CONCLUSION GENERALE
FORMES ET NATURE DE LA FRAGILITE FINANCIERE

Dans cette recherche, nous poursuivions un double objectif. En premier lieu, et principalement, il s’agissait de clarifier la relation entre la forme de la fragilité financière et l’ordre productif dans lequel elle se développait.

En second lieu, il s’agissait de montrer que cette fragilité financière pouvait s’interpréter, de manière générale, à travers un cadre commun, celui de la double-contrainte et qu’en ce sens et en dépit de la diversité de ses représentations, elle présentait une nature structurelle offrant une certaine permanence.

La diversité des formes comme la permanence de sa nature semblent pouvoir être mise en évidence à l’issue de cette recherche.

* Si l’on considère l’ordre productif le plus ancien traité ici, l’ordre corporatif, celui-ci exprime sa fragilité financière à travers un système de réciprocité entre l’espace économique et l’espace politique.

La relation entre ces deux espaces est, en effet, paradoxale. Elle est, tout d’abord, un moyen efficace de stabiliser l’extraction de la rente médiévale par les marchands-banquiers puisque l’affirmation du pouvoir monétaire de seigneuriage s’accompagne du monopole de change par lettre au bénéfice de ces mêmes marchands-banquiers et de leur enrichissement « par Art ».

Mais cette certitude d’obtenir la rente présente un inévitable coût pour le marchand-banquier. L’extension et/ou l’instabilité de l’espace politique lui impose une contrainte de prêt à laquelle il ne peut déroger sinon en abandonnant définitivement le bénéfice de sa rente.

Le marchand-banquier ne saurait éviter cette alternative. Elle est le fondement de la fragilité financière corporative. Elle n’est, cependant, qu’un potentiel de crise financière, elle n’en n’est pas la certitude.

Encore faut-il un choc exogène plus fort que de coutume, venu de l’espace politique pour que la banqueroute du marchand-banquier se réalise ainsi que l’analyse de la crise florentine nous l’a montré.

* Avec l’apparition de l’ordre productif du capitalisme marchand, les conditions de la fragilité financière se modifient. Parce que la croissance économique devient perceptible, entraînée par le développement du commerce au loin, le besoin en capital des compagnies à monopole change de dimension. La vieille foire des changes fait désormais place à la bourse des marchandises.

Cette modification est rendue possible parce que la croissance n’a pas simplement modifié les besoins de financement, elle en a également transformé les capacités. Les agents disposant de fonds prêtables et dont la rationalité, sans être encore une rationalité en finalité, n’est déjà plus une rationalité en valeur, forment une masse susceptible de fournir des ressources dés lors qu’elle peut en conserver le contrôle, c'est-à-dire dés lors que les actifs financiers conservent leur liquidité.

Voilà bien, sur le plan financier, le paradoxe du capitalisme marchand. La bourse est l’instrument nécessaire pour créer la rente mais, elle ne peut pas ne pas introduire des normes de marché qui lui sont antithétiques.

La double-contrainte qui enserre le mode de financement du capitalisme marchand correspond, par conséquent, à l’injonction paradoxale suivante :

Soit les institutions (c'est-à-dire les compagnies de monopoles et l’Etat) maintiennent l’économie de rente en contraignant l’essor des normes de marchés. Dans ce cas, elles se privent d’un financement vital pour leur activité sans pourtant parvenir à empêcher le développement des normes de marché (dans ou hors de la bourse). Les crises de 1609 et 1636 à Amsterdam sont là pour en témoigner.

Soit, elles acceptent de s’ouvrir aux normes de marché le plus souvent sous l’impulsion de l’Etat lui-même. Le risque de désagrégation de l’économie de rente qui en résulte, implique alors un retrait consécutif à l’instabilité et aux ruptures que le marché mal institutionnalisé ne manque pas de produire. La crise obligataire de 1672, toujours à Amsterdam, et la « banqueroute de Law » en 1720 peuvent en rendre compte.

Cette fragilité fondamentale peut donc se particulariser en fonction de la domination de l’une ou l’autre des alternatives. Cependant, c’est bien toujours l’inévitable irruption d’un marché non régulé et donc porteur de graves asymétries d’information qui est ici en jeu.

Dans ce cas également, c’est bien parce qu’un choc exogène se produit que la fragilité va s’actualiser comme crise.

* Le nouvel ordre productif qui verra son émergence comme capitalisme manufacturier prend son essor sans que son mode de financement ait recours au marché. L’organisation bancaire répond mieux aux besoins de financement d’un appareil productif naissant.

Elle s’avère apte à résoudre les questions d’externalités qu’engendre l’innovation en permettant l’expérimentation dans le cas des révolutions industrielles initiales. Elle impulse une coordination efficace des agents lorsque les « décollages économiques » seront plus tardifs.

La puissance publique, encore peu efficace en matière de construction d’un appareil légal dégageant les règles pour le marché financier comme pour le marché bancaire, privilégie finalement son action de prêteur en dernier ressort.

La fragilité du mode de financement est alors largement une fragilité du système de crédit pouvant se traduire par des crises bancaires de grande ampleur comme les paniques américaines du XIXe siècle ou la « crise asiatique » de 1997.

La structuration comme double-contrainte de la fragilité financière du capitalisme productif émergent place les établissements bancaires face au paradoxe suivant :

Dans un contexte concurrentiel ne bénéficiant pas d’un système réglementaire et légal efficace permettant de discriminer les banques selon leur solvabilité et face à l’existence d’une garantie implicite de l’action du prêteur en dernier ressort, les banques ne peuvent que :

- Soit participer à un processus non régulé afin de réaliser le profit bancaire dans une situation où l’existence de fortes asymétries d’information les enjoint d’accepter une prise de risque dont le résultat collectif accroît le hasard moral.

- Soit accepter, avec certitude, de subir des coûts d’opportunité en adoptant une politique prudentielle telle que la rémunération servie aux prêteurs étant insuffisante, ceux-ci, compte tenu de l’impossibilité pour eux de différencier les banques en fonction de leur solvabilité, arbitreront en faveur d’autres établissements financiers.

Ce type de fragilité financière, parfois tempéré par la capacité des banques à se coordonner, à s’engager dans des stratégies de réputation et par la capacité progressive de la puissance publique de mettre en œuvre un appareil légal, une régulation et une supervision efficaces, semble néanmoins le signe distinctif de toutes les émergences du capitalisme productif comme en atteste les crises bancaires du XIXe comme du XXe siècle dans les pays qui s’ouvrent à ce nouvel ordre productif.

* La maturité du capitalisme productif s’accompagne d’une fragilité financière de forme plus complexe puisque le mode de financement se trouve structuré par deux caractéristiques :

. La première implique l’existence d’un appareil légal dont les traits favorisent le financement par intermédiation de marché ou le financement par l’intermédiation bancaire.

. La seconde prend en compte le moment historique dans lequel se réalise l’acte financier selon qu’il correspond à l’une des deux intermédiations.

Il en résulte que les formes de fragilité, quoique contemporaines, restent diverses alors que leur nature présente toujours une structure de double-contrainte.

Quand l’intermédiation bancaire domine, comme le cas japonais l’a montré, la fragilité initiale du mode de financement peut se comprendre comme résultant d’un phénomène de sélection adverse.

Dans le processus de croissance, les grandes entreprises en tant que « bonnes signatures » refusent progressivement de supporter le coût de la mutualisation du risque imposé par le système de crédit.

Classiquement, pour maintenir sa rente, celui-ci va tenter de poursuivre l’ancien modèle d’intermédiation avec de nouveaux acteurs. De manière nouvelle, pour développer son profit, il va s’orienter vers l’intermédiation de marché.

Parce que la banque ne connaît pas cette nouvelle clientèle, parce qu’elle ne maîtrise pas les procédures concurrentielles de marché -et qu’au surplus celles-ci ne disposent pas d’un encadrement réglementaire adéquat- elle va inévitablement s’engager dans un cadre fortement entaché d’asymétries d’information auquel elle ne peut échapper, sauf à abdiquer sa fonction bancaire.

L’accumulation de créances douteuses et la faillite virtuelle des principales banques seront –dans le cas japonais- la conséquence logique de ce processus. Cependant, contrairement à la crise des pays émergents d’Asie du Sud-Est, la fragilité d’intermédiation bancaire ne conduit pas à un processus de panique bancaire.

Il faut voir là, une différence en matière de normes prudentielles et une qualité de l’action publique (en particulier en matière de capacité d’intervention du prêteur en dernier ressort) qui reste sans commune mesure.

Pour cet ensemble de raisons, la fragilité d’intermédiation bancaire du capitalisme de maturité se situe, contrairement aux capitalismes émergents, seulement du côté actif.

De son côté, l’engagement du capitalisme de maturité dans un financement par intermédiation de marché génère un type de fragilité financière spécifique. C’est bien, ici, l’instabilité intrinsèque du marché qui est évoquée malgré la qualité de son encadrement réglementaire et de son efficacité dans l’application des normes légales.

Car le marché financier est au cœur d’un paradoxe qui fonctionne pour les agents comme une double-contrainte. L’asymétrie d’information implique la constitution d’un marché financier, mais en même temps, elle en induit le déséquilibre potentiel.

En effet, l’existence de transactions financières se fonde sur la nécessité de lever les asymétries d’information. Cependant, parce que l’information est coûteuse, les cours ne reflèterons jamais la valeur des actifs puisque, dans ce cas, il deviendrait irrationnel de se procurer une information onéreuse que l’on peut, par ailleurs, obtenir gratuitement.

Il en résulte la possibilité de voir diverger le cours des titres par rapport à leur valeur fondamentale et conséquemment le caractère indéterminé de l’équilibre du marché.

En effet, face à l’absence de prix reflétant pleinement l’information, l’agent rationnel doit s’engager dans une prise de décision de nature « spéculaire » c’est à dire observant, de manière mimétique, le comportement des autres opérateurs.

Ce processus ouvre la possibilité de phénomène de surréaction dont on a pu montrer la réalité lors des principales crises financières du mode de financement par intermédiation de marché.

* Finalement, quoique toujours structurée comme double-contrainte, les formes de la fragilité financière n’en apparaissent pas moins comme fort diverses. Il est, cependant, apparent qu’elles ne présentent pas, selon l’ordre productif que nous étudions, un degré de complexité identique.

Ainsi, le capitalisme marchand comme le capitalisme de maturité présentent en matière de fragilité financière une variété plus forte que le capitalisme émergent ou l’ordre corporatif. Cette remarque peut certainement être mise en relation avec un élément commun à ces deux époques.

Dans les deux cas, en effet, la période est marquée par l’irruption du métacapitalisme, surgissant d’abord des flancs de l’économie corporative, ensuite de la remise en cause de la domination bancaire. Son caractère éminemment instable en exacerbant les tensions entre marché et organisation contribue certainement à offrir un panorama particulièrement contrasté de la fragilité propre à ces époques.

* Cela n’est pas indépendant, d’ailleurs, des relations de causalité existant entre la nature de la fragilité financière et l’évolution des ordres productifs.

Certes, évoquer cette relation impliquerait aussi une réflexion en terme de risque systémique puisqu’il serait ici nécessaire de mettre en lumière la manière dont les chocs issus de la présence d’une fragilité particulière se transmettent à l’ensemble de l’économie 1070 . C’est certainement ce phénomène qui finit par obliger les institutions à modifier leur régulation ou être remplacées par d’autres mieux adaptées au nouveau contexte.

Cependant, il semble néanmoins possible d’évaluer certains aspects des processus induit par la double-contrainte financière. Ils mettent en jeu l’interaction du marché et de l’organisation.

La démarche initiée par K.Polanyi est dans ce domaine un apport évident à partir du moment où l’on élargit la perspective historique aux périodes précédant et succédant à son objet d’étude.

- En ce qui concerne l’ordre productif corporatif dont la fragilité financière réside dans le rapport des marchands-banquiers avec l’espace politique, l’évolution qui parait remarquable provient de la capacité progressive des compagnies de limiter ce risque.

Nous l’avons vu lorsque les Médicis tirant les conséquences organisationnelles de la faillite des Bardi et des Peruzzi construisent des compagnies présentant une centralisation moindre donc une autonomie plus large par rapport au Prince.

N’est ce pas là, déjà, l’ébauche d’un mouvement qui conduira à la naissance des bourses de marchandises puisque celles-ci en augmentant la liquidité du prêteur renforce, au fond, l’autonomie de l’emprunteur ?

En effet, en permettant aux porteurs de titres de la compagnie de pouvoir réaliser ceux-ci en bourse, la compagnie leur signale qu’en cas de choc provenant de l’espace politique, ils ne sont plus, désormais, contraints de se tourner seulement vers la compagnie émettrice, comme à Florence au « Trecento » mais aussi vers d’autres opérateurs boursiers n’effectuant pas les mêmes anticipations, comme on le verra à Amsterdam au XVIIesiècle.

Dans ce cas, ce n’est pas la société qui se préserve du caractère destructeur d’un « marché autorégulateur », mais plutôt l’organisation rentière qui tente de desserrer la double-contrainte que lui impose l’espace politique.

- Le capitalisme marchand présente une double-contrainte financière indiquant que le système rentier doit parfois s’ouvrir vers le marché mais dans des limites si réduites que celui-ci ne peut en aucun cas s’institutionnaliser.

Elle peut supporter cette irruption tant que la rente n’est pas atteinte. Cette garantie est aussi la limite du développement d’un marché financier qui ne peut donc que demeurer embryonnaire et souvent peu durable. Pour cette raison il s’avèrera pendant toute cette période très instable.

- On comprend qu’une économie industrielle, construite sur le profit et non la rente, ne peut s’accommoder d’un tel mode de financement. La double-contrainte financière du capitalisme marchand signifie donc que le passage d’une économie transférant les marchandises vers une économie les produisant ne peut s’effectuer qu’en remettant en cause à la fois la rente en ce qui concerne l’économie « réelle » et le marché en ce qui concerne le financement. La banque comme système organisé est donc la réponse du capitalisme productif émergent aux désordres du marché financier.

Combattre les paniques bancaires c'est-à-dire échapper à la double-contrainte financière de la banque implique de la part de la puissance publique une capacité à construire un appareil réglementaire efficace afin de résoudre les asymétries d’information. Ne pas être soumis à l’impératif du système de crédit, comme cherche à l’obtenir les entreprises productives les plus efficaces, exige, de la part de la puissance publique, une démarche similaire.

- Cette double volonté de limiter les problèmes d’information va progressivement ouvrir la voie au financement de marché qui deviendra, là où cette démarche aura été pleinement entreprise, une caractéristique du capitalisme productif de maturité.

Mais une caractéristique seulement, car l’intermédiation de marché et le métacapitalisme qui ne manque pas de l’accompagner sont porteurs d’une double-contrainte financière dont les effets potentiellement destructeurs ont marqué le XXesiècle.

Aussi, le retour à une intermédiation bancaire intégré à un capitalisme « administré » se présente comme une seconde caractéristique de cet ordre productif. Sa propre fragilité -si évidente dans le cas du japon- induit un retour à l’intermédiation de marché.

On pressent alors que sur le plan financier, le capitalisme productif est pris dans un aller-retour entre deux modes de financement, c'est-à-dire une dialectique de deux formes de la double-contrainte financière autour duquel il structure son rythme historique.

Notes
1070.

Sur les rapports entre fragilité financière et risque systémique. Cf. Aglietta.M  :  « Actualité et prévention du risque systémique ». GDR. CNRS Economie Monétaire et Financière. Séminaire « Le risque systémique ». Université Paris X Nanterre. 7 mai 2002. P 56. « Une théorie du risque de système a pour point de départ la (ou les) hypothèses concernant la nature des relations financières qui rend leur agencement fragile. Les modèles représentatifs du risque de système se distinguent donc par l’hypothèse de fragilité retenue, sachant que leur apport vient de leur description de la propagation des chocs. » Idem P 7.