2-3- Prophéties auto réalisatrices et mimétisme des acteurs :

La réalité de la surréaction, c'est-à-dire, la possibilité d’un écart durable entre la valeur intrinsèque et le prix de marché implique une rationalité des acteurs non prise en compte par la théorie de l’efficience.

Or, le postulat de l’agent représentatif, qui empêche la théorie orthodoxe d’interpréter les marchés financiers comme des lieux d’interaction stratégique, est battu en brèche par la mise en évidence économétrique du phénomène de «herding» comme composante essentielle de ce type de marché.

L’analyse des éléments essentiels de cette forme alternative de rationalité est une étape importante pour fonder de manière structurée, l’hypothèse de fragilité financière du marché à l’époque du capitalisme de maturité.

En effet, le phénomène de surréaction pourrait être le résultat d’un comportement « irrationnel » des agents qui les incitent à surestimer ou sous-estimer certains risques liés à certains états de nature. Mais, on peut penser que dans cette occurrence, l’apprentissage du marché réduirait ce type de situation et limiterait pour les étapes suivantes ce processus conduisant à l’écart constaté.

Cependant, une autre hypothèse, ne remettant pas en cause la rationalité de l’action, peut être adoptée. On peut, en effet, considérer comme rationnel le fait d’interpréter les signaux présents et passés émis par les autres acteurs se situant dans une position identique.

Interpréter les signaux passés peut alors conduire à des processus d’autovalidation adoptant la forme de la prophétie auto-réalisatrice. Interpréter les signaux présents peut conduire les agents à la mise en œuvre d’une rationalité mimétique.

Dans les deux cas, ces interprétations fournissent des explications plausibles au phénomène de surréaction sans recourir à l’hypothèse d’irrationalité de l’action individuelle 966 . Dans les deux cas également, on trouve à l’œuvre un processus d’imitation. Celui-ci porte simplement sur un objet différent.

Dans le cas de l’autovalidation, il s’agit essentiellement d’imiter des comportements collectifs passés en induisant de ceux-ci la production de croyances collectives suffisamment fortes pour qu’elles orientent de manière décisive le marché actuel.

Pour ce qui concerne le mimétisme l’hypothèse est semblable : L’objet de l’imitation est simplement constitué par les autres sujets imitant, selon un processus semblable à celui du «  beauty contest ».

De nombreux travaux empiriques récents ont mis en lumière le rôle d’une information récurrente sur le comportement des acteurs du marché financier, alors même que cette information ne présente aucun lien « rationnel » avec l’activité économique et financière.

Le phénomène est d’autant plus notable qu’il peut porter aussi bien sur des activités humaines que sur des phénomènes naturels.

En matière d’activité humaine, l’un des exemples les plus curieux provient de la corrélation constatée entre des résultats sportifs annuels et leur influence supposée sur l’évolution du cours des titres du marché financier.

L’exemple le plus documenté concerne, à ce propos, les résultats du « Super Bowl » 967 . L’analyse économétrique académique met en lumière le fait que ce résultat aurait un caractère prédictif de la variation des cours sur le marché américain 968 .

En considérant les deux événements « victoire de la NFC » et « victoire de l’AFC » puis les variations en moyenne sur l’année (ainsi que pour le jour ouvré suivant l’événement ) de deux benchmark 969 , on constate que ces derniers ont augmenté en moyenne annuelle de 15,1% et 15,6% après une victoire de la NFC et qu’ils ont baissé, en moyenne annuelle également, de 8,6% et 6,4% dans le cas inverse 970 .

Les travaux de C.Morel 971 , tout en limitant les résultats précédents, n’en infirment pas la portée. Afin d’évaluer le caractère significatif de ces moyennes, celui-ci s’appuie sur l’analyse de Krueger et Kennedy qui ont effectué des tests de comparaison à 0 en calculant la statistique 972  :

Ils comparent ensuite cette statistique à une statistique de Student (compte tenu du nombre peu élevé d’observations). L’évaluation s’avère positive :

Document I : Variations des indices DJI et S&P500 en fonction de la ligue gagnante
 
NFC
t-stat AFC t-stat
DJI de l’année
15.07%
(11.39%)
6.48%
-8.58%
(13.92%)
1.74
DJI du lundi ouvré suivant
0.19%
(0.84%)
1.11 -0.43%
(0.63%)
1.93
S&P500 de l’année
15.58%
(11.13%)
6.86 -6.44%
(16.57%)
1.10
S&P500 du lundi ouvré suivant
0.19%
(0.70%)
1.33 -0.53%
(0.45%)
3.33
En parenthèse figure l’écart type de l’estimation. Cf. ; Morel.C : op. cité P 6.

On doit cependant réfléchir sur le caractère significatif de la différence observée des moyennes. Une victoire de la NFC pourrait simplement indiquer une rentabilité absolue supérieure (positive ou négative) à celle observée lorsque l’équipe AFC gagne.

A partir du test de la différence de deux moyennes 973 , on constate une rentabilité significativement supérieure quand l’équipe NFC gagne pour l’année boursière comme pour le jour ouvré suivant. Le test de Wilcoxon permet en outre de valider l’hypothèse d’identité de distribution des deux populations sur laquelle est fondé le test précédent.

Les conclusions précédentes sont ainsi confirmées comme l’indique le tableau suivant :

Tests d’égalité et de Wilcoxon
  Test de la différence de deux moyennes Test de Wilcoxon

DJI de l’année
4.35 1

DJI du lundi ouvré suivant
2.21 1

S&P500 de l’année
3.50 1

S&P du lundi ouvré suivant
3.37 1
Significatif au risque d’erreur de 5%. Test =1 : la probabilité est de 95% pour que la distribution des probabilités lorsqu’une équipe de la NFC emporte le Super Bowl soit différente de celle correspondant à une victoire AFC. Cf. Morel.C op. cité p 8.

Renouvelant l’analyse à l’occasion de la modification de la composition des ligues après 1970, C.Morel limite quelque peu ses premiers résultats sans pour autant en changer l’essentiel, c'est-à-dire établir le caractère clairement prédictif des résultats sportifs sur les cours boursiers.

Il paraît pourtant évident que n’existe pas de relation directe entre les deux éléments d’une corrélation pourtant mise en lumière. Pour autant, une interprétation rationnelle peut être menée. A partir du moment où un nombre suffisant d’opérateurs adaptent leurs comportements à ce type de résultats, parce que la corrélation établie au cours des périodes précédentes a pu être validée empiriquement, alors les anticipations, fondées sur cette imitation des comportements passés, pourront devenir autoréalisatrices.

En ce sens, l’adaptation est donc parfaitement rationnelle puisqu’elle se fonde sur un ensemble d’information disponible incluant à la fois la connaissance d’une corrélation entre les résultats sportifs et l’évolution des cours mais aussi la connaissance du comportement d’imitation passé propre aux acteurs de ce marché.

Ce type d’anomalie relève souvent -mais probablement pas toujours- d’une agrégation de comportement à la fois rationnelle et mimétique.

Ainsi les travaux de Hirshleifer et Shumway 974 mettent en évidence sur le plan économétrique, pour 86 pays, de 1982 à 1997, l’existence d’une corrélation entre le rendement journalier du NYSE et le degré d’ensoleillement 975 .

L’explication de ces « anomalies » peut s’effectuer dans le cadre de la finance comportementaliste à travers des facteurs psychologiques ne relevant pas de la rationalité individuelle stricto sensu, mais plutôt au fait que comme l’exprime plaisamment A.Orléan 976  :

‘« Le soleil rend de bonne humeur et le fait d’être de bonne humeur perturbe le sens critique. Ainsi les investisseurs ont-ils tendance à imputer aux événements extérieurs l’optimisme qu’à leur insu leur insuffle le soleil » ’

La rationalité n’est cependant pas nécessairement absente de ce type d’» anomalie » en ce sens qu’à partir du moment où elle joue comme un signal invitant l’investisseur rationnel à imiter les autres acteurs dont il connaît le comportement face à cette occurrence, la surréaction qui en résulte, comporte bel et bien une dimension rationnelle.

En tout état de cause, l’aspect non rationnel demeure bien présent. Il n’est cependant pas utile pour fonder l’hypothèse de fragilité financière de marché. Tout au plus, peut-il renforcer (ou minimiser) cette dernière.

L’irrationalité peut être parfois une condition suffisante à l’apparition de ce type de fragilité, elle ne saurait être vue comme une condition nécessaire puisque l’existence d’une rationalité limitée suffit à la faire émerger 977 .

Par contre, l’existence d’un mimétisme dont nous avons fait l’hypothèse en développant l’analyse du « Super Bowl » doit être démontrée car la rationalité de ce comportement pourrait être à la racine de la fragilité financière de marché propre au capitalisme de maturité.

Tester l’existence du mimétique sur le marché signifie montrer qu’il existe un comportement évident chez les investisseurs consistant à copier les actes supposés de leurs semblables si bien que l’investisseur rationnel suspend sa référence à une information privée pour imiter l’action des autres investisseurs 978 .

Il parait donc inévitable que dans des périodes de stress financier, les acteurs orientent leurs croyances en faveur de celles qui semblent dominer le marché plus que dans les croyances individuelles fondant auparavant leur choix 979 .

Il en résulte que, dans ces périodes, on devrait assister à une plus faible dispersion des retours sur titres à partir du moment où les acteurs (ou une partie notable d’entre eux) font le même type d’anticipations.

Cette hypothèse doit être considérée, bien entendu, comme contradictoire avec la précédente effectuée dans le cadre d’une analyse en terme d’efficience 980 .

En effet, dans ce cas, la période de stress s’accompagne d’une plus grande dispersion des retours compte tenu des différences en matière de comportement face au risque. Cette dispersion peut être approximée par son écart type  981 :

=

Où n est le nombre de firmes, le retour sur titres de la firme j au temps t et le retour moyen pour les n firmes au temps t. De plus, le comportement de cette mesure de dispersion peut être inféré d’une estimation de l’équation de régression linéaire suivante 982  :

 =

représente l’erreur idiosyncrasique. L’erreur idiosyncrasique spécifique à la firme i dans la branche peut donc s’écrire c'est-à-dire que le terme d’erreur est proportionnel au niveau du retour 983 et donc . La variance de peut être estimée par :

L’analyse utilise les données du NYSE de Juillet 1962 à Décembre 1988. Les résultats obtenus par les auteurs laissent apparaître des coefficients systématiquement négatifs indiquant ainsi un très faible niveau de dispersion des retours sur titres en période de stress financier.

Cela plaide évidemment en faveur de la présomption d’existence d’un phénomène de mimétisme parmi les acteurs du marché financier.

Document III - Extraits du tableau des coefficients de régression
 
Retour de marché dans les 1% supérieur et inférieur de la distribution

Retour de marché dans les 5% supérieur et inférieur de la distribution
Industries    
Toutes industries 33.28 -28.88
(0.56)
-20.52
(0.39
35.93
-32.39
(-1.36)
-30.74
(-1.28)
Pétrole 92.60 -88.90
(-0.13)
-82.8
(-0.12)
100.26
-97.10
(-0.31)
-90.80
(-0.29)
Finance 32.34 -30.21
(-0.33)
-28.24
(-0.32)
34.65 -28.29
(-0.68)
-29.65
(-0.72)
Consommation durable 25.53 -23.25
(-0.63)
-22.32
(-0.62)
27.46 -24.38
(-1.47)
-23.37
(-1.41)
Industries de base 29.99 -27.95
(-0.30)
-27.37
(-0.30)
32.35 -28.78
(-0.69)
-29.56
(-0.71)
Alimentation 21.63 -17.53
(-0.88)
-18.96
(-0.98)
23.21
-18.86
(-2.10)
-20.12
(-2.25)
Construction 14.22 -12.68
(-0.88)
-11.51
(-0.82°
14.98 -10.74
(-1.65)
-9.43
(-1.45)
Demirer.R, Lien D : op. cité p 24.

Au total, l’analyse empirique des fluctuations des marchés financiers du capitalisme mature laisse donc apparaître tant sur le plan expérimental que sur le plan économétrique la présence de phénomènes difficilement explicables avec la seule théorie de l’efficience.

L’analyse théorique permet d’envisager les phénomènes précédemment évoqués sous l’angle de la fragilité financière. Il est cependant impérieux de cerner auparavant les effets concrets de cette fragilité financière.

En effet, la fragilité financière reste, à ce stade de la réflexion, essentiellement conceptuelle. L’appréhender demande, dans un premier temps d’expliciter la nature de ces conséquences afin d’avancer progressivement vers le processus causal qui en est à l’origine et d’en définir les contours.

La matérialisation la plus évidente de cette fragilité financière à l’époque du capitalisme mature est incontestablement représentée par le développement des bulles financières. Définir celles-ci implique nécessairement de réfléchir sur leur nature au regard de la rationalité du comportement des acteurs.

Le parti pris choisi ici sera celui d’interpréter le développement de la bulle comme résultant prioritairement de l’agrégation de comportements rationnels. Il ne s’agit pas d’ignorer le fait, très largement documenté 984 , de l’existence d’une composante irrationnelle en œuvre dans les bulles depuis les plus anciennes. Cependant, cette composante n’est pas déterminante dans la genèse des crises financières, même si elle peut suffire à engager certains de leurs processus.

Sans cette présence, la rationalité 985 des acteurs se déploie et engage, par effet de composition des états de fragilité de marché pouvant s’orienter vers des processus de bulles financières. Autrement dit :

‘« Lorsque le taux d’intérêt, le taux de croissance et la prime de risque varient de façon aléatoire, tout en étant reliés entre eux, l’équation de la valeur fondamentale d’une action montre qu’il n’est pas nécessaire d’introduire l’irrationnel pour expliquer les fluctuations des cours boursiers. La démesure des variations à court terme est alors la conséquence inéluctable d’un système économique fondé sur l’évaluation de la valeur fondamentale par la somme actualisée des dividendes futurs » 986

La possibilité de telles bulles financières sous contrainte de rationalité des acteurs a été démontrée par l’article fondateur de Blanchard et Watson 987 .

En partant d’un ensemble d’information commun aux acteurs () impliquant que ceux-ci forment la même anticipation du rendement de l’actif, les deux auteurs définissent, classiquement, les conditions d’arbitrage du marché de la manière suivante 988  :

Sous l’hypothèse d’information rationnelle, la solution exprimant pt*, la valeur présente des dividendes anticipés, c'est-à-dire la valeur fondamentale de l’actif peut s’écrire de la manière suivante 989  :

La solution générale s’exprime donc :

Le prix de l’actif peut s’écarter de la valeur fondamentale sans que soit, pour autant, remise en cause les conditions d’arbitrage propre à un marché efficient.

Plusieurs types de bulles peuvent alors être mis en évidence sur le plan théorique où certains processus d’évolution des prix deviennent parfaitement indépendants de l’état de la valeur intrinsèque du titre.

C’est le cas des bulles déterministes 990 pour lesquelles l’écart entre prix et valeur s’accroît de manière exponentielle. C’est également le cas des bulles stochastiques où ct s’exprime de manière probabiliste indiquant l’éventualité de poursuite ou d’effondrement de celles-ci.

D’autres processus peuvent être mis en évidence, impliquant un développement concomitant du prix et de la valeur 991 , où cette dernière joue un rôle causal à travers la somme actualisée des dividendes.

Cette dernière hypothèse met en lumière l’existence possible de bulles négatives. En effet, dans le développement précédent, la bulle accroît simplement le prix d’équilibre de l’actif 992 . Cependant, si les dividendes sont influencés par l’existence d’une bulle, la valeur fondamentale dépend aussi de la présence de cette bulle.

Ainsi, P.Weil 993 examine le cas où la présence d’une bulle est susceptible d’élever les taux d’intérêt, et provoque donc une réduction de la valeur fondamentale si bien que malgré l’existence de la bulle rationnelle positive, une baisse du prix d’équilibre de l’actif peut se produire.

Dans ce cas, le caractère causal des déterminants fondamentaux de l’actif peut permettre de rendre compte sur le plan théorique de la surréaction du prix d’équilibre et de leur forte volatilité par rapport aux dividendes.

Le concept de bulles rationnelles intrinsèques 994 explique ce type de phénomène. Sur le marché des actions, les dividendes suivent une marche aléatoire. Il en résulte une variation de la valeur fondamentale qui entraîne une surréaction du prix du titre compte tenu du terme de bulle contribuant à amplifier le processus.

L’intérêt des modèles précédents est bien d’illustrer la possibilité de maintenir le postulat de rationalité de l’acteur tout en justifiant l’existence d’écart entre prix et valeur à travers l’expression d’équilibres multiples.

En ce sens, ils s’écartent des modèles de marché efficient -stricto sensu- puisque dans le cadre de ces derniers, les acteurs, étant supposés rationnels, arbitrent en permanence entre les actifs présents sur le marché pour réaliser l’agencement optimum entre rendement et risque en tenant compte de l’information disponible. Cette situation exclut donc l’apparition de bulle 995 .

A l’origine, les modèles de bulles rationnelles fondent simplement la possibilité de ce phénomène et les conditions sous lesquelles ils peuvent se former 996 .

La possibilité d’une bulle sur le marché financier implique, en outre, une double condition ; Tout d’abord, les quantités de l’actif immédiatement disponibles doivent être limitées 997 . Ensuite, l’actif ne doit pas être immédiatement substituable à d’autres.

Si l’on considère la première condition, elle semble vérifiée : en effet, les quantités d’actifs émises par les entreprises sont évidemment limitées par leurs besoins de financement.

Si l’on prend le cas des Etats-Unis, entre 1985 et 1998, les émissions nettes d’actions ont même été négatives pendant onze ans et positives pendant seulement deux ans. Le solde est fréquemment neutre si l’on considère, comparativement à l’émission, le rachat des actions par l’entreprise elle-même 998 .

La seconde condition est plus difficilement acceptable, si l’on admet les conditions d’efficience. Le fait que le marché favorise la substitution entre actifs portant le même risque rend le processus de bulle peu envisageable dés lors que la possibilité d’arbitrage reste ouverte.

Elle resterait possible à partir du moment où elle engage l’ensemble des titres du marché. Cependant, l’existence d’une classe d’actif sans risque 999 en laissant ouverte la possibilité d’arbitrage rend cette hypothèse apparemment inopérante.

La condition d’une telle situation implique, cependant, du point de vue des mécanismes d’arbitrage, le fait que les opérateurs disposent gratuitement d’une évaluation précise de la valeur fondamentale des titres et d’autre part que leur évaluation s’effectue indépendamment de celles des autres intervenants sur le marché.

Or, admettre l’existence de bulles rationnelles implique, en réalité, l’idée que les acteurs continuent, certes, de former une évaluation de la valeur fondamentale en fonction de l’information disponible, mais cela implique, pourtant, aussi, nécessairement, la capacité pour ces acteurs d’acquérir l’information d’une manière non appréhendée par la pensée orthodoxe.

La question de la nature de l’information et de son acquisition est donc centrale si l’on veut fonder rigoureusement une approche en terme de fragilité financière sans obligatoirement lever l’hypothèse de rationalité des comportements.

De ce point de vue, deux postulats sont à examiner dans le cadre de cette démarche. En premier lieu, les modèles précédents postulent la gratuité de l’information. En second lieu, l’information provient uniquement de l’analyse rationnelle de la valeur fondamentale.

La discussion de ces deux postulats permettra de formuler une hypothèse théorique visant à expliquer le phénomène étudié par les modèles de bulles rationnelles.

Sur ce plan, l’analyse de Grossman et Stiglitz 1000 remet en cause la possibilité même de la gratuité de l’information qui est pourtant l’une des bases du concept d’efficience de marché. De manière synthétique, les deux auteurs expriment ainsi l’hypothèse qu’ils se sont attachés à démontrer 1001  :

‘« Si un équilibre est défini comme une situation dans laquelle les prix sont tels que tout profit issu d’arbitrage est éliminé, est-il possible qu’une économie compétitive soit toujours en équilibre ? Clairement non, parce que ceux qui procèdent à l’arbitrage ne recevraient pas de retour privé d’une activité elle-même privée et coûteuse »’

Le modèle 1002 interprète le prix sur le marché des titres comme reflétant l’information dont disposent les agents informés. La relation entre le prix et l’information est cependant partielle: le fait d’extraire l’information étant une opération coûteuse, l’acteur agissant ainsi doit en obtenir une compensation.

En même temps, la formation du prix issu de cette extraction de l’information transmet, quoique de manière imparfaite, l’information des agents informés vers ceux qui ne le sont pas. De manière endogène, la capacité informative du système de prix dépend donc de la proportion d’agents informés sur le marché.

Dans le modèle de Stiglitz et Grossman, deux titres sont échangés, un actif sûr rapportant R et un actif risqué rapportant u de manière aléatoire. u se compose d’une part  observable à un coût c et d’une part non observable 

Deux types d’agents interviennent sur le marché. Le premier, informé, observe le second, non-informé, observe seulement le prix établi sur le marché 1003 .

La demande des agents informés dépend de  ainsi que du prix de l’actif risqué P. Par contre les agents non-informés ne disposent que du prix P mais ils connaissent la relation entre la distribution des retours et le prix. Ils en déduisent donc leur niveau de demande de l’actif risqué.

Le prix de l’actif dépend également de l’offre x de cet actif que seuls connaissent les agents informés et de la proportion  d’agents informés. La fonction de prix peut donc s’écrire :

.

Les agents non-informés ne sont pas capables de distinguer, lorsqu’une modification du prix se produit, si elle provient d’une information nouvelle ou d’une variation dans l’offre du titre x.

L’équilibre du marché implique que l’utilité attendue par les deux acteurs soit identique. Or, à partir du moment où un nombre croissant d’agents est informé, leur utilité espérée diminue relativement à celle des agents non-informés puisque le système de prix devient plus informatif.

Il en résulte que la différence de niveau d’information et donc d’espérance de gain tend à diminuer entre informés et non informés.

A partir de là, l’intérêt d’être non-informés devient croissant dés lors que le système de prix devient informatif de manière de plus en plus efficiente. En d’autres termes, l’ignorance devient rationnelle dans la mesure où les coûts d’accès à l’information sont élevés alors que la rentabilité de celle-ci est quasi-nulle.

En l’absence de bruitage, le prix contient toute l’information disponible et il n’existe plus aucune incitation à se procurer une information coûteuse. Dans ce cas, le seul équilibre possible est un équilibre sans recherche d’information. Il est, au surplus, conforme à la théorie de l’efficience de marché.

Mais, il devient immédiatement rationnel, dans une telle occurrence, de payer pour obtenir l’information, sous condition que le prix de cette information n’excède pas le gain espéré. Alors l’équilibre précédent n’existe plus.

En présence de « noise traders », si les coûts d’information sont très bas ou même inexistants, la quasi-totalité des intervenants peut s’informer et  est proche de l’unité. Par contre, si les coûts d’information sont importants, les échanges entre agents apparaissent, en particulier, parce qu’à ce moment là, les croyances diffèrent 1004 .

L’existence d’une information coûteuse est d’ailleurs impérative puisqu’en son absence le marché lui-même n’a pas de raison d’être 1005 .

En effet, le rôle du marché financier apparaît à partir du moment où les agents présentent des différences en matière de croyances c'est-à-dire en matière d’information ou de traitement rationnel de cette information. La création du marché répond précisément à l’existence d’une situation d’asymétrie d’information.

Autrement dit, la question des croyances se pose donc dans les termes suivants : En l’absence de coûts de l’information, l’hétérogénéité de celles-ci tend à disparaître, entraînant celles des conditions qui ont vues naître le marché.

Ainsi, dans la réalité du coût de l’information, on peut discerner deux éléments à la fois essentiels et paradoxaux.

En premier lieu, elle induit une hétérogénéité de l’accès à l’information et l’apparition de croyances diverses sur l’état réel du marché : il en résulte la possibilité de transactions et donc de l’existence pratique d’un marché.

En d’autres termes, l’asymétrie d’information est consubstantielle à la constitution d’un marché des titres.

Mais en même temps, parce que l’information est coûteuse, les prix ne peuvent pas refléter parfaitement l’information disponible puisque s’ils réalisaient cela, les agents, utilisant leurs dotations pour se la procurer, n’obtiendraient pas de compensation car, en agissant ainsi, ils dévoileraient la « vrai » valeur fondamentale aux agents non-informés qui auraient dés lors intérêt à se comporter en passager clandestin.

On retrouve ici le problème central de la double-contrainte qui fonde la possibilité de la fragilité financière propre au marché financier du capitalisme mature.

Pour que naissent le marché, l’existence d’asymétries d’information est impérative, mais en même temps, ces asymétries d’information rendent impossible l’émergence de prix de marché reflétant parfaitement l’information et confirme donc la probabilité non nulle de voir le prix et la valeur diverger.

La présence de l’asymétrie d’information induit donc à la fois l’institution du marché financier et, dans le même temps, son caractère potentiellement déséquilibré.

Cette double contrainte implique alors la possibilité d’équilibres multiples dont la situation d’efficience serait un cas particulier.

A partir de cette analyse des implications d’une information coûteuse sur la conception du marché financier, il devient possible de réfléchir au second postulat évoqué plus haut selon lequel, sur un marché efficient, l’agent rationnel ne considérerait que le prix comme information pour adapter de manière optimum son comportement.

Or, à partir du moment où le prix n’est plus en mesure de refléter pleinement l’information, l’agent doit rationnellement prendre en compte d’autres sources susceptibles de lui permettre d’opérer ses choix.

Si l’information fournie par le prix de marché n’apparaît pas comme un moyen suffisamment efficace de coordonner l’action des opérateurs sur le marché, il faut rechercher quelles possibilités informationnelles demeurent ouvertes pour eux.

Cela est d’autant plus vrai que les anticipations induisent -ex post- des problèmes de coordination que la simple rationalité individuelle n’est pas à même de résoudre.

Ce problème est clairement mis en lumière, par exemple, dans le cadre du problème dit du « Bar El Farol » 1006 .

Dans ce modèle, 100 personnes sont susceptibles de se rendrent en fin de semaine dans un bar nommé « El Farol ». L’espace étant limité, la soirée ne sera agréable que si seulement moins de 60% d’entre eux se déplacent.

En conséquence, le fait d’anticiper la présence de moins de 60 personnes incite toutes les personnes à être présentes et inversement lorsque la présence anticipée est supérieure à ce chiffre.

En conséquence, si tous croient à un nombre faible de présents, tous iront. Au contraire, si tous croient à un nombre de présents trop élevé, personne n’ira.

Dans les deux cas, la croyance collective est invalidée par le fait même qu’en agrégeant des anticipations individuelles, elle contribue, par effet de composition, à imposer un choix collectif clairement sous-optimum.

Cette situation n’offre pas de débouché si l’on se réfère, dans le cadre de l’efficience, au comportement de l’agent représentatif rationnel, puisque la mise en œuvre d’une stratégie rationnelle individuelle est obligatoirement, ici, suivie d’un échec.

En effet, l’agent représentatif doit, dans ce contexte, être rationnel. Mais s’il est rationnel, les autres le sont également : il ne peut, dès lors, résulter de cette conjonction qu’un équilibre insatisfaisant 1007 .

Comme dans le cas précédent proposé par Stiglitz et Grossman, les problèmes de coordination, dérivent d’une information disponible imparfaite concernant les choix opérés par les autres agents.

A partir de là, pour surmonter cette double-contrainte, la seule ressource informationnelle alternative ne peut provenir que de l’interprétation des signaux émis par les autres agents.

La possibilité de comprendre le comportement de l’agent, en situation d’asymétrie d’information, sur le marché financier implique, donc, d’examiner la possibilité pour celui-ci d’adopter une démarche prenant en compte le comportement des autres opérateurs.

La rationalité de l’agent est donc limitée par la rationalité des autres acteurs. Il devient alors rationnel, pour lui, d’adopter un comportement mimétique.

Dans ce cadre, préciser les fondements de la notion de rationalité s’avère, évidemment, essentielle. Dans le cas du marché financier, il devient crucial de prendre en considération, lorsque l’on veut éclairer le concept de rationalité, que cette institution est avant tout un lieu d’interactions stratégiques.

Cela ne remet aucunement en cause la rationalité de l’acteur, mais oblige l’analyse à admettre une conception plus large de ce concept en ce qu’il doit prendre en compte l’influence des autres acteurs.

Etre rationnel sur le marché financier, exige de la part de l’opérateur d’interpréter l’ensemble de l’information disponible, c'est-à-dire en particulier l’ensemble des informations provenant des autres acteurs en ce qui concerne leurs anticipations.

A partir de cette modification de perspective, il est même envisageable d’affirmer de manière certes quelque peu provocatrice 1008  :

‘«… une anticipation rationnelle est une anticipation qui porte sur l’évolution prévisible des anticipations des autres »’

Une telle orientation du concept de rationalité n’est pas sans conséquence, puisqu’elle revient à admettre que l’existence d’une structure d’anticipations croisées peut engendrer des dynamiques dans lesquelles les choix des agents sont susceptibles de se déconnecter partiellement ou totalement de la valeur fondamentale et s’engager dans une logique d’opinion.

Celle-ci produit de l’agrégation des préférences rationnelles individuelles n’est plus nécessairement engagée dans un processus de retour à l’équilibre mais peut parfaitement déboucher sur des mécanismes de bulles financières.

Au surplus, une telle démarche présente l’avantage de répondre aux critiques fréquemment adressées aux modèles de bulles rationnelles, souvent interprétées comme de «simples artefacts mathématiques» éloignés de toute réalité démontrable.

En effet, elle explicite un enchaînement causal permettant de relier une conception élargie du comportement de l’agent avec la possibilité de déséquilibres de marché prenant la forme de bulles par l’intégration du mimétisme comme fondement rationnel de l’action.

Dans ce cadre, il faut donc comprendre la rationalité des anticipations comme présentant un caractère autoréalisateur.

Il ne s’agit plus de démontrer la relation existant entre la croyance des agents et la réalité économique « fondamentale » à laquelle ils font face, mais d’induire à partir des croyances a priori, certains effets a posteriori.

Le prix de l’actif doit donc être, dés lors, interprété comme la résultante d’une «opinion moyenne» des opérateurs dont le niveau se définit de manière parfaitement étrangère à l’analyse qui pourrait être donnée des fondamentaux.

Expliciter cette divergence entre les deux variables est, maintenant, essentiel pour fonder la rationalité mimétique comme élément déterminant de la fragilité financière de marché.

On ne peut développer cette réflexion sans approfondir la relation entre valeur et prix. Sur le plan théorique, cette dualité est au centre de l’analyse à laquelle procède, en particulier, Keynes 1009 lorsqu’il considère les marchés financiers.

Cette dualité implique une double évaluation du titre financier. Au niveau de la firme, il s’agit d’estimer la valeur fondamentale de l’actif en fonction de ses rendements futurs.

Cette évaluation dépend, à la fois, d’éléments connus avec certitude mais aussi d’anticipations portant sur des éléments aussi divers que les transformations des goûts du consommateur, l’évolution de la demande effective ou les tendances propres à l’investissement et aux taux de salaires.

L’actif est donc avant tout ici interprété comme un capital physique productif présentant un caractère d’immobilisation.

Au niveau du détenteur réel ou potentiel du titre, le titre est d’abord un signe de valeur. Il en résulte que l’opérateur financier l’utilise comme un actif négociable circulant sur un marché secondaire. Son estimation doit nécessairement prendre en compte le comportement des autres opérateurs.

La double évaluation 1010 dont procède l’opposition entre prix et valeur peut se comprendre comme dichotomie entre spéculation et entreprise.

L’émergence des marchés financiers apparaît alors comme le processus favorisant leur séparation la plus radicale 1011  :

‘« S’il nous est permis de désigner par le terme «spéculation» l’activité qui consiste à prévoir la psychologie du marché et par le terme «entreprise» celle qui consiste à prévoir le rendement escompté des actifs pendant leur existence entière, on ne saurait dire que la spéculation l’emporte toujours sur l’entreprise. Cependant, le risque d’une prédominance de la spéculation tend à grandir à mesure que l’organisation des marchés financiers progresse »’

Cette manière de concevoir la spéculation s’éloigne ici largement de la conception néoclassique. En effet, selon celle-ci la spéculation -et donc l’échange- ne saurait s’expliquer que par l’existence d’agents présentant un niveau d’aversion pour le risque différent 1012 .

En favorisant le transfert des risques d’un agent sur l’autre, elle correspond essentiellement à un mécanisme d’assurance usuel.

Elle se différencie également de l’orientation considérant l’existence de systèmes de croyances distincts comme fondation du mécanisme spéculatif 1013 . Les agents informés bénéficient de cette information pour réaliser des gains, mais en même temps ils intègrent l’information détenue sur le marché et contribuent donc à fournir celle-ci aux autres agents.

Dans ces deux cas, la spéculation se présente comme essentiellement stabilisatrice. Sans méconnaître cette possibilité, la prise en compte dans le mécanisme même de la spéculation d’une dimension impliquant la recherche d’information auprès des autres opérateurs rend pourtant possible d’interpréter celle-ci dans le cadre d’une analyse en terme de fragilité financière.

Quoique potentiellement déstabilisateurs, spéculation et mimétisme n’ont pas nécessairement de composantes irrationnelles 1014 . Il semble en effet, plus rationnel de choisir une position de marché en s’efforçant d’interpréter l’opinion moyenne plutôt que choisir une stratégie n’impliquant que «les prévisions à long terme du rendement escompté ».

Ceci est d’autant plus justifié si l’on admet la domination de l’incertitude sur le marché financier. Dans ce cadre, non seulement les prix, mais la valeur fondamentale, elle-même devient un concept relatif.

En effet, en situation d’incertitude, la connaissance des rendements futurs permettant le calcul de la valeur fondamentale se révèle très largement ambiguë puisqu‘elle implique des élèments qui ne pouvant pas ne pas être fortement subjectifs d’autant que dans ce domaine l’asymétrie d’information est nécessairement forte. A partir du moment, où la spéculation se présente comme une attitude rationnelle, il devient évident que la source d’information décisive, pour ne pas dire unique, est constituée par le marché lui-même.

Cette logique autoréférentielle risque cependant de pêcher en terme d’efficacité allocative et engager le détenteur du titre dans une logique de court terme peu compatible avec un fonctionnement efficace du marché financier. C’est la raison pour laquelle la rationalité en jeu sur ce marché peut s’analyser également comme une rationalité de type conventionnelle. Une convention peut être entendue, au sens de Keynes comme 1015  :

‘« … l’hypothèse que l’état actuel des affaires continuera indéfiniment à moins qu’on ait des raisons définies d’attendre un changement »’

Dans ce contexte, la question des représentations collectives devient alors un thème inévitable puisque la seule interprétation des fondamentaux ne suffisant pas à expliquer les processus financiers, il s’avère impératif de prendre en considération la dynamique cognitive des interactions entre les agents.

A partir de cette réflexion, des dynamiques produisant les conditions d’apparition d’une opinion majoritaire légitimée, du type « concours de beauté », peuvent être mises en lumière à travers le concept de «mimétisme autoréférentiel» 1016 . Le fait d’identifier ces phénomènes d’autoréalisations et la rationalité des anticipations subvertit certainement la conception économique traditionnelle de la rationalité. Pourtant dans le cas des marchés financiers, contrairement aux autres marchés, le jugement de chacun est influencé par le jugement de la communauté 1017 .

L’acceptation de la rationalité des anticipations, sous cette acception, permet alors bien de concevoir les bulles comme elles-mêmes rationnelles. En effet, l’hypothèse d’anticipations rationnelles considère l’anticipation du prix comme identique, en moyenne, au prix constaté, sous une contrainte informationnelle donnée.

L’équation de la bulle rationnelle du fait de son indétermination, admet, en conséquence, une infinité de solutions tout en respectant les exigences d’un arbitrage optimal ce qui constitue la condition de la rationalité des anticipations 1018  :

‘«  La bulle correspond à cette possibilité d’autovalidation qui est inscrite dans la nature autoréférentielle de l’arbitrage. Ce terme exprime la perversité intrinsèque de la spéculation qui conduit à une fermeture du marché sur lui-même, à une déconnexion des prix et des valeurs […] la forme autoréférentielle [est] l’expression centrale de la crise potentielle de la logique d’arbitrage, à savoir sa propension à se refermer sur elle-même »’

A partir de là, il s’agit maintenant d’analyser les formes prises par ce processus de rationalité mimétique pour expliquer la nature particulière de la fragilité financière de marché.

La forme la plus générale prise par le mimétisme correspond à la «cascade informationnelle» telle que l’ont développée Bikhchandani et Sharma 1019 . Ce modèle s’applique lorsque c’est plus le signal de l’action engagée que l’information privée qui est publiquement visible.

Dans le cadre de ce dispositif, les agents intègrent l’information dispensée par ceux qui les ont précédés sur le marché. En observant l’action des premiers opérateurs, il devient rationnel et optimal de s’y adapter en choisissant d’ignorer complètement sa propre information. Lorsque le processus de cascade démarre, l’action individuelle ne reflète plus l’information.

Sur le plan formel, l’agent conserve, pourtant, dans le cadre de ce modèle, un comportement bayésien c'est-à-dire qu’il opère des choix rationnels. La possibilité de ce comportement mimétique rationnel peut être illustrée par un exemple simple 1020  :

Trois agents {i,j,k} décident, séquentiellement, d’investir ou non dans un actif dont le rendement V peut être de +1 ou –1 avec une probabilité identique. Chaque agent peut observer un signal privé présentant un caractère favorable (G) ou défavorable (B). Dans le cas où V = +1, la probabilité de recevoir le signal G est p 1021 .

Les signaux sont indépendants de la vraie valeur du titre. Le signal privé reçu extrait par chaque agent n’est pas la seule information dont il dispose. Il peut observer la décision des autres agents 1022 . Il n’observe, cependant, pas le signal privé du prédécesseur conduisant à cette décision.

Après observation de G, la probabilité a posteriori de V = +1 peut, à l’aide de la règle de Bayes s’énoncer ainsi :

L’observation de B conduit de la même manière à :

En admettant que {i} ait reçu le signal G, sachant que p>0,5, il doit se procurer l’actif 1023 . Le second agent est en mesure d’interpréter le signal à partir de l’observation de l’action de {i}. Lorsque son signal est également G, {j} doit donc investir.

Si, par contre, son signal est B et qu’il observe la décision d’investissement de {i}, l’application de la règle de Bayes, implique une probabilité a posteriori égale à 0,5 puisque {j} observe deux signaux de nature opposée. Le choix de {j} s’effectue donc de manière aléatoire.

Si {i} investit alors que {j} ne le fait pas, {k} peut en déduire que le signal de {i} est G et le signal de {j} est B. Si au contraire, {i} et{j} investissent alors {k} interprétera, à l’aide de la règle de Bayes, ces actions comme exprimant une forte probabilité que {i} et{j} aient reçu le signal G.

Dans ce cas, il devient rationnel pour {k} d’investir également quel que soit par ailleurs l’information privée dont il dispose.

Un processus de cascade prend donc naissance à partir de {k} puisque celui-ci se définit comme le fait que l’action menée par l’agent ne fait plus référence à son information privée mais à l’interprétation de l’action des agents précédents.

On peut remarquer que ce type de modèle est très fortement dépendant de la nature des premiers signaux, de plus une seule modification d’un événement initial suffit à modifier l’enchaînement des comportements.

Ainsi, une suite de séquences de type GGBB suffit à provoquer une cascade d’achat alors qu’une suite BBGG ouvre vers le résultat inverse 1024 .

La raison essentielle de ce phénomène provient de la différence radicale qui existe entre l’information issue d’un signal privé et l’information résultant de l’observation de l’action des autres agents.

En supposant que le signal observé par le prédécesseur soit accessible à l’investisseur suivant, cela signifierait que les agents se trouvent dans un dispositif où l’information est publique et gratuite, c'est-à-dire sur un marché parfaitement efficient.

L’accumulation de cette information permettrait pour chacun des agents la possibilité de former des anticipations rationnelles au sens traditionnel de ce concept.

Par contre, dés lors que seule l’action du prédécesseur peut être observée, la situation devient complètement différente.

Le démarrage d’un processus de cascade rend l’accumulation d’information publique parfaitement inutile. A partir de là, l’ensemble des informations privées ne constitue plus une connaissance commune.

En conséquence, même si l’ensemble d’information, résultant de cette connaissance commune, se trouvait plus informatif que les signaux individuels, les agents auraient néanmoins choisi de se référer à l’action de leurs prédécesseurs et décidé de ne plus intégrer le signal privé dont ils disposaient pourtant, pour effectuer leur arbitrage.

Ce type de démarche peut être complexifié en levant l’hypothèse de séquentialité. Il s’agit alors de mettre en lumière le processus par lequel se forme une opinion de groupe 1025 .

De plus, l’hypothèse de fixité du prix doit également être levée puisque sur le marché le recueil d’information s’effectue afin de former des anticipations sur l’évolution de celui-ci 1026 .

Lorsque les agents connaissent l’effet d’un choc donné sur le prix d’un actif, l’ajustement de ce prix à l’information privée et l’action qu’elle induit empêche l’apparition d’une logique mimétique. En effet, l’information est, dans ce cas, révélée en même temps que se produit l’action et le mouvement du prix.

En conséquence, si le marché est pleinement compétitif, le prix de l’actif représente correctement sa valeur compte tenu de l’information publique disponible.

Il s’agit donc d’une situation propre à un marché informationnellement efficient qui peut s’énoncer de manière plus formelle :

Soit une valeur V égale à +1 ou –1 avec une probabilité égale et un agent {i} disposant d’un signal présentant une évaluation correcte du titre avec une probabilité p 1027 .

Si l’on normalise le prix initial du titre à la valeur 0 et que {i} observe un signal privé G, alors il achète et le prix du titre devient 2p – 1.

{j} sait que {i} a acheté l’actif ce qui signifie qu’il dispose du signal G. Si {j} reçoit le signal B, la valeur espérée de V est 0. Cette valeur étant inférieure à la valeur de l’actif (2p – 1), {j} n’achète pas.

Par contre si {j} reçoit le signal G, la valeur espérée devient [2p-1]/[p²+(1-)². Elle est supérieure à (2p-1), donc {j} doit, comme précédemment, agir en fonction de son signal et, cette fois-ci acheter.

Dans ce cadre, assez restrictif, aucune dynamique mimétique n’est à même de se déclencher sous ces conditions de rationalité.

Cependant, limiter l’incertitude à une seule dimension (ici l’effet du choc informationnel sur le niveau du prix de l’actif) est insuffisant.

Une seconde dimension parait essentielle: la prise de conscience de l’existence du choc informationnel et non seulement son effet 1028 .

Si l’on admet la possibilité d’une hétérogénéité informationnelle, on peut introduire dans le modèle la présence de deux types d’agents. Le type H dispose d’une information pertinente, alors que le type L ne possède qu’une information bruitée 1029 .

De plus, la proportion des deux types d’agents dans la population n’est pas connaissance commune ce qui correspond à l’hypothèse de départ admettant la possible non-prise en compte de l’existence du choc informationnel.

Dans ce cas, même si le marché révèle toute l’information publique disponible, le prix ne reflétera pas nécessairement l’information privée disponible pour les agents précédents.

Lorsque l’asymétrie d’information porte sur la pertinence de l’information (ici la proportion forte ou faible d’agents correctement informés) une dynamique mimétique peut s’enclencher.

En effet, par exemple, dans le cas d’un marché mal informé où la proportion du type L domine, un «groupe d’opinion» 1030 peut se constituer parce que les agents de type L croient faussement que les autres agents sont de type H.

Notes
966.

Sans pour autant nier l’existence de cette irrationalité : Elle n’est simplement pas absolument nécessaire à la compréhension de la fragilité financière.

967.

Evénement sportif américain, opposant en finale les vainqueurs de chacune des deux ligues de football, la NFC et l’AFC.

968.

Krueger.T.M, Kennedy.W.F: « An Examination of the Super Bowl Stock Market Predictor » The Journal of Finance. XLV. 691-697. 1990.

969.

Ici, le Dow Jones et le S&P 500.

970.

Le lundi ouvré suivant la finale, les chiffres sont respectivement +0,19% et +0,43% ; -0,53% et –0,54%.

971.

Morel.C: « L’anomalie du Super Bowl et le comportement rationnel des investisseurs » Direction de la Prévision et Université de Paris-Dauphine. Octobre 1999. P 13.

972.

Où représente la variation moyenne de l’indice après la victoire de l’équipe I, l’écart type de la variation et le nombre de victoires remportées par I.

973.

Dont la statistique de test est :

974.

Hirshleifer.D, Shumway.T: « Good Day Sunshine; Stock Returns and the Weather” University of Michigan P35. 2001.

975.

Le même type d’observation a pu être effectué pour les mouvements lunaires sur 100 ans et 24 pays. Cf. Dichev.I.D, Janes.T.D: « Lunar effect on Stock Returns » University of Michigan Business School. JEL G12-G14. Working Paper. Septembre 2001. P 48.

976.

Orléan.A  : « De l’influence de la météo sur la bourse » Libération. Novembre 2001.

977.

Pour cette raison, ce thème ne sera pas abordé en tant que tel dans ce chapitre.

978.

Bikchandani.S, Sharma.S: “Herd Behavior in Financial Markets: A Review” IMF. Working Paper n°00/08. Washington. 2000.

979.

Parce que cette nouvelle procédure de choix est financièrement plus rentable. Ne pas acheter alors que la hausse quotidienne est significative, c’est renoncer à l’opportunité d’un gain, même si chacun sait que le marché va se retourner. Ce qui compte, ce ne sont pas tant les anticipations individuelles, mais le fait qu’il est connaissance commune que les anticipations restent haussières.

980.

Cf. Paragraphe I.

981.

Demirer.R, Lien.D: « A New Measure to Test Herd Formation in Equity Markets » School of Business Working Paper N°290. Department of Economics. University of Kansas. P 29. January 2001.

982.

Où selon que le retour est ou n’est pas dans les 1 ou 5% les plus faibles de la distribution et selon que le retour est ou n’est pas dans les 1 ou 5% les plus élevés de la distribution.

983.

Avec représentant l’erreur idiosyncrasique moyenne ajustée.

984.

L’œuvre de C.P.Kindleberger en constitue la ressource la plus importante. Kindleberger.C.P: „Manias, Panics and Crashes“ Basic Books. New York. P 251. 1978.

985.
Même s’il parait nécessaire d’en adopter une expression limitée au sens de H.Simon.
986.

Zajdenweber Daniel  : « Economies des Extrêmes ». Nouvelles Bibliothèque Scientifique. Flammarion.

P 171. 2000. Cette démarche n’invalide pas le concept d’efficience ; elle n’invalide pas non plus la possibilité de comportements mimétiques.

987.

Blanchard.O.J, Watson.M.W : « Bulles, anticipations rationnelles et marchés financiers » Annales de l’INSEE. N°54. P 79 à 99. 1984.

988.

Où pt est le cours de l’actif, xt le dividende de l’actif et r le taux d’intérêt de court terme..

989.

Qui correspond à la solution particulière de l’équation précédente.

990.

Avec une déviation .

991.

De type.

992.

La bulle négative n’est donc pas envisagée dés lors que l’actif peut être éliminé sans coût c'est-à-dire pour un prix nul et donc non négatif.

993.

Weil.P: « On the Possibility of Price Decreasing Bubbles » Econometrica. 1990.

994.

Froot.K.A, Obsfeld.M: “Intrinsic Bubbles: The case of Stock Prices” The American Economic Review. Vol.81, n°5; PP 1189-1214. December 1991.

995.

Un marché efficient peut, bien sûr, se tromper puisque l’information disponible sur la valeur fondamentale est toujours incomplète. Il est simplement efficient au sens où il se révèle apte à traiter rationnellement cette information afin de former ses anticipations.

996.
L’objet de la recherche n’est donc pas d’en indiquer les causes ou même les mécanismes. Cf. Blanchard.O.J, Watson.M.W: Op. Cité P 1.
997.

Puisque la rapide augmentation des quantités offertes annulerait immédiatement l’écart observé.

998.

Giraud.P.N : “Le commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne ». Edition du Seuil. Collection « Economie Humaine ». Janvier 2001. P 99.

999.

Du type Bons du Trésor.

1000.

Grossman.S.J, Stiglitz.J.E: “On the Impossibility of Informationally Efficient Markets » Econometric Society meeting. American Economic Review. 1980. P393-408.

1001.

Op.Cité P 393: « If competitive equilibrium is defined as a situation in which prices are such that all arbitrage profits are eliminated, is it possible that a competitive economy always be in equilibrium? Clearly not, for then those who arbitrage make no (private) return from their (privately) costly activity”.

1002.

Sur le plan formel, un modèle identique a été utilisé en I° Partie. L’objectif était cependant différent puisqu’il s’agissait dans le cadre d’une bourse commerciale de l’époque du capitalisme marchand de mettre en lumière, l’effet d’une information d’initiés sur la stabilité financière.

1003.

Dans ce modèle, le fait d’être ou ne pas être informé dépend uniquement de la dépense c.

1004.

Ils peuvent aussi être le résultat de différence concernant l’aversion au risque des agents mais aussi de la dotation dont ceux-ci disposent.

1005.

On trouve cette idée chez Hayek: pour lui, plus une société est étendue, plus il devient difficile d’acquérir l’information. Non seulement parce que celle-ci apparaît en trop grande quantité mais surtout parce qu’elle se disperse en un trop grand nombre d’agents. Aucun acteur ne pouvant globaliser l’information, la coordination informationnelle des agents ne peut naître que de leur interaction décentralisée et spontanée sur le marché. Cf. Hayek.F (Von)  : The use of Knowledge in Society » American Economic Review. XXXV. N° 4. Septembre 1945. P 519-530.

1006.

Arthur.Brian.W :» Inductive Reasoning and Bounded Rationality (The El Farol Problem). Session Complexity in Economic Theory. Stanford University and Santé Fe Institute. P 11. 1992.

1007.

En l’occurrence, la rationalité individuelle des agents leur fait commettre collectivement soit une erreur de première espèce, soit une erreur de seconde espèce.

1008.

Orléan.A : « Le rôle des influences interpersonnelles dans la détermination des cours boursiers » Revue Economique. P 839-868. 1990.

1009.

Keynes.J.M: “Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie » Petite Bibliothèque Payot. N°139. 1971. En Particulier le chapitre 12 : « L’état de la prévision à long terme » p 159-176.

1010.

Celle-ci est à la base de l’analyse en terme de risque emprunteur- risque prêteur. Cf. Minsky.H.P: “John Maynard Keynes”. Columbia University Press. P 169. 1975.

1011.

op. cité p 170.

1012.

Cette analyse est présente dans Keynes.J.M: « A Treatise on Money » New York. Harcourt. Brace.1930. Elle disparaît dans la Théorie Générale.

1013.

Hirshleifer.J: « Speculation and Equilibrium: Information, Risk and Markets”. UCLA. Discussion Paper N°37. July 1973. P 45.

1014.

Tout au moins, ces composantes ne sont pas déterminantes pour fonder la fragilité financière.

1015.

Op. cité P 164.

1016.

Le rôle de l’imitation est ici central pour fonder un consensus producteur de sociabilité. Cf. sur le plan anthropologique : Girard.R : «La violence et le sacré». Grasset. Paris. 1972.

1017.

On retrouve ici le concept de réflexivité. Cf. Soros.G: “ L’Alchimie de la Finance ». Valor Editions. 1998. P 52.

1018.

Orléan.A : « L’autoréférence dans la théorie keynésienne de la spéculation » Cahiers d’Economie Politique n°14-15. 1988. P 240.

1019.

Bikhchandani.S, Sharma.S: “Herd Behavior in Financial Markets” IMF Staff Papers. Vol.47. N°3. 2001. P 279-310.

1020.

Op. cité P 284.

1021.

Inversement dans le cas de B, Prob (B) = (1-p) avec 0.5< p< 1.

1022.

Dans le modèle séquentiel présenté ici, il s’agit uniquement de l’agent précédent.

1023.

Et inversement si le signal est B puisque dans ce cas, (1-p) < 0,5.

1024.

Le dispositif propre à ce type de modèle est donc très sensible aux petits chocs qu’ils soient positifs ou négatifs.

1025.

Pour un modèle non séquentiel, cf. Orléan.A: « Bayesian Interactions and Collective Dynamics of Opinion: Herd Behavior and Mimetic Contagion ». Journal of Economic Behavior and Organisation. Vol. 28 (1995). P 257-274.

1026.

L’hypothèse de prix flexibles permettant l’apparition d’un phénomène de mimétisme se retrouve dans : Avery.C, Zemsky.P: » Multidimensional Uncertainty and Herd Behavior in Financial Markets ». American Economic Review. Vol n°88. 1998. P 724-748.

1027.

Avec la condition 0,5<p<1.

1028.

Le modèle ajoute une troisième source d’incertitude constituée par la qualité de l’information dont disposent les agents.

1029.

La probabilité de pertinence de chacun des ensembles d’information peut s’écrire.

1030.

Orléan.A : Op. Cité P 268.