S'intéresser à l'exorcisme des possédés en Occident du Xe au XIVe siècle, c'est aborder un sujet d'histoire qui a longtemps provoqué des réticences 2 . Les difficultés pour approcher l'exorcisme sont largement liées aux débats qui ont secoué l'Église à ce sujet.
Dans la première moitié du XXe siècle, la théologie chrétienne s'est ouverte aux sciences qui s'occupent, depuis la fin du siècle précédent, des techniques de guérison des maladies mentales. Ce qui, jadis, était qualifié de possession diabolique, devient une névrose, l'explication théologique est remplacée par des arguments médicaux qui mettent en cause l'expression même de possession 3 . Un débat s'engage alors entre des prêtres ou des exorcistes et des médecins adeptes de la psychanalyse et des traitements des malades en hôpital. Ces discussions sont fertiles et témoignent de l'intérêt porté aux nouvelles approches de la névrose 4 . Mais ce débat constitue aussi un risque pour l'Église : remettre en cause la croyance au diable qui est au centre de la notion de possession 5 .
Après le concile de Vatican II (1962-1965), les références à la possession et à l'exorcisme sont éliminées du discours de l'Église, l'ordination de l'exorciste est supprimée comme préliminaire au presbytérat. En effet, au cours des années soixante, deux opinions s'affrontent au sujet de l'exorcisme. Ses fondements sont niés par certains théologiens : le diable et les démons n'existent pas, la science explique désormais ce qui jadis était attribué au diable 6 . Un autre courant, inspiré pour sa part de la psychologie religieuse, attribue à la possession et à l'exorcisme une valeur anthropologique. Antoine Vergote indique ainsi, qu'"on peut accorder à ces croyants le droit d'interpréter comme diabolique ce qu'ils observent, non pas le droit de tenir pour réalité empiriquement observable l'énoncé de leur interprétation" 7 . Pour lui, les hommes possèdent une aptitude à être "saisis par" des puissances démoniaques, fastes ou néfastes. Ce débat a été compliqué par un retour récent de la demande des exorcismes 8 . Face à lui, presque tous les diocèses se sont dotés d'exorcistes, mais la majorité d'entre eux ne propose qu'un accueil pastoral composé d'un ou plusieurs entretiens, des prières communes et un accompagnement sacramentel 9 . La difficulté de ce ministère consiste dans le refus actuel de répondre aux attentes magiques du public 10 .
L'exorcisme se trouve donc aujourd'hui l'objet d'un débat important pour l'Église qui a en partie repris à son compte les diverses thérapies des maladies mentales mais qui fait face à une demande qu'elle ne peut satisfaire car elle repose sur une fascination pour l'occulte. Le débat n'a pas faibli dans les années 1990 11 , en préalable à la publication par le Saint-Siège du nouveau Rituel d'exorcisme en 1999 12 .
J'ai choisi, dans le cadre de cette thèse qui porte sur des problématiques médiévales, d'adopter une bonne distance à l'égard des questions contemporaines sans pour autant les ignorer. D'une part, l'exorcisme prend des formes très diverses dans le monde. D'autre part, dans le cas du christianisme, les questions soulevées par le diable et la possession touchent à un aspect très sensible de la foi chrétienne. Mon approche, en abordant ce sujet, se veut donc neutre et laïque.
Pour André-Jean Festugière par exemple, la présence des démons dans les vies des saints moines d'Orient est le signe de l'origine populaire de ces saints et constitue une concession des hagiographes à l'esprit des simples gens. "Mais revenons aux démons. Essayons de nous représenter les terreurs de l'homme d'autrefois. Essayons de nous mettre dans la peau de ces gens-là dont le mode de penser et de sentir ne dépassent pas, au vrai, ceux du primitif le plus sauvage perdu dans la forêt équatoriale", dans A. J. Festugière, Les moines d'Orient I. Culture ou sainteté. Introduction au monachisme oriental, Paris, Cerf, 1961, p. 33 (chapitre le moine et les démons, p. 23-39).
"Il existe des authentiques états psychopatiques qui se spécifient par des symptômes parmi lesquels figure au premier plan l'idée d'une possession de la personnalité morale ou physique par le démon. Parmi ceux-ci, deux modalités se dévoilent très distinctes : la première qui se marque par l'incidence brutale catastrophique de la possession (…) par une dissolution générale plus ou moins profonde de la conscience ; la seconde, plus complexe, et plus attachante qui constitue une psychose rigoureusement déterminée dont on peut prévoir le développement et affirmer la gravité du pronostic", J. Lhermitte, "Les pseudo-possessions diaboliques" dans Satan, Etudes Carmélitaines, Desclée de Brouwer, 1948, p. 424-444.
Cet intérêt apparaît en 1938 dans l'ouvrage du Père J. de Tonquédec qui est exorciste et qui écrit Les maladies nerveuses ou mentales et les manifestations diaboliques, Paris, Beauchesne, 1938 et dix ans plus tard dans les études consacrées au diable dans le Satan des Etudes Carmélitaines, Desclée de Brouwer, 1948. Aujourd'hui encore le débat est vif , voir l'ouvrage de Dom G. Amorth, exorciste du diocèse de Rome qui dans Exorcisme et psychiatrie, trad. fr., éd. F. X. de Guibert, Paris 2002, accuse les exorcistes français de ne plus savoir faire de vrais exorcismes tant ils pratiquent la psychiatrie.
Selon P. Dondelinger, le débat finit par tourner court "par des arguments d'autorité afin de sauvegarder la doctrine de l'Église", dans L'exorcisme des possédés selon le rituel romain, Thèse dactylographiée, Paris IV-Institut Catholique, 1996.
Pour prendre un exemple de cette opinion, voir J. Mischo "Possessions diaboliques. Diagnostics interdisciplinaires et perspectives psycho-hygiéniques", Concilium 103, 1975, p. 81-98. Pour l'auteur, à la fois théologien et psychologue, les cas extrêmes de possession avérés s'expliquent en partie par l'hygiène mentale du sujet, son entourage immédiat et social. Un prêtre exorciste lui-même, qui assiste à des phénomènes spectaculaires, peut être l'objet d'hallucinations qui s'expliquent par ce que les psychanalystes appellent le transfert.
A. Vergote, "Exorcismes et prières de délivrance, le point de vue de la psychologie religieuse", La Maison-Dieu, 183/184, 1990, p. 123-137 et "Anthropologie du diable : l'homme séduit et en proie aux puissances ténébreuses", Figures du démoniaque hier et aujourd'hui, Bruxelles, Publication des facultés universitaires de Saint-Louis, 1992, p. 83-108.
Ce phénomène est analysé en détail par P. Dondelinger dans L'exorcisme des possédés, op. cit., p. 437-456. Il apparaît que la demande en exorcismes émane aujourd'hui de tous les milieux, hommes et femmes qui évoluent dans le monde avec des difficultés diverses et qui présentent parfois des troubles psychiques accompagnés d'une tendance à la marginalisation sociale. Certains ont fréquenté des milieux sataniques qui les ont incités à penser à la possession. La demande d'un exorcisme fait souvent suite à de nombreux autres recours et constitue parfois une démarche désespérée.
Un exemple d'accueil diocésain est présenté par le Père Jacques Reymond : "L'accueil Saint-Irénée à Paris", Spiritus, guérison et exorcisme (120), 1990, p. 263-274.
Il y aurait beaucoup à dire sur l'imaginaire contemporain de la possession et de l'exorcisme, fortement marqué par le cinéma à travers le film de William Friedkin, The Exorcist, sorti en 1973 qui provoqua des scènes de panique collective racontées par le journaliste Robert Benayoun dans un article intitulé "Le grand guignol de Lucifer", Le Point, 8 avril 1974. Ce film culte du cinéma fantastique nourrit probablement, malgré les foudres de la critique à sa sortie, un goût du grand public. Bénéficiant d'une moins large diffusion, des ouvrages participent de cette fascination : Le Livre secret des grands exorcismes et bénédictions de l'abbé Julio publié pour la première fois en 1908 et régulièrement réédité par les éditions Bussière ; Isidore Froc dans Exorcistes, Paris, Mame, 1996 présente des témoignages et des anecdotes d'exorcismes. Dans Que faire avec tous ces diables ? Le témoignage d'un exorciste, Saint-Maurice, Editions Saint-Augustin, 2001, Raul Salvucci nous donne son témoignage sur ses miracles ainsi que des prières pour accomplir les exorcismes. Ces ouvrages, extrêmement nombreux, restent cantonnés au domaine du témoignage et de l'expérience magique et bénéficient d'une audience importante. Tous nos contemporains sont marqués par ces images et ces récits parce qu'elles les fascinent ou parce qu'ils les rejettent, ou les deux à la fois.
Dans La Maison-Dieu, 183/184, 1990, sont publiés deux articles : P. Dondelinger, "Le Rituel des exorcismes dans le Rituale Romanum de 1614" et A. Vergote, "Exorcismes et prières de délivrance". La pratique liturgique est aussi interrogée par Achille Triacca dans "Exorcisme : un sacramental en question. Quelques pistes de réflexion pour des recherches "Exorcizo te" ou "Benedico te" ?", Bénédictions et sacramentaux dans la liturgie, Conférences Saint-Serge, 34ème semaine, 1987, p. 269-284 et par le Père Gy, "Le ministère de l'exorciste vu par un théologien", La Maison-Dieu, 197 (1994/1), p. 125-135.
L'intitulé de l'ouvrage est le Rituale Romanum. De Exorcismis et supplicationi Quibusdam, Voir D. Sartore et A. Triacca, Dictionnaire Encyclopédique de la Liturgie, II, 2002, p. 335.