REFLEXION SUR LA DOUBLE FRAGILITE BANCAIRE DU CAPITALISME MATURE JAPONAIS.

2-1- La croissance remet en cause progressivement un système de financement axé prioritairement sur la banque

Pendant les années 50 et 60, le système bancaire s’est engagé dans le financement du développement industriel à l’aide de prêts garantis et s’accompagnant de taux relativement faibles compte tenu de l’incertitude portant sur le succès d’entreprises dont le potentiel ne s’était pas encore révélé.

A partir des années 70, l’émergence du Japon, comme l’une des économies majeures résulte de la compétitivité exceptionnelle d’un appareil productif financé par les prêts bancaires. Ce processus stimule l’apparition de firmes transnationales dont 4 parmi les 15 premières mondiales sont japonaises 818 . Celles-ci génèrent des flux de revenus qu’elles peuvent, maintenant, utiliser pour alimenter leur croissance future.

En ce qui concerne leurs besoins de financement externe, elles vont donc pouvoir, progressivement, s’orienter directement vers les marchés financiers, modifiant de manière radicale la répartition traditionnelle de la rente entre créanciers, actionnaires et entreprises 819 .

Avec l’accumulation d’une capacité productive, désormais en place, les firmes n’ont pas à investir une proportion de capital aussi forte que pendant la phase de haute conjoncture. De plus, elles possèdent maintenant, une capacité organisationnelle suffisante pour réduire l’incertitude inhérente à ces nouveaux investissements.

Document V : Sources nettes d’investissement des firmes non financières japonaises  :
Sources 1970-74 1975-79 1980-84 1985-89
Financement interne 43.2 51.9 55.8 53.4
Emission d’actions 3.3 3.3 3.5 4.5
Obligations 1.7 2.5 1.4 5.9
Papier Commercial 0.0 0.0 0.0 2.3
Prêts 51.7 42.3 39.3 33.8
Source : Hodder.JE, Tschoegl.A.E:   « Corporate Finance in Japan » in Takagi Shinji: « Japanese Capital Markets: New Development in Regulations and Institutions. Blackwell. P 137. 1993. (Moyenne sur cinq ans en pourcentage)

Elles vont, dés lors, utiliser une part de leur recette pour réduire leur dépendance à l’égard des banques : si de 1965 à 1977, le taux de croissance de l’endettement des grandes firmes s’accroissait de 4% l’an, entre 1983 et 1989, ce même taux diminuait de un à deux pour cent.

En conséquence, la capacité d’autonomie d’une partie de l’appareil productif vis à vis du système bancaire, issue de l’amélioration des conditions de mise en valeur des facteurs de production, va pouvoir se révéler 821 :

‘« Désormais, le même processus de développement qui, dans les années 70 et 80, avait éliminé l’incertitude inhérente aux prêts bancaires à l’entreprise industrielle permet aussi à ces entreprises de réduire leur dépendance à l’égard des banques »’

On peut comprendre ce type d’évolution en référence à l’analyse en terme de rente proposée par Rajan et Zingales 822 . Le système de répression financière peut être remis en cause par certains de ses acteurs à partir d’un certain niveau de développement de l’appareil productif.

Cette modification implique un déclin du dispositif traditionnel de répartition de la rente au détriment du créancier alors même que, dans ce dispositif, il en était l’un des principaux bénéficiaires.

Dans le cas du Japon, les entrepreneurs dominant les keiretsu vont modifier leurs perspectives de financement à partir du moment où leurs opportunités d’investissement sont importantes relativement aux capacités qu’ils ont de les financer. Or, cette situation apparaît pendant les années 80 pour les entreprises japonaises de grandes dimensions.

Celles-ci ont accru de manière inédite leurs parts de marché sur le plan international, mais elles sont, en même temps, les principales vecteurs du transfert de la rente à travers la structure du keiretsu.

Les gains obtenus à l’extérieur sont limités par les charges de financement dont le coût d’opportunité (relativement au coût extérieur du capital) tend à devenir trop important.

Il en résulte que le financement extérieur ne peut pas ne pas se mettre en place dés lors qu’on se situe dans un univers compétitif. C’est la stratégie qui sera suivie par les principales firmes japonaises ayant accès au marché mondial du capital. C’est la raison pour laquelle le financement externe s’effectuera de plus en plus largement à travers l’Euromarché pendant cette décennie.

De manière inévitable, les banques devront répondre à cette nouvelle donne et tenteront de mettre en œuvre des stratégies d’adaptation à ce nouveau dispositif en devenant elles-mêmes des acteurs essentiels du processus de dérégulation.

Il est donc nécessaire, si l’on veut définir clairement la nature de la fragilité financière du capitalisme japonais, d’interroger les rapports entre la modification profonde des relations système productif - système financier et la présence, dés la fin des années 70, du phénomène de libéralisation financière.

La configuration de fragilité financière propre au capitalisme japonais et plus généralement au capitalisme axé prioritaire sur le financement bancaire va pouvoir s’analyser de la manière suivante :

La croissance bouscule le modèle de financement appuyé sur la banque en favorisant, au profit des transnationales, l’opportunité de se financer sur le marché.

Cependant, dans une première étape, la structure même de ce modèle tend à retarder sa réforme ce qui conduit à un processus de «fragilisation bancaire initiale».

Cette situation précipite, dans un second temps, sa tentative de transformation sans que le marché construise sa propre régulation.

Il en résulte pour la banque la nécessité de répondre à cette fragilisation par des possibilités de nouvelles de sources de profits assorties de prises de risque mal maîtrisées, ce qui a pour conséquences d’accroître plus encore la fragilité financière, constituant ainsi une «fragilité induite».

C’est l’interaction entre ces deux tendances marquant de manière spécifique la fragilité financière du capitalisme mature axé sur la banque qui est à l’origine de la crise financière de longue durée que traverse le Japon à partir du début de la décennie 90.

Comme nous l’avons montré dans les autres formes historiques, la racine de la fragilité se retrouve dans l’existence d’une double-contrainte à laquelle se trouve exposé le système financier.

L’absence de modification radicale conduit inéluctablement le système bancaire vers la crise financière.

Mais tout aussi inéluctablement, la réforme financière parce qu’elle ne peut construire à temps les conditions optimales d’un nouveau type de régulation par le marché, conduit également à un surcroît de fragilité bancaire qui cumule avec la précédente.

C’est cette double occurrence qui contient la possibilité de crises financières de grande ampleur parce qu’à la fois crise du mode de régulation et crise de transition.

Paradoxalement, ces deux fragilités proviennent de tendances fondamentalement opposées. Dans une première étape, il s’agit d’empêcher toutes réformes bancaires ; dans l’autre, de les promouvoir.

Mais si les tendances sont contradictoires, leurs effets sur la fragilité financière se composent pour conduire à une configuration spécifique particulièrement instable.

Notes
818.

En 1998.

819.

Sur les rapports entre développement des firmes transnationales et gouvernance nationale. Cf. Sandretto.R: « Globalization and National Sovereignty. Defense of an Iconoclastic View”. Seventh International Conference. The Problems of Economic Integration of Ukraine into the European Union. Globalization and New economy. Yalta-Phoros. Ukraine 2002.P 9.

820.

Hodder.JE, Tschoegl.A.E:   « Corporate Finance in Japan » in Takagi Shinji: « Japanese Capital Markets : New Development in Regulations and Institutions. Blackwell. P 137. 1993.

821.

« Hence, the same developmental process that in the 1970s and 1980s eliminated the uncertainty inherent in bank loans to industrial enterprises also enabled these industrial enterprises to reduce their reliance on banks loans » in Lazonick.W: « The Japanese Financial Crisis, Corporate Governance and sustainable Prosperity » Working Paper n°27. Center for Industrial Competitiveness. University of Massachusetts Lowell and Euro – Asia Center. INSEAD. P 31. Février 1998.

822.

Cf. Rajan.G.R, Zingales.L: « The Great Reversals: The Politics of Financial Development in the 20th Century » Economics Department Working Papers n° 265. OCDE. Octobre 2000. Cf. supra. Chapitre I de la Troisième Partie.