4- LA STRUCTURE ET LA REGLE COMME ELEMENTS D’EVALUATION DU DEGRE DE FRAGILITE FINANCIERE

4-1- L’importance de la structure du système bancaire comme indicateur de fragilité financière

L’analyse des conditions de résolution et de prévention des paniques bancaires est un moyen d’enrichir la réflexion sur le caractère plus ou moins aigu de la fragilité bancaire.

Dans ce cadre également, l’opposition entre l’approche en terme de retrait aléatoire et celle insistant sur l’idée d’asymétries d’information demeure un passage obligé.

La première démarche met au centre de son analyse la plus ou moins grande importance des flux de liquidité.

En effet, si l’on se réfère, dans le cadre de cette approche, à la situation de suspension de convertibilité, on admet explicitement que sa cause provient d’une insuffisance de liquidité dans le système bancaire. L’afflux d’une liquidité additionnelle peut, évidemment prendre différentes formes depuis les flux physiques d’or jusqu’à la possibilité d’emprunter en recourant à l’escompte.

Sans nier la nécessité de flux de liquidité, l’approche en terme d’asymétrie d’information envisage les conditions de résolution des paniques financières d’une autre manière.

Les flux de liquidité sont, dans cette optique, essentiels, mais pour une raison sensiblement différente de celles évoquées par l’approche précédente. Il s’agit ici, beaucoup plus, d’insister sur l’importance de ces flux comme signal à l’égard des déposants de la situation non risquée des établissements financiers.

Cependant, les transferts de liquidité ne sont pas, dans le cadre de cette approche, des moyens nécessaires et suffisants pour résoudre les paniques.

Pour montrer cela, on peut comparer la durée nécessaire pour mobiliser la liquidité à la durée effective des suspensions de convertibilité des dépôts.

Les banques new-yorkaises disposaient, dans la seconde partie XIX° siècle, d’un portefeuille de titres incluant des actifs internationaux. Myers 558 considèrent que de 30 à 40 % des intérêts versés par ces banques correspondent à des effets de commerce qu’elles détiennent sur des places financières européennes.

Or, à partir de 1866, un câble transatlantique permet de relier les centres financiers européens à New York. On peut donc penser que dans la situation de suspension de convertibilité, les déposants sont assurés de voir le système bancaire américain en capacité de prendre ses dispositions afin de recevoir les quantités d’or physique en contrepartie de titres de premier rang.

On évalue à deux ou trois semaines, le temps nécessaire pour que le transfert et la distribution soient effectués 559 . Pourtant, il semble que, dans le cas des paniques financières américaines du XIXe siècle, la durée de la phase de suspension de convertibilité des dépôts excède un mois, comme le montrent les crises de 1873 et 1893 560 . Quant à la panique de 1907, la suspension s’étend du 26 octobre 1907 au 7 janvier 1908.

Le niveau de liquidité disponible sous forme d’espèces métalliques n’est donc pas un élément suffisant pour résorber la panique. Dans le cas de la panique de 1890, il semble même ne pas être nécessaire, du moins si l’on se reporte à l’expérience anglaise.

L’étude de C.P.Kindleberger 561 montre le déroulement de celle-ci, de la manière suivante. En août 1890, prenant en compte les difficultés de la banque Baring Brothers, Lord Lidderdale, le gouverneur de la Banque d’Angleterre demande à celle-ci de limiter ses acceptations à l’escompte de la part de sa filiale argentine.

Puis en novembre, face au risque de panique que la situation de la Baring 562 fait courir à l’ensemble du système bancaire, la Banque d’Angleterre participe à la mise en place d’un comité dirigé par Lord Rothschild et comprenant les principales banques de la place pour traiter le problème des valeurs argentines détenues par la Baring.

Convaincues que le gouvernement prendra sa part, en commun avec la Banque d’Angleterre, dans l’action visant à soutenir la Baring, les onze banques participant au comité décident de mettre en place un fonds de garantie d’un montant total de 8 millions de livres. Kindleberger peut raisonnablement conclure de cet épisode:

‘“Le fond de garantie fut considéré comme la preuve de la puissance du système, sans que la faillite de la Baring se révéla être le signe de sa faiblesse »563

Ainsi, face à l’insolvabilité conjoncturelle de la Baring, c’est la coopération des banques anglaises qui en assumant collectivement la charge de ses dettes, a permis d’éviter la ruée aux guichets.

On n’assiste donc pas à un choc de demande de monnaie suivi d’une vague de retraits qu’un flux d’or tente de réprimer. De manière différence, c’est plutôt un mécanisme d’assurance collective mis en place par le système bancaire qui remet en cause des anticipations négatives résultant d’un contexte marqué par de fortes asymétries d’information.

Il faut donc insister, en ce qui concerne l’analyse du degré atteint par la fragilité bancaire, sur la qualité des arrangements institutionnels propres au pays concerné.

Dans le cas américain, trois formes peuvent être relevées. En premier lieu, des formes de coopérations informelles se mettent en place, souvent spontanément, dans le but de faire face aux paniques éventuelles. Cette première forme est d’autant plus développée que l’Etat permet la mise en œuvre du ‘«’ ‘ branch banking »’. C’est la situation qui prévaut autour de 1830 aux Etats-Unis.

Golembe et Warburton 564 étudient le système de garantie mutuelle mis en œuvre par les banques dans l’Indiana en 1834 puis l’Ohio et l’Iowa plus tard.

Ce dispositif permet aux banques d’opérer des transactions sur leurs dettes, de détenir un pouvoir de régulation étendu les unes sur les autres à travers la mise en place d’une institution commune 565 et d’être responsables des dettes de tous les autres acteurs bancaires.

Analysant la panique de 1839, ils estiment que cette capacité à la coordination de l’activité, modifiant la structure bancaire, rend la possibilité de faillite plus faible dans cet Etat que dans d’autres n’adoptant pas une démarche similaire.

Dans un second temps, les Etats choisissent d’ailleurs une démarche incitative favorisant la mise en place d’arrangements semblables mais plus formalisés sur le plan juridique et institutionnel notamment.

Enfin, à partir du milieu du siècle, apparaissent des solutions institutionnelles privées sous la forme de ‘«’ ‘ Clearing Houses ’» dont le rôle essentiel est de prévoir la coordination des réponses bancaires au processus de panique.

Cette solution, initiée en 1853 à New York, résout le problème posé par les dettes interbancaires et permet l’existence d’une première forme de prêteur en dernier ressort en émettant de la monnaie et procurant une assurance des dépôts.

Afin d’assurer ces fonctions, la ‘«’ ‘ clearing house ’» dispose du pouvoir d’auditer les banques en particulier sur la nature de leur prise de risque, elle encadre les transferts de capitaux et sanctionne les membres qui n’ont pas observé les règles communes.

Pendant la phase de panique, les ‘«’ ‘ Clearing Houses » ’mettent en place un marché d’actifs bancaires illiquides acceptant ceux-ci comme collatéraux en échange de l’émission de certificats de prêts.

Ces certificats de prêts 566 permettent aux banques adhérentes de répondre aux demandes des déposants. L’aspect essentiel de ces certificats de prêts reste cependant leur qualité d’engagement collectif. La faillite individuelle d’une banque particulière ne menace plus les déposants de celle-ci.

Ces certificats de prêts peuvent être escomptés contre de l’or. Le taux d’escompte indique par conséquent la capacité de la ‘«’ ‘ Clearing House ’» d’honorer sa dette. Lorsque que cela n’est plus le cas, la suspension devient inévitable.

La stratégie coopérative des banques et les arrangements qui en résultent, ont donc été une solution efficace pour limiter la fragilité bancaire et donc le risque de panique tant que le système bancaire est demeuré peu centralisé et le nombre de banques réduit 567 .

Dès lors que le nombre de banques s’est accru, le problème du ‘«’ ‘ passager clandestin ’» s’est posé dans le cadre de la ‘«’ ‘ clearing house ’», puisque le coût de la supervision y est supporté individuellement alors que les gains sont diffusés à l’ensemble des banques.

Cela explique probablement que les principales réussites en ce domaine aient impliqué l’adoption du principe de monopole de la compensation.

C’est, par exemple, le cas du ‘«’ ‘ Suffolk Banking System ’» 568 mis en place entre 1825 et 1858 en Nouvelle-Angleterre.

Les membres du système de compensation devaient conserver un dépôt sans intérêt auprès de la banque Suffolk de Boston. Celle-ci acceptait alors de compenser au pair les billets émis par les autres établissements financiers.

Le coût de l’information supporté par la Suffolk Bank était largement compensé par les économies d’échelle réalisées dans ses opérations de clearing mais également, dans les opérations de prêts interbancaires, activité pour laquelle elle se révélait, évidemment, tout particulièrement efficace.

Si l’on compare, maintenant, la situation américaine à d’autres cas connus pour l’importance qu’ils accordent aux accords de branches interbancaires, force est de constater l’existence d’une différence radicale en matière de fragilité bancaire.

Dans l’exemple canadien, Bordo 569 considère que l’absence de panique depuis 1830 dans ce pays résulte de l’adoption, par celui-ci, d’une démarche favorable au ‘«’ ‘ branch banking ’» dés le milieu du XIXe siècle.

Le système bancaire canadien favorise, en effet, la mise en place de réseaux bancaires au niveau national. De plus, la coordination y est rendue plus aisée par le faible nombre d’institutions bancaires (une quarantaine à la fin du XIXe siècle).

Il résulte de ce dispositif que les possibilités de faire face à la menace de crises bancaires sont meilleures qu’aux Etats Unis : les principales banques coordonnent rapidement leurs activités en période de crise et la banque de Montréal s’impose en tant que prêteur en dernier ressort.

En conséquence, les difficultés bancaires seront beaucoup plus faibles au Canada. On estime pour la période 1870-1909 570 que le taux de faillite américain atteignait 0.36% contre 0.1% pour la banque canadienne.

De la même manière, l’étude de De Long et Becht 571 met en évidence l’extrême différence de volatilité financière observée dans dernière partie du XIXe siècle entre les Etats Unis et l’Allemagne d’avant la première guerre mondiale.

L’hypothèse la plus plausible pour expliquer cette différence tient probablement à la structure du système bancaire des deux pays.

La « Grobanken » allemande, comme instance de coordination de l’information, est plus apte que l’Unit Bank américaine. Réalisant une meilleure estimation des fondamentaux de l‘entreprise, la « Grobanken»  s‘avère capable de maîtriser et d‘anticiper les risques encourus par le secteur productif.

Il en est d‘ailleurs de même en matière de marché financier. Dans ce cas, le prix des titres est administré par la banque à travers son activité d‘information et de supervision, ce qui permet d‘éviter les chocs spéculatifs qui éloigneraient le cours des titres de leur valeur fondamentale 572 .

Cependant, le degré de fragilité bancaire ne s’explique pas seulement par la capacité structurelle, plus ou moins grande, du système bancaire à coopérer pour mutualiser les risques et prévenir les crises.

Rien n’indique en effet, que la banque individuelle ait intérêt à participer à ce type d’arrangement coopératif.

Il paraît donc nécessaire de réfléchir sur le possible caractère incitatif de l’action publique. Celle-ci s’exprime, d’abord, en matière bancaire, par l’entremise de la loi.

Notes
558.

Myers.M.G: « The New-York Money Market». New York. Columbia University Press. 1931.

559.

Analysant la crise de 1907, Calomiris et Hubbard considèrent que la durée effective pour ces opérations a été un mois. In Calomiris.C.W, Hubbard R.G : « International Adjustment Under the Classical Gold Standard : Evidence for the US and Britain, 1879-1914”. North-Western University. 1989.

560.

Sprague.O.M.W : op. cité P 53-58 et P 180-186.

561.

Kindleberger.C.P: « Manias, Panics and Crashes. A History of Financial Crises ». New York. Basic Books. 1978. P 153 à 156.

562.

Elle est solvable à long terme mais a besoin de 8 à 9 millions de livres à court terme.

563.

«  The guarantee funds was taken as a measure of the strength of the London financial system more than the Baring failure was taken as a sign of weakness Op. Cité P 155.

564.

Golembe.C, Warburton.C: “Insurance of Bank Obligations in Six States during the Period 1829-1866”. Federal Deposit Insurance Corporation. Typescript. In Calomiris.C, Gorton.G : Op. Cit. P 117.

565.

« Board of Control”.

566.

Ceux-ci, émis en quantité limitée, représentent de petites sommes ce qui permet leur circulation identique à celle d’une monnaie.

567.

Et que les lois affaiblissant la possibilité de « Branch Banking » n’ont pas été promulguées.

568.

Rolrick.A.J, Smith.B.D, Weber.W.E: “Lessons from Laissez-Faire Payments System: The Suffolk Banking System (1825-1858)» Federal Reserve Bank of St Louis. Review. Mai-juin 1998. P 105-115.

569.

Bordo.M: ”The Impact and International Transmission of Financial Crises”: Some Historical Evidence, 1870-1933. Revista di storia economica. 2d ser. Vol 2. 41-78.1985.

570.

Calomiris.C, Gorton.G: Op. Cité P 116.

571.

De Long.J.B, Becht.M: « Excess Volatility and the German Stock Market, 1876-1990 » JEL C12, G14, G21, N23. Mars 1992.

572.

Idem P 21.