1- LA THEORIE DE L’EFFICIENCE DES MARCHES FINANCIERS COMME ANTINOMIE DU CONCEPT DE FRAGILITE FINANCIERE

1-1- Le concept d’efficience appliqué aux marchés financiers et ses prolongements:

L’analyse du marché comme cadre dynamique efficient ne saurait, à son origine, être séparée de son interprétation comme processus obéissant à une marche aléatoire. Cette dernière peut être définit de la manière suivante : Sur un ensemble de probabilités, on définit une famille de variables aléatoires équidistribuées :



Soit la suite définie par et par . Pour , la suite est une marche aléatoire. Dans ce cas, la dynamique du prix d’un actif observera un processus de la forme 894  :

Cette approche, relativement ancienne 895 , va progressivement s’intégrer à la théorie économique et s’appliquer plus particulièrement à l’analyse du marché financier. C’est, tout d’abord, sur une base empirique que ce lien va s’effectuer à partir d’une analyse de la capacité prédictive des agents sur le marché.

Cette hypothèse adoptée par la recherche 896 , à un moment particulier -les années trente- va s’orienter vers l’idée d’imprévisibilité du marché compte tenu du caractère parfaitement inattendu de la débâcle financière de 1929.

En opposition aux théories chartistes 897 , les premières études statistiques puis économétriques 898 comparant la rentabilité moyenne de portefeuilles fictifs recommandés par un ensemble de professionnels aux performances du marché montre, pour les premiers une rentabilité annuelle moins élevée que la performance moyenne du marché 899 .

L’étude la plus complète demeure, à cette époque, celle de M.Kendall 900 . S’appuyant sur une base de données extrêmement vaste, il fait émerger le fait que n’existe qu’une très faible auto corrélation entre les variables dans les séries, ainsi qu’une faible corrélation entre les séries.

Il faut cependant, attendre les années 60 pour répondre, sur le plan de la théorie économique, à la question du caractère aléatoire de la volatilité du cours des titres financiers.

La présence de corrélations, même faibles mais empiriquement constatées, impose, dés cette époque, l’idée que les variations de la valeur des titres ne répondent pas entièrement à un processus de marche aléatoire. Dans le modèle de martingale 901 , le mouvement des cours reste imprévisible mais la variance conditionnelle des cours peut être anticipée en se référant aux variances des cours du passé.

Cependant, l’innovation majeure reste, sur le plan de la recherche théorique, celle de l’efficience informationnelle en ce qu’elle s’efforce d’introduire le modèle de marche aléatoire dans la théorie de l’équilibre de marché.

Il s’agit de démontrer en quoi le modèle de marche aléatoire établit que les prix sur le marché financier sont, par le mouvement même du marché, en permanence des prix d’équilibre, c'est-à-dire des prix correspondant à la valeur fondamentale des actifs, tout en validant l’hypothèse d’absence de profit.

La théorie de l’efficience informationnelle développée par E.Fama va contribuer à établir ce lien entre les deux éléments.

Du point de vue informationnel, un marché efficient dispose d’un nombre important d’agents rationnels, donc maximisateurs, qui, dans le cadre d’une structure concurrentielle, s’efforcent de prévoir la valeur future des actifs en utilisant une information gratuite et disponible pour tous.

‘« Sur un marché efficient, la concurrence entre les nombreux participants intelligents conduit à une situation où, à chaque instant, les prix courants des actions individuelles reflètent déjà les effets des informations basées à la fois sur les événements pour lesquels le marché anticipe qu’ils se réaliseront dans le futur. Autrement dit, sur un marché efficient, le prix courant d’une action sera à tout instant un bon estimateur de sa valeur fondamentale » 902

La tendance du prix vers la valeur fondamentale du titre provient de l’existence d’ » échangistes avertis » 903 qui s’opposent dans leur comportement financier à celui des « noise traders » dont le traitement de l’information est considéré comme déficient 904 .

Possédant un même modèle d’évaluation des actifs, les agents traitant rationnellement l’information, contrôlent également, du fait de leur nombre, les ressources financières essentielles du marché.

Il en résulte que lorsque le prix tend à s’écarter de la valeur fondamentale du titre, les « échangistes avertis » peuvent espérer un profit. La tentative de l’obtenir conduit d’elle-même, par effet de composition, à un retour du prix vers la valeur intrinsèque.

Cela signifie donc que, dans le cadre de la théorie de l’efficience informationnelle, l’analyse financière et l’action des professionnels intervenant sur le marché importent puisqu’ils contribuent à éliminer les écarts constatés entre le prix de marché et la valeur fondamentale.

Cependant, en même temps, l’efficience informationnelle implique l’impossibilité de la part des opérateurs d’obtenir des performances supérieures au marché puisque les prix reflètent immédiatement toute l’information disponible.

Dans le cas même, où, la plus grande partie des opérateurs adopterait un comportement de «noise traders», la présence de quelques investisseurs rationnels obtenant des résultats efficaces attirerait d’autres investisseurs, dés lors que la sélection de leur actions serait bientôt connue. La situation orienterait donc les prix des titres vers leurs valeurs fondamentales.

De la même manière, si une majorité d’opérateurs admettant l’impossibilité de « battre le marché » conservaient à long terme des portefeuilles diversifiés, il en résulterait une situation générant des opportunités immédiatement saisies par les opérateurs rationnels. La tendance précédente se vérifierait à nouveau.

Dans un but de formalisation et de généralisation de son modèle, Fama abandonne cependant l’utilisation du concept de valeur fondamentale pour ne conserver que celui de prix efficient.

Il suffit pour cela d’admettre l’hypothèse forte selon laquelle tout les intervenants adoptent en matière d’évaluation du prix des actifs, un modèle identique 905 .

Le processus tendant vers un prix d’équilibre doit donc s’exprimer en terme de rendement escompté, ce qui peut être exprimé de la manière suivante 906  :

avec

L’information est donc ici parfaitement utilisée dans la détermination du rendement anticipé du titre c'est-à-dire qu’elle se reflète parfaitement dans le prix de l’actif j au temps t. Il n’est donc pas possible de dégager un profit non anticipé () par le marché, exprimant une différence entre le prix observé et le prix anticipé à partir d’un ensemble d’information donné.

Comme, sur un marché efficient, on ne peut dégager un profit supérieur au rendement, nous nous trouvons en présence d’un jeu équitable équivalent à celui structurant un processus de marche aléatoire.

Cependant, cette formulation souffre d’un caractère tautologique puisque le prix étant issu du marché, l’écart entre le prix anticipé par le marché lui-même et le prix réalisé ne peut être que logiquement nul dés lors que les agents sont rationnels.

Le concept d’efficience doit donc être précisé. Cela exige simplement d’admettre que «  le marché évalue correctement la vraie distribution de probabilité »  907 c'est-à-dire que les agents dispose du « vrai » modèle d’évaluation:

A partir de là, le « vrai » prix issu du « vrai » modèle doit être distingué de l’anticipation des agents 908 , c'est-à-dire que l’on doit différencier les variables induite des anticipations du marché de celles provenant du vrai modèle d’évaluation :

Le marché peut être considéré comme efficient si :

Cette égalité 909 qui modifie la définition de l’efficience, compare donc deux éléments de nature différente 910 .

Tester l’efficience nécessite alors d’évaluer, à la fois, le fait que les opérateurs utilisant le vrai modèle d’évaluation du prix d’équilibre des actifs obtiennent un certain rendement sous contrainte de l’information disponible puis également de tester ce même modèle avec l’information réellement utilisée par les agents.

Si l’égalité donnée par l’équation précédente (en terme de rendement) se vérifie, alors le marché financier fonctionne de manière efficiente 911 .

Ce dernier aspect de l’analyse menée par E.Fama montre que la démarche propre à ce type de test ne prend plus en compte le caractère aléatoire du mouvement de prix des titres.

Un marché efficient n’exclut donc pas que la performance des opérateurs soit différente. L’efficience signifie simplement qu’en général, la diffusion de l’information est si rapide que la tentative de précéder le marché est rendue vaine par le marché lui-même.

Il en résulte qu’un tel marché est celui sur lequel un opérateur ne peut former de manière régulière sur un terme long des anticipations meilleures que la moyenne du marché c'est-à-dire que la moyenne de l’ensemble des autres opérateurs.

C’est ce que montre l’analyse de M.Jensen 912 étudiant 115 fonds communs de placement entre 1945 et 1964 : Sur dix ans, les clients des fonds communs auraient pu accroître leur richesse de 15% en choisissant, de manière aléatoire, un portefeuille diversifié 913 .

La démarche de Fama ne signifie pas que le rendement obtenu par tous les opérateurs soit identique en probabilité. Le rendement doit être interprété en relation avec le degré de prise de risque.

Une analyse associant risque et rentabilité espérée complète, en conséquence, l’analyse en terme de marché 914 .

C’est le cas du « Capital Asset Pricing Model » de W.Sharpe 915 qui s’efforce d’exprimer la valeur d’équilibre du rendement d’une action en fonction du taux d’intérêt sans risque ainsi que la contribution de ce titre au risque de ce portefeuille.

Les conditions d’efficience du marché sont respectées puisque l’information est considérée comme gratuite et disponible immédiatement pour tous les opérateurs 916 .

D’autre part, chaque agent exprime une aversion pour le risque mesurée par la variance du rendement. L’optimisation résulte donc de la relation entre le rendement espéré (relatif à l’ensemble d’information considéré) et la variance de ce rendement.

Le portefeuille optimum se situera donc sur la «frontière efficiente» 917 qui maximise le rendement espéré pour un niveau donné du risque ou qui minimise le risque pour un rendement espéré donné 918 .

L’ensemble des actions composant le portefeuille détermineront pour celui-ci son risque total. Celui-ci se compose d’un risque systématique 919 exprimant à travers la covariance la sensibilité du rendement du titre au marché, c'est-à-dire un lien avec les chocs macroéconomiques affectant tous les titres et d’un risque idiosyncrasique 920 concernant seulement la société émettrice du titre.

Il résulte de ces modèles d’arbitrage mis en œuvre par des agents rationnels sur un marché efficient, que l’utilité de l’analyse financière n’est pas remise en cause en tant que telle par l’analyse de Fama. En effet 921  :

‘« Si de nombreux analystes ont du talent pour ce genre de chose… ils contribuent à la réduction des écarts entre les prix observés et les valeurs intrinsèques et font que les prix observés, en moyenne, s’ajustent » instantanément » aux variations des valeurs intrinsèques…Bien que ces analystes sophistiqués puissent obtenir des rentabilités relativement élevées, ils donnent naissance à un marché sur lequel l’analyse fondamentale est une procédure plutôt inutile, aussi bien pour l’analyste moyen que pour l’investisseur moyen. »’

Si l’effet de composition obtenu par les analystes s’avère peu favorable à leurs intérêts individuels, il est cependant clair que cette action transmet directement ou indirectement l’information aux intervenants concernant à la fois les rendements anticipés mais également celle concernant l’analyse des différents risques encourus.

Les conséquences d’un tel raisonnement en terme d’efficience sont robustes. Elles ne peuvent pas en particulier, admettre le principe de fragilité financière puisque celui-ci ne pourrait être la résultante d’autre chose que l’irrationalité des agents intervenant sur le marché.

Il reste donc à expliquer, sur le plan théorique, l’existence de fluctuations financières sans les analyser comme des crises financières issues de la non-efficience des marchés.

Notes
894.

exprime les termes aléatoires d’espérance finie, indépendants et de même loi de probabilité.

895.

Elle sera développée par Jules Regnault en 1863 et formalisé par Bachelier en 1900. Régnault.J : « Calcul des chances et philosophie de la bourse ». Paris, Mallet-Bachelier et Castel 1863. Bachelier.L : « Théorie de la spéculation » 1900. Reproduit dans : Annales de l’ENS, 3° série, tome 17, P 21-86. 1995.

896.

En particulier, Cowles.A: « Can Stock Market Forecasters Forecast?” Econometrica, Vol 1, N°4, pp 309-324. 1933.

897.

Notamment celle de Charles Dow (1851-1902).

898.

Cowles.A  . Op. Cité.

899.

Un résultat confortant l’hypothèse précédente est obtenu en effectuant la comparaison d’une série aléatoire et d’une série réelle. Les graphiques obtenus sont relativement identiques. In Working.H: « A Random – Difference Series for Use in the Analysis of Times Series” Journal of the American Statiscal Association, Vol. 29, P.11-24. 1934.

900.

Kendall.M.G : “The Analysis of Economic Time-Series. Part 1: prices” in Cootner.P.A P 85-89. 1953

901.

Samuelson.P.A : « Proof That Properly Anticipated Prices Fluctuate Randomly », Industrial Management Review, Vol.6, N°1, pp 41-49.1965. Mandelbrot.B: “Forecasts of Future Prices, Unbiased Markets and Martingale Models” The Journal of Business. Vol.39, pp 242-255. 1966.

902.

Fama.E: « Random Walk in Stock Market Prices », Financial Analysts Journal. Vol.21, N°5, Septembre-Octobre 1965. P 56.

903.

Ils correspondent à deux catégories d’opérateurs financiers, les fondamentalistes (« superior intrinsic-value analysts ») mais également, de manière plus inattendue dans l’article de Fama, les chartistes («superior chart readers »). 

904.

On verra plus loin que certains modèles attribuent à ces opérateurs un rôle important dans l’instabilité des marchés financiers.

905.

Fama.E.F: “Efficient Capital Market: a Review of Theory and Empirical Work” Journal of Finance. Vol.25, N°2, P 383-417. 1970.

906.

Où le tilde indique que la variable est aléatoire, p et r représente respectivement le prix et le rendement.  correspond à l’ensemble d’information.

907.
Fama.E.F: “Reply” Journal of Finance, Vol.31, N°1. 1976. P 143-145.

Pt est le vecteur des prix des actifs à la date t., l’ensemble d’information à la date t.,

la vraie distribution de probabilité conditionnelle par rapport à l’ensemble d’information et

la fonction de densité pour le vecteur P t estimée par le marché.

908.

correspond au rendement anticipé.

909.

Que l’on pourrait écrire en remplaçant les prix par les rendements.

910.
Elle peut donc permettre l’utilisation de tests économétriques pour évaluer les différentes formes d’efficience.
911.

La définition de l’ensemble d’information implique une évaluation plus précise de l’efficience et conduit généralement à en distinguer trois formes : faible, semi-forte et forte.

912.

Jensen.M.C: „The Performance of Mutual Funds in the Period 1945-1964” Journal of Finance. Vol.23, P 587-616. December 1965.

913.
De plus, seuls 26 des 115 fonds réalisent des performances supérieures au marché.
914.

Marché efficient et analyse du prix du risque sont des analyses qui prennent leur essor dans les années soixante.

915.

Sharpe.W.F: “Capital Asset Prices: A Theory of Market Equilibrium Under Conditions of Risk”. Journal of Finance. Vol.19, Septembre 1964.

916.
De plus, les frais de transactions sont nuls.
917.
Markowitz.H.M: „Portfolio Selection: Efficient Diversification of Investments”. John Wiley. New York. 1959.
918.
Tous les portefeuilles indexés donnent le même retour sur investissement ajusté au risque.
919.

 exprime la volatilité des rendements du titres par rapport à ceux du marché.

920.

 exprime le risque propre au titre.

921.

Fama.E: « Random Walk in Stock Market Prices », Financial Analysts Journal. Vol.21, N°5, Septembre-Octobre 1965. P 56. in Bernstein.P.L : « Des idées capitales ». Edition P.U.F. Collection Quadrige. 1995. P 137.