2-1- Structure des marchés et rationalité limitée : la démarche expérimentale:

La méthodologie propre à l’économie expérimentale est un premier outil qui permet de valider l’hypothèse de fragilité des marchés financiers par rapport aux autres types de marché.

L’intérêt de cette démarche réside dans le fait que l’on peut, en concevant un marché expérimental, tester la théorie économique, en particulier celle de l’efficience informationnelle.

En suivant la méthodologie proposée par Smith 927 , on peut spécifier un marché à partir de trois caractéristiques : son environnement, ses institutions et le comportement des agents. L’environnement définit les éléments constitutifs de l’économie, en particulier les dotations en ressources financières ou technologiques, le nombre des agents et la qualité de leur information.

Les institutions fonctionnent comme un système de règles: sa spécification la plus courante utilise la «double enchère continue» 928 .

Les vendeurs (ou acheteurs) potentiels peuvent, à tout moment, proposer une offre (d’achat ou de vente) spécifiant le prix et la quantité maximum disponible à l’achat (ou à la vente), sous contrainte que cette offre soit d’un prix supérieur (ou inférieur) à l’offre (d’achat ou de vente) tenant le marché lors de la proposition initiale.

L’ordre est publiquement annoncé et l’échange peut avoir lieu au prix et dans les quantités fixées.

Le comportement des agents est celui de « l’homo sapiens» participant à l’expérience puisque aucune hypothèse n’est faite sur son type de rationalité 929 . L’expérimentation consiste à construire une économie, qui sans rien supposer du comportement des agents, dispose d’incitations identiques à celles que spécifient les modèles théoriques (fondés sur « l’homo economicus ») qu’il faudra tester.

A partir de là, il devient possible de comparer expérimentalement le fonctionnement des marchés financiers et des marchés non financiers.

Dans ce cadre, on peut analyser l’efficience des marchés non financiers à l’aide de deux critères. Tout d’abord, grâce à l’efficacité en prix qui indique l’écart entre le prix observé pendant l’expérimentation et le prix théorique en univers parfaitement concurrentiel. Ensuite, à partir de l’efficacité en surplus montrant qu’il n’est pas possible de créer plus de valeur dans les échanges durant la période considérée 930 .

Le résultat des expérimentations présente en règle générale une convergence des prix vers le prix d’équilibre avec une diminution de la variance des prix de période en période. C’est en particulier le cas lorsque l’on cherche à rendre compte de modifications comportementales. Ainsi, la variation des préférences du consommateur produit des cycles dans la demande et l’offre ou bien des chocs aléatoires.

Dans le cas d’un marché de double enchère à équilibre cyclique 931 , les ajustements se font quelle que soit la nature des cycles 932 .

La convergence vers un prix d’équilibre peut d’ailleurs avoir lieu sur des marchés ne disposant que de très peu de participants.

Le même résultat peut être obtenu si, abandonnant la double enchère orale continue, on choisit un autre type d’institution, le marché d’offres de vente affichées 933 . Dans ce cas, chaque vendeur propose un couple prix/quantité à chaque période sur le marché indiquant ainsi le prix auquel il souhaite vendre et la quantité maximale offerte.

Cependant, la convergence vers l’équilibre ne s’effectue pas de la même manière. Dans le cas de la double enchère, les prix ont tendance à favoriser le côté à faible surplus 934 , alors qu’avec les prix affichés, au contraire, les prix convergent par le haut quel que soit le partage du surplus.

Ainsi, apparaît un résultat important sur lequel il sera nécessaire de revenir : la nature des institutions que le marché se donne influe de manière notable sur le processus de retour à l’équilibre.

Enfin, la connexion de plusieurs marchés non financiers ne perturbe pas la tendance au retour à l’équilibre malgré l’existence de comportements stratégiques propres à ce type de situation. En définitive, l’analyse expérimentale valide l’idée que 935 :

‘«L’efficacité des marchés non financiers, […] n’apparaît pas comme un cas limite, mais prend l’allure d’une règle générale, robuste et simple à implémenter. Lorsque les conditions deviennent trop sévères, le marché non financier expérimental ne dévie pas brutalement de son équilibre efficace, mais a tendance à s’en éloigner progressivement. »’

En revanche, la recherche expérimentale parvient à des résultats opposés lorsqu’elle interprète les processus de formation du prix sur les marchés financiers.

Dans ce cas, l’efficience commanderait que le prix corresponde à la valeur fondamentale puisque c’est la seule situation permettant une allocation optimale des ressources.

En effet, à l’inverse, le comportement des agents les orienterait vers la spéculation qui ne favoriserait pas cette allocation optimum vers les actifs dont le prix diverge de la valeur intrinsèque.

On comprend donc que la réalisation de «l’efficacité en prix» soit particulièrement cruciale sur le marché financier et que la capacité à de ceux-ci à dévoiler la valeur fondamentale des actifs soit absolument décisive à la fois pour leur propre équilibre mais aussi pour la bonne orientation des flux de capitaux au niveau macroéconomique.

Or, la recherche expérimentale infirme cette attente. Contrairement au marché des biens et services, le marché financier démontre une incapacité des prix à révéler l’information.

Smith et al. mettent en lumière la divergence entre prix et valeur des actifs financiers et l’apparition puis le développement de bulles spéculatives 936 . Plusieurs raisons expliquent ces constats. En particulier, les actifs financiers et non financiers présentent des différences essentielles.

Tout d’abord, les biens et services ont une valeur sur une seule période alors que les titres disposent d’une durée de vie plus importante.

De plus, sur les marchés non financiers, les acteurs ont des positions distinctes (acheteurs ou vendeurs) et réalisent un surplus 937  ; la valeur est, du point de vue de l’acheteur, supérieure au coût du producteur.

Au contraire, sur le marché financier, la valeur fondamentale est identique pour tous les opérateurs. Elle ne diverge qu’en fonction du degré d’aversion au risque présenté par les différents acteurs.

En outre, sur le marché financier, la position vendeur ou acheteur de l’opérateur dépend uniquement des anticipations concernant les prix.

D’autre part, à l’issue d’une période, le marché des biens se vide puisque la satisfaction du consommateur atteint son optimum. De manière tout à fait opposée, le marché financier peut poursuivre les échanges de manière infinie.

Enfin, sur le marché des biens, chaque acteur connaît la valeur des produits alors que sur le marché financier, cette valeur est inconnue pour au moins une partie des agents ; Une telle hétérogénéité informationnelle peut s’expliquer par l’existence d’initiés disposant d’informations de meilleure qualité sur la valeur des actifs financiers.

Lorsque la recherche réalise des expérimentations avec des acteurs disposant de ces caractéristiques, en particulier, de la double capacité d’acheter et de vendre des titres, il s’ouvre une possibilité de comportement spéculatif.

De manière intéressante, les résultats expérimentaux divergent en fonction de la nature du titre et plus spécifiquement de sa durée de vie.

En ce qui concerne les actifs de courte durée, comme les biens et services, l’information semble être correctement reflétée par le prix.

Dans le cas des actifs à durée de vie d’une période, en présence d’initiés et avec une valeur connue comme identique par tous les acteurs, mais avec une incertitude sur son niveau, le prix converge vers une valeur d’équilibre 938 .

Dans les expériences 939 avec actifs d’une durée de vie de deux ou trois périodes 940 , les agents doivent effectuer un arbitrage inter-temporel en formant des anticipations. Pour cela, ils reçoivent différents types de dividendes à chaque période, si bien qu’ils peuvent espérer des gains spécifiques, ce qui entraîne, de fait, une activité de marché.

Expérimentalement, les prix de la dernière période s’approche d’un prix d’équilibre conforme à celui d’une situation d’anticipations rationnelles 941 .

Par contre, dés lors que l’on augmente le nombre de périodes au-delà de trois 942 avec un dividende identique pour tous les opérateurs et connu de tous, le prix des actifs diverge de la valeur fondamentale et tend à former une bulle.

Ces différentes expérimentations laissent donc émerger l’idée d’une efficacité tout à fait différente entre les marchés financiers et non financiers. En particulier, l’efficience du marché financier telle qu’elle est définie par la théorie se trouve assez largement remise en cause.

L’économie expérimentale admet comme fondamental le fait que, selon le contexte, l’agent mette en œuvre un certain nombre de dimensions comportementales non prise en compte par la théorie orthodoxe à travers le concept d’homo-economicus. Deux de ces dimensions sont dominantes.

Tout d’abord, dans un certain environnement, l’agent se perçoit comme simple «pricetaker» et ignore les interactions stratégiques avec les autres agents, il se considère en situation atomistique dés lors qu’il se trouve sur un marché concurrentiel.

Le comportement des autres acteurs étant exogène à ses propres comportements, il peut être soumis à l’illusion de liquidité 943 , c'est-à-dire qu’il peut anticiper la liquidité du marché lorsqu’il choisira de vendre.

De plus, toujours en fonction du contexte, l’agent peut se comporter comme un « day trader » et acheter pour revendre en anticipant un gain spéculatif 944 .

Si l’ignorance des interactions stratégiques ne pose pas de problèmes méthodologiques du point de vue de la théorie néo-classique puisque ce comportement correspond à l’hypothèse individualiste de comportement maximisateur, il n’en est pas de même du point de vue de l’économie expérimentale.

L’absence de référence de l’agent aux autres participants provient, ici, des effets de contexte propres à l’environnement expérimental du marché.

Il en résulte, sur le marché financier expérimental, un fonctionnement non efficient. En effet, la recherche du gain spéculatif alimente la divergence entre le prix et la valeur intrinsèque du titre.

Cependant, la non-prise en compte des interactions par les agents contribue à dissimuler le caractère illusoire de la hausse derrière le comportement de preneur de prix atomistique. Cela contribue à la formation d’une illusion de liquidité 945  :

‘« Alors que tout consensus sur la possibilité du groupe de réaliser la valeur des stocks au prix du marché en liquidant tous les actifs avant la fin de l’expérience serait illusoire, chacun pense localement qu’il est liquide, c'est-à-dire qu’il pourra écouler son stock d’actifs quand bon lui semblera. […]Mais dès qu’Homo mercans cherche à obtenir un gain en achetant pour revendre, de faux équilibres sont possibles »’

A partir de là, il devient possible d’expliquer pour quelles raisons le comportement des marchés financiers et non financiers est si différent sur le plan expérimental.

La non prise en compte des interactions stratégiques sur le marché des biens et des services est suffisant pour créer un contexte propice à une atomicité permettant au marché de converger vers un prix d’équilibre.

Pourtant, le marché financier se différencie radicalement du précédent en ce que les agents sont à la fois acheteurs et vendeurs tout en adoptant la position atomistique de preneurs de prix. Il en résulte la possibilité de divergences entre prix et valeur, ainsi que la possibilité d’équilibres multiples incluant le développement de bulles financières.

De manière symptomatique, le seul cas expérimental où n’apparaît pas de bulles résulte d’hypothèses très restrictives : le groupe est constitué de sujets identiques disposant d’une expérience du marché de deux périodes sur le même type d’actif.

L’apprentissage joue donc ici un rôle primordial dans la convergence des prix vers la valeur intrinsèque. Sa propriété fondamentale réside clairement dans sa capacité à favoriser, chez les agents, des comportements stratégiques prenant en compte les interactions propres au marché à travers de la qualité des signaux émis par le marché.

On peut penser, en effet, que dans le cadre d’un marché entaché d’asymétrie d’information, la structure de ce dernier implique la nécessité pour les vendeurs de signaler la valeur de leur actif aux acheteurs et à ces derniers de parvenir à décoder ce signal.

La capacité du marché à apprendre des prix dépend, de ce point de vue, de la manière dont il est organisé pour éclairer la nature des interactions.

Dans cette perspective, l’expérience menée par Miller et Plott 946 développe un marché à deux actifs de deux qualités différentes 947 connues des seuls vendeurs, les acheteurs ne découvrant la qualité réelle qu’après la transaction.

Les vendeurs peuvent distinguer les actifs de haute qualité par un signal 948 dont le niveau (c'est-à-dire le coût) est supportable relativement à celui des vendeurs d’actifs de mauvaise qualité, pour pouvoir séparer les deux groupes d’actifs.

Les titres sont distribués de manière aléatoire auprès des vendeurs à chaque période, ainsi, les acheteurs ne disposent que du nombre d’étoiles comme signalement de la valeur du titre 949 .

Comme le coût des signaux est relativement faible pour les vendeurs de titres de haute qualité, ces derniers arborent un nombre d’étoiles plus important que les titres de mauvaise qualité.

Cependant, les vendeurs ignorent de quelle manière les acheteurs évaluent les signaux. Aussi, à la fin de chaque période, lorsque la qualité de chaque titre est révélée, les « regulars » et les « supers » sont entourés de couleurs différentes.

Les acheteurs qui constatent la corrélation entre la couleur et la qualité font instantanément le lien entre nombre d’étoiles et qualité.

Ce simple élément structurel permet aux opérateurs un apprentissage du marché dont le résultat est que ce marché expérimental converge rapidement vers un équilibre qui révèle le « vrai » prix des titres.

En l’absence de cette indication, par contre, le marché, plutôt que de converger, passe d’un équilibre instable à un autre, c'est-à-dire qu’il ne parvient pas à définir une allocation efficiente des ressources.

C’est donc bien ici la prise de conscience de l’interaction entre les acteurs à travers le signal émis qui contribue, dans ce cas expérimental, à la tendance vers l’équilibre.

A partir du moment où l’information est imparfaite, locale ou fragmentée, ce processus d’apprentissage peut ne pas aboutir à des choix collectifs favorisant la convergence des prix.

Dans ce cadre, l’agent doit nécessairement adopter une rationalité limitée et procédurale 950 en ce qu’elle s’adapte à la structure organisationnelle d’un marché toujours spécifique et à la nature des asymétries d’information dont celui-ci est toujours porteur.

En définitive, en interprétant le marché comme une émergence d’interactions, l’approche expérimentale introduit une première limitation au caractère universel de l’efficience des marchés financiers.

De manière complémentaire, mais en étudiant cette fois les marchés concrets, l’approche économétrique va mettre également en lumière des «anomalies» corroborant ces premiers résultats.

Notes
927.

Smith.V: « Microeconomic systems as an experimental Science » American Economic Review. 72. P 923-955. 1982.

928.

Smith.V: « An Experimental Study of Competitive market Behavior ». Journal of Political Economy. Pp 111-137. 1962.

929.

L’expérimentation de marché se donne, en effet, comme projet de comparer les résultats obtenus avec ceux des modèles théoriques fondés sur la rationalité de « l’homo economicus ». Cf. Noussair.C, Ruffieux.B: « Un enseignement majeur de l’économie expérimentale des marchés : les marchés non financiers et marchés financiers s’opposent en matière d’efficacité ». Revue Economique. P 26. 12 juin 2002.

930.

Un marché efficace en prix dont les agents suivent leurs intérêts propres sera aussi efficace en surplus. Cependant lorsque l’expérience conduit à l’absence de prix unique, l’efficacité en prix n’est pas une condition nécessaire de l’efficacité en surplus. Noussair.C, Ruffieux.B  Op.Cit. P 9.

931.

L’offre et la demande prennent deux valeurs alternées.

932.

Williams. A, Smith.V: “Cyclical Double-auction markets With and Without Speculators” Journal of Business. 57. P1-33. 1984.

933.

Fouraker.L.E, Siegel.S: „Bargaining Behavior“ New York. McGraw Hill. 1963.

934.

Par exemple, si le surplus du consommateur est supérieur à celui du producteur, alors les prix convergent par le haut.

935.

Noussair.C, Ruffieux.B  op.cit. P 15.

936.

Smith.V, Suchanek.G, Williams. A : “Bubbles, Crashes, and Endogenous Expectations in Experimental Spot Asset Market”. Econometrica. P 1119-1151. 1988.

937.

Ce surplus ne dépend pas du prix.

938.

Plott.C, Sunder.S: “Efficiency of Experimental Security Markets with Insider information: An Application of Rational-Expectations Models”. Journal of Political Economy. 90(4). P 663-698. 1982.

939.

Forsythe.R, Palfrey.T, Plott.C: “Asset Valuation in an Experimental Market” Econometrica. 50. P 537-568. 1982.

940.

La période de marché est définie comme la période courant entre deux distributions de dividende.

941.

Cette convergence est d’autant plus forte que l’on se trouve en présence de marchés à terme.

942.

Entre 15 et 30. Cf. Smith.V, Suchanek.G, Williams. A. Op.Cité.

943.

ce qui le différencie clairement de l’homo economicus.

944.

Ces deux comportements spécifiés en fonction d’un environnement sont nommés par Noussair et.al, respectivement « »Homo atomus» et «Homo mercans».

945.

Noussair.C, Ruffieux.B  Op.Cité. P 23.

946.

Miller.RM, Plott.C.R: « Product Quality Signalling in Experimental Markets ». Econometrica. Vol 53. n°4. P 837-872. 1985.

947.

Une faible qualité nommée « regulars » et une haute qualité nommée «supers».

948.

Un certain nombre d’étoiles. Ce qui correspondrait sur le marché financier aux dividendes distribués. Pour un même niveau de dividende, le coût relatif est évidemment plus élevé pour l’entreprise à faible efficacité.

949.

Les acheteurs ignorent qu’il s’agit d’un signal.

950.

Simon. A. Herbert: « Rationality as Process and as Product of Thoughts » American Economic Review. May 1978. P 1-16.