoup plus directe que dans le cas de l’expérience des Révolutions Industrielles de la fin du XIXe siècle. C’est précisément cette particularité qui fait problème car la nature de ces Etats diffère largement en ce qui concerne la nature de leur système légal.

Pour reprendre les critères fondamentaux de la sociologie politique proposés par Max Weber, il semble que si l’on peut caractériser l’Etat bismarckien à la fin du XIXe siècle en Allemagne, de modèle de ‘«’ ‘ légitimité bureaucratique ’», il n’en est pas de même en ce qui concerne les pays d’Asie du Sud-Est.

Dans ce cas, la « légitimité traditionnelle » semble être un élément essentiel à prendre en compte dans l’analyse des stratégies publiques, notamment en matière de financement de l’activité. Le degré de fragilité financière qui en résultera, trouvera ici l’une de ses justifications majeures.

Quoiqu’il en soit, il nous semble possible ici de valider notre hypothèse et considérer que le rôle de la banque va devenir déterminant dés lors que le capitalisme marchand laisse la place à un nouvel ordre productif.

Fortement marqué par les normes concurrentielles et la présence d’entreprises « pionnières », celui-ci s’oppose au précédent, construit sur l’économie de rente, c'est-à-dire sur l’existence du monopole des compagnies.

Dans ce cas préindustriel donc faiblement concurrentiel, ni le problème de l’expérimentation, ni celui de la réduction des défauts de coordination ne se posaient avec la même acuité et en tout état de cause, la compagnie de monopole savait y pourvoir. L’activité d’une banque 382 , telle celle qui va dominer la phase d’émergence du capital productif, n’était pas encore à l’ordre du jour.

Notes
382.

Celle-ci peut même être comprise comme une concurrence potentielle à l’encontre des compagnies. On comprend alors que dans cette période le financement de marché pourtant porteur de tous les risques, lui soit néanmoins préféré.