CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE:
SPECIFICITE DE LA FRAGILITE FINANCIERE AUX DIFFERENTES EPOQUES D’EMERGENCE DU CAPITALISME PRODUCTIF:

* A l’issue de cette réflexion sur la nature de la fragilité financière du capitalisme productif naissant, dans les pays émergents contemporains et dans ceux ayant initié des révolutions industrielles « classiques », nous pouvons mettre en lumière le degré de proximité constaté en matière de fragilité dans ces deux cas.

Cette mise en relation est importante puisque si l’on est en mesure de cerner des invariants en ce qui concerne la forme de la fragilité financière en situation d’émergence, on peut renforcer l’hypothèse que ce type de fragilité est propre à l’émergence en tant que telle. Cette fragilité financière spécifique devient un concept que la théorie peut interpréter puis intégrer à l’analyse.

Il en résulte, alors, que les tâtonnements initiaux en matière de régulation financière, puis les différents dispositifs progressivement choisis, doivent être considérés comme un ensemble d’expériences utiles et un guide précieux pour l’action publique des pays en développement. En l’occurrence, l’existence de tels invariants rend pertinente l’idée que dans le domaine de la régulation financière, l’histoire importe.

Pour cerner la forme spécifique de la fragilité financière du capitalisme émergent, il a d’abord fallu rendre compte de la nature historique du financement des entreprises pendant la révolution industrielle.

Que l’on se réfère à la révolution industrielle initiale, celle de la Grande Bretagne ; à des révolutions industrielles plus tardives comme celles du Japon, d’Allemagne ou des Etats-Unis ; ou bien encore à des révolutions industrielles contemporaines, on a pu montrer que le marché financier joue un rôle mineur et parfois inexistant au niveau du financement des firmes industrielles.

Dans la première révolution industrielle, le marché ne permet pas l’expérimentation parce qu’il est incapable de résoudre les problèmes d’externalités que pose le processus d’innovation : l’information devenue bien commun pénalise l’activité d’investissement et plus généralement bloque le processus de croissance.

De même, dans les révolutions industrielles plus tardives, comme celle qui se développe en Asie du Sud-Est avec une similitude forte par rapport à l’Allemagne et au Japon, le marché financier n’est pas, dans un premier temps, apte à financer de manière optimale des projets industriels.

Dans ce cas, le marché n’est pas suffisamment institutionnalisé pour conduire une coordination efficiente des agents. Il résulte de cette incapacité, l’apparition d’équilibre sous optimaux.

Il revient à l’organisation de suppléer le caractère déficient du marché en matière de coordination. La production du lien technologique, la supervision de l’activité seront le fait d’un système bancaire mieux à même de financer de manière optimale l’investissement productif.

C’est donc dans sa fonction d’intermédiation et de transformation, de mise en relation impersonnelle des prêteurs et des emprunteurs par le moyen du crédit que la banque répondra à ces imperfections du marché.

Dans le premier âge de l’industrialisation, le marché financier restera donc d’un importance limitée. Non qu’il n’existe pas, mais d’une manière non décisive pour l’activité globale.

Comme à l’époque préindustrielle, on verra le marché financier fonctionner essentiellement comme un instrument de gestion de la dette publique.

Il deviendra pendant la phase d’industrialisation, un lieu mineur de financement de l’activité bancaire d’intermédiation et de transformation.

Il faudra attendre les progrès de la diffusion de l’innovation dans l’appareil productif mais aussi ceux du système réglementaire pour que son institutionnalisation lui permette de devenir un candidat majeur au financement de l’activité des secteurs économiques essentiels.

Partant de ces résultats, on a pu montrer que la fragilité financière propre à cette époque du développement économique portait sur la fragilité du système de crédit.

De manière plus générale, on peut considérer que la fragilité financière du capitalisme émergent prend la forme d’une fragilité bancaire d’intermédiation 642 .

* Le caractère spécifique de cette fragilité peut être précisé par l’analyse des crises financières qui en découle, qu’il s’agisse des crises américaines de l’époque du « National Bank Area » ou de la crise asiatique de 1997.

Dans tous ces cas, l’aggravation du degré de la fragilité bancaire a conduit vers des crises dont la forme dominante est celle de la panique bancaire.

Le contexte général qui sous-tend le processus menant de la fragilité bancaire à ce type de panique répond à un cheminement identique pendant les différentes émergences passées et présentes du capitalisme productif.

On constate, en effet, dans la plupart des cas, que le niveau de la croissance est exceptionnel pour les années précédant la panique. Le taux de croissance des années antérieures à la crise asiatique est, certes, beaucoup plus important que les taux de croissance préalable aux crises bancaires du XIXe siècle, mais dans les deux cas, ce taux est supérieur au taux de croissance de long terme pour la période considérée 643 .

Dans les deux cas également, la croissance s’appuie sur une forte ouverture au commerce international puisque le taux de croissance des exportations et des importations dépasse également le taux de long terme.

Le rôle moteur de l’accroissement du stock de capital privé apparaît déterminant dans chacune des époques puisqu’un boom de l’investissement productif peut être noté dans les années précédant la plupart des paniques.

Cet investissement est financé par un secteur bancaire fortement stimulé par une intervention de la puissance publique plus ou moins directe mais toujours influente 644 .

Il résulte de cette situation que le taux de croissance de la masse monétaire connaît une rapide expansion 645 dans les années précédant la crise.

Dans cette période, les taux d’intérêt réels tendent à augmenter (notamment en relation avec les taux servis dans les centres financiers dominants) d’autant plus fortement que l’on s’approche de la panique 646 .

L’existence d’une situation d’asymétrie d’information permet d’expliquer ce dernier fait, tout en éclairant les racines de la fragilité financière du capitalisme productif émergent.

Les taux d’intérêt s’accroissent non seulement parce que la liquidité se raréfie mais surtout parce que les banques promettent des taux de rémunération élevés aux prêteurs du fait qu’elles prennent des risques de plus en plus importants compte tenu du niveau de concurrence bancaire et des garanties dont elles pensent disposer.

Cette hausse des taux aggrave les problèmes d’agence inhérents aux situations de crédit. Elles sélectionnent, par ces taux, les mauvais emprunteurs 647 et en acceptant des projets qui se révéleront, à terme, peu fiables 648 , précipitent le système financier dans des espaces où la fragilité bancaire peut évoluer dans le sens de la panique généralisée.

* Ce processus menant à la panique, structuré comme une double-contrainte, peut se développer parce qu’existent des incitations fortes, conduisant à la fragilité bancaire, liées à un contexte marqué par les garanties implicites ou explicites offertes par la présence plus ou moins affirmé d’un prêteur en dernier ressort sans que le système légal génère des normes prudentielles suffisamment exigeantes pour assurer la discrimination entre les banques solvables et celles qui ne le sont pas.

Les banques, dominant le mode de financement du capitalisme émergent, se trouvent alors inéluctablement placée devant l’alternative suivante :

* En ce qui concerne les pays émergents au XIXe siècle, Mishkin 649 montre, en prenant le cas de la Grande Bretagne, que les paniques financières s’achèvent dans les années soixante de ce siècle.

L’analyse que l’on peut en proposer repose sur le fait que ce pays utilisant depuis le début, mais de manière parcimonieuse, le prêt en dernier ressort, a effectué de manière efficace la transformation et l’adaptation de son appareil légal modifiant ainsi l’information financière disponible pour les agents notamment les prêteurs.

La même analyse peut être menée, pour l’émergence contemporaine –en particulier en Asie du Sud-Est- en se référant aux travaux de Demirgüç-Kunt et Detragiache 650 .

Entre 1980 et 1997, la présence d’une assurance de dépôts accroît la fragilité bancaire et le risque de panique lorsque les pays étudiés ne se sont pas dotés d’un système légal incluant des normes prudentielles de régulation et de supervision suffisamment efficaces.

Sans de tels outils, la mise en œuvre d’un système d’assurance ne peut que se heurter à des prises de risques finalement incompatibles avec la stabilité financière.

La période d’émergence du capitalisme productif conduit donc à une évolution spécifique des rapports entre l’espace économique et l’espace politique. Celui-ci, en approfondissant son action institutionnelle et légale et en lui donnant une véritable cohérence, peut parvenir, progressivement à desserrer la double-contrainte et ainsi à réduire la fragilité financière sous sa forme bancaire.

Dans le même temps, cette amélioration de l’appareil de supervision et de régulation favorise une meilleure institutionnalisation du marché permettant à celui-ci de devenir un centre essentiel du financement de l’activité productive. Dés lors, c’est l’axe même de la fragilité financière qui va devoir se déplacer sensiblement.

Notes
642.

Il s’agit ici essentiellement d’une intermédiation de bilan qui inclut l’intermédiation de crédit (collecte de dépôts, octroi de crédits) et l’intermédiation de titres (prise de participation). Voir à ce propos Courbis.B, Froment.E, Karlin.M : « Banque et Finance ». Encyclopédie Economique. Chapitre 44. Economica. 1991.

643.

Delargy.P.J.R, Goodhart.C: « Financial Crises : Plus ça change, plus c’est la même chose » Special Paper N°18. LES Financial Markets Group an ESRC Research Center. Special Paper Series. London. January 1999. P 18.

644.

Idem P 25:  « Nevertheless governments in both the pre-1914 crisis country and in Asia were quite closely involved in encouraging and facilitating the continuation and extend of the investment boom, with a view to the rapid development of their economy” P 25.

645.

Ibid. P 39.

646.

Ibid. P 52 : « Only just before the start of the crisis was there much evidence of interest rate raising in this countries, either pre-1914 or Asian, relative to the international centre, London pre-1914 , New York 1990s. »

647.

Situation de « sélection adverse ».

648.

Situation « d’aléa moral ».

649.

Mishkin.F: « Moral Hazard and Reform of the Government Safety Net” paper prepared for FRB Chicago Conference “Lessons from Recent Global Crises” Chicago, September 30 – October 2 . 1999.

650.

Demirgüç-Kunt.A, Detragiache.E: «Does Deposit Insurance increase Banking System Stability ? An Empirical Investigation ». World Bank.