TROISIEME PARTIE
DUALITE DE LA FRAGILITE FINANCIERE DANS LE CAPITALISME PRODUCTIF DE MATURITE

INTRODUCTION

* A partir de la fin du XIX e siècle, dans une partie des pays développés, la tendance inhérente au capitalisme, celle qui œuvre à l’émancipation du ‘«’ ‘ marché autorégulateur »’ , est en marche comme elle l’était déjà au dix-septième et dix-huitième siècle en Europe.

Certes, le capitalisme a changé. Le capital marchand est devenu capital productif. Il ne s’agit plus de contrôler seulement les espaces, c'est-à-dire les flux de richesse. Il s’agit de contrôler la création même de la richesse.

Ce processus, comme l’avait bien vu Polanyi -et Marx avant lui- transforme en marchandise tout objet et toute relation… au point de devenir marchandise pour lui-même 651  :

‘« Le profit est réalisé en faisant du capital productif, lui-même la marchandise qui s’échange d’où le terme de métacapitalisme[…]pour désigner « les jeux du capital sur le capital » menés essentiellement, aujourd’hui sur les marchés financiers »’

L’expression évidente de ce métacapitalisme, qui tel Shylock transforme tout en or, 652 reste aujourd’hui sa capacité à dissoudre les frontières politico-économiques au profit du marché autorégulateur.

L’espace politique recule face à l’espace économique conquérant du marché. Mais cette tendance profonde ne se meut pas de manière aussi linéaire.

Certes, elle domine les années 80, comme elle a dominé les années 20. Cependant, elle ne le fait jamais au même rythme partout, ni sans reculer, elle-même, sous l’assaut de son propre désordre. Le mode de financement de l’activité productive est le terrain de ce mouvement discontinu.

A l’époque du capitalisme de maturité dans son mouvement vers le métacapitalisme, ce mode de financement ne présente pas un visage uniforme.

A la fois, parce que les révolutions industrielles ont émergé à des moments historiques différents; à la fois, parce que le type d’institutionnalisation du marché ne s’est pas construit à partir d’outils identiques mais au contraire avec des éléments issus des cultures nationales, en particulier sur le plan du droit.

Il est de fait que l’existence d’une forme juridique propre à favoriser la liberté d’utilisation du capital a contribué à réduire fortement les asymétries d’information consubstantielle de la relation préteurs-emprunteurs.

Par contre, l’absence d’une telle forme laisse une place centrale à la banque comme instance réductrice d’incertitude.

Il serait néanmoins tout à fait excessif de voir dans ‘«’ ‘ l’amélioration du cadre juridique ’» en faveur du propriétaire de capital, le facteur causal expliquant un processus uniforme vers le financement de marché.

En effet, l’histoire financière du capitalisme de maturité se révèle beaucoup plus discontinue. A une phase –généralement qualifiée par la pensée orthodoxe- de ‘«’ ‘ développement financier ’» répond une phase de ‘«’ ‘ répression financière ’» 653 .

A l’espace du marché répond, comme toujours à d’autres époques et sous des formes renouvelées, l’espace du politique.

Car le problème est bien là : l’immense capacité innovatrice du marché financier se paye d’une instabilité redoutable susceptible de détruire jusqu’au cœur de ‘«’ ‘ l’économie réelle »’.

* Dés lors, l’espace politique ne peut pas ne pas répondre aux asymétries d’information non surmontées par le marché, en replaçant au centre de l’activité financière, le système bancaire dans sa fonction traditionnelle d’intermédiation de crédit.

Ainsi l’existence d’un système de rente bancaire qu’implique cette stratégie va favoriser, un temps, la croissance économique. Mais paradoxalement celle-ci, en stimulant le développement des firmes de grandes dimensions, en particulier transnationales, permettra à ces dernières de s’émanciper du financement bancaire et de rétablir les avantages propres au fonctionnement du marché financier, réactualisant cette tendance de fond du capital. Ce retour du marché va contribuer à créer des formes financières variées.

Nous observerons à cette occasion que les pays dont les systèmes légaux favorisent depuis l’origine une intermédiation de crédit se trouvent soumis au risque d’une double fragilité financière.

Nous pourrons le montrer dans le cas japonais comme dans le cas des pays nordiques. La montée de la crise bancaire se construit autour d’un double processus.

Pendant la période de croissance, les institutions bancaires répondent à la fois aux débiteurs et aux créanciers en démontrant leur capacité de maîtriser -en contrepartie d’une rente financière- les asymétries d’information propres au contrat de prêt.

La prise de dimension nationale et internationale des groupes industriels dominant rend ce mode de financement progressivement inadapté et les incite à s’en échapper.

Dés lors, la banque ne peut que s’adapter à cette démarche en investissant, elle-même, le marché financier sans disposer des atouts nécessaires à la mise en œuvre efficiente de cette nouvelle stratégie.

La crise qui en résulte est l’issue presque fatale d’une rencontre inévitable entre le monde du crédit et celui du marché.

Crise de transition, elle illustre la tentative de passage d’un mode de financement axé sur la régulation financière administrée à un nouveau type plus conforme aux canons de la libéralisation et du marché.

* Parallèlement, lorsque le niveau de développement économique est suffisant et lorsque la nature du système légal le rend possible, l’intermédiation de marché peut reprendre une progression remise en cause, antérieurement, par sa propre crise.

A ce moment, le marché peut être interprété -sur le plan de la théorie orthodoxe- comme une institution permettant une allocation des ressources parfaitement efficiente, c'est-à-dire d’une nature telle que si elle connaît des fluctuations provoquées par les soubresauts de l’économie réelle, elle ne peut connaître ni fragilité ni crise.

Or, l’instabilité qui résulte de ce mode de financement, oblige, pourtant à considérer favorablement l’hypothèse de sa fragilité financière.

On peut la découvrir à travers les nombreux processus de surréaction qui éloignent, pendant des moments parfois longs, le cours du marché de la valeur fondamentale des actifs qu’ils représentent.

Cet état de fait montre que, d’une certaine manière, le marché financier est capable au moins partiellement, de s’émanciper de la sphère productive et de poursuivre un cheminement relativement autonome. On retrouve là, sous une forme se rapprochant de la pureté de son concept, le métacapitalisme.

Le caractère endogène que cette déconnexion confère à ce marché n’est pas sans conséquences sur les comportements induits chez les agents ; il n’est pas sans conséquences non plus sur la nature de la fragilité financière qui lui est propre.

Dés que prix et valeur divergent, l’agent ne saurait être rationnel et s’efforcer de lever les asymétries d’information qui pèsent sur le marché, s’il ne considère, dans ses prises de décision que les fondamentaux du marché. Il se doit aussi et parfois prioritairement d’intégrer les représentations qu’ont adoptés les autres acteurs.

La rationalité mimétique qui en résulte alimente la possibilité, pour le marché, de connaître une dynamique marquée par des équilibres multiples. Parmi eux, celui qui fonde l’existence d’une fragilité financière de marché, c’est le changement de convention conduisant à l’éclatement de bulles que l’on peut qualifier de rationnelles.

Finalement, quelle que soit la forme des modes de financement du capitalisme de maturité -nouvelle intermédiation bancaire ou intermédiation de marché- émerge une fragilité spécifique. Il s’agira, alors, de montrer en quoi chacune d’elles répond à une même structure de double contrainte.

* Il s’agit donc pour nous de valider l’hypothèse selon laquelle le capitalisme mature est marqué par une dualité de sa fragilité financière. L’examen de cette hypothèse nous amènera à adopter la démarche suivante :

  • Dans un premier chapitre, nous expliciterons les conditions de développement du financement par intermédiation de marché en insistant sur l’importance des conditions institutionnelles et légales. Nous explorerons ensuite les limites au développement du marché financier dont lui-même est porteur en justifiant ainsi le maintien d’un financement par intermédiation de crédit. La dualité financière qui résultera de cette analyse devra être discutée sur le plan théorique afin de présenter les deux modes de financement du capitalisme mature comme à la fois complémentaires et en compétition.
  • A partir de là, le second chapitre s’efforcera de définir les fondements de la fragilité d’intermédiation de crédit du capitalisme de maturité. A travers l’exemple japonais, nous tenterons de mettre en évidence l’existence d’une double fragilité financière. La croissance économique remet en cause le financement par intermédiation de crédit. Les difficultés du système financier à modifier sa stratégie l’entraîne alors vers une fragilité initiale où la sélection adverse joue un rôle majeur. Il en résultera une fragilité induite du fait de l’incapacité à s’adapter à un nouveau mode d régulation pourtant inévitable.
  • Dans le dernier chapitre, nous examinerons les sources de la fragilité propres à l’intermédiation de marché. Après avoir développé l’hypothèse d’efficience de marché, nous nous efforcerons de démontrer -en nous appuyant sur des résultats issus de l’économie expérimentale, de l’analyse économétrique et de la recherche théorique- que l’on peut limiter la portée de cette analyse en mettant en lumière, dans le cadre d’un marché soumis à l’asymétrie d’information, l’existence d’acteurs dotés d’une rationalité procédurale induisant la possibilité de processus mimétiques propices à l’apparition de phénomènes de surréaction durables. A partir de là, nous nous efforcerons de valider cette analyse en examinant les phases précédant les crises de 1929 et de 1987.

Nous conclurons en observant qu’en dépit de la dualité des formes de la fragilité financière du capitalisme de maturité, celle-ci conserve bien dans sa nature une structure de double-contrainte.

Notes
651.

Dockés.P: « Périodisation du capitalisme et émergence d’un néo-capitalisme » p 83 in Dockés.P: « Ordres et désordres dans l’économie-monde. Essai. P.U.F. Quadrige. Mai 2003. Paris. P 551. L’auteur emploie aussi le terme de « capitalisme au carré » le capitalisme qui prend comme matériau d’échange le capital lui-même.

652.

Shakespeare.W: « Le marchand de Venise » in Marx.K: « Critique de l’économie politique » -b- Les moyens de paiement. Œuvre Tome I. Bibliothèque de la Pléiade. P 400.

653.

D’une certaine manière, ne peut-on pas interpréter le financement bancaire comme une réponse optimale aux tentatives de financement par le marché mises en œuvre à l’époque du capitalisme marchand sans qu’un contexte institutionnel adéquat ne soit édifié ?