Pour une histoire de l'exorcisme

Cette enquête se situe dans l'Occident chrétien sans que des limites géographiques supplémentaires n'aient pu être posées. Mais il va de soi que l'ensemble de l'Occident ne produit pas avec la même densité, les sources intéressant le sujet. Comme Pierre-André Sigal l'a souligné pour les vies de saints des XIe et XIIe siècles, elles ont, pour la plupart, été écrites dans un espace limité 46 . Les sources de l'exorcisme, très diverses, peu abondantes et éparpillées, ont pour leur part des provenances géographiques multiples dans le cadre de l'Occident chrétien, nous verrons la place dominante dans le domaine, occupée par l'aire germanique. Il aurait été dommage de se priver d'un texte en plaçant des limites trop strictes pour la recherche.

Au cours du long Moyen Âge, la pratique de l'exorcisme a connu les inflexions, des pulsations, dont il n'est pas toujours facile de mesurer l'ampleur. Au Haut Moyen Âge, l'exorcisme des possédés est intimement lié à l'exorcisme des catéchumènes, dans le cadre de la liturgie baptismale. Par la suite, l'exorcisme a beaucoup été employé au moment de la conversion des païens, en la rendant spectaculaire. Peu à peu, lorsque l'exorcisme n'a plus pour fonction de libérer les candidats au baptême de leurs anciens démons — vers le VIe siècle, le baptême ne concerne plus que les enfants — et lorsque la conversion de l'Occident est acquise – aux environs de l'an mil – l'exorcisme sur les possédés se sépare de ses racines baptismales.

Cette enquête s'ouvre avec le Xe siècle, au moment où s'élabore le pontifical romano-germanique qui réunit une grande partie des formulaires d'exorcisme jusque-là présents dans la liturgie baptismale. Elle se termine avec la fin du XIVe siècle et l'apparition d'un nouveau livre liturgique, le rituel d'exorcisme. Le clergé a désormais à sa disposition un ouvrage lui permettant d'éliminer la présence du diable de tous les corps, les objets, les animaux qu'il infeste. Nombreux sont alors les sorcières, les magiciens qui sont accusés de frayer avec les démons. Se sentant menacée par des phénomènes qu'elle dénonce avec de plus en plus de précision, par les déviants qui ont proliféré depuis des siècles, l'Église renforce la place du clergé.

La première question qui se pose est de savoir si l'exorcisme n'est, aux siècles centraux du Moyen Âge, qu'une image, une figure littéraire présente dans un certain nombre de sources narratives ou s'il est une réalité de la pratique religieuse. Comment appréhender cet imaginaire religieux et une pratique dont les sources nous disent peu de choses ? Comment déterminer la place des exorcismes, leur importance, la manière dont ils sont vécus par les fidèles ? Peut-on aussi raisonnablement séparer ce que vivent les hommes et les femmes au cours d'un rituel d'Église, d'un imaginaire abondamment façonné, organisé par l'Église elle-même ? A la recherche de témoignages concrets concernant les exorcismes, et face éventuellement aux lacunes en la matière, il est nécessaire de tenter d'appréhender la place de cette pratique liturgique dans les esprits. Il convient aussi d'approcher la personne qui prononce ces paroles. S'agit-il d'un spécialiste de l'exorcisme ou cette action peut-elle être accomplie par tout individu ?

Une étude de l'exorcisme ne se conçoit pas sans celle de la possession que les hommes et les femmes du Moyen Âge comprennent comme une affliction provoquée par le diable. La présence de cet Autre oblige à redéfinir le corps et l'âme en relation avec l'ensemble de la personne. Face à cet état qui se rapproche de la maladie ou de la folie, quelle médication l'exorcisme apporte-t-il, quel type de réconciliation prévoit-il entre l'homme et lui-même ? Au moment où les théologiens définissent l'identité de la personne et la force de son libre arbitre, quelle image de l'individu le possédé donne-t-il à voir ?

En liaison avec cette série de questions, il convient aussi de se demander dans quelle mesure l'exorcisme, compris comme la purgation du mal, ne se trouve aussi présent dans d'autres pratiques qui apparaissent au cours du Moyen Âge central. Par ailleurs, quelle utilité l'expulsion du diable a-t-elle, à ce moment là de l'histoire de l'Église, pour l'institution ?

La Parole d’exorcisme, n'est-elle pas enfin, à travers toutes les formes qu’elle prend dans l’Église d’Occident du Xe au XIVe siècle, un instrument destiné à poser des limites entre le bien et le mal au sein de la chrétienté, à redire la norme et à affirmer un mode d’expression serein et unique face aux désordres multiples introduits par le diable ?

Nous aborderons ces questions selon une approche chronologique. La première partie de la thèse sera consacrée à présenter un modèle d'exorcisme liturgique à partir de la forme qu'il prend dans le pontifical romano-germanique composé en 950 à Mayence. A cette époque, l'exorcisme apparaît comme un épisode obligé de l'hagiographie, quoiqu' occupant une place secondaire. Il est représenté dans les enluminures destinées à illustrer les Évangiles, les vies de saints ou comme décor de certains objets liturgiques et chaque source en livre un visage sensiblement différent, mais complémentaire. Comprendre ces formulaires liturgiques et tenter de les mettre en perspective ne dispense pas, par ailleurs, de savoir qui fait les exorcismes, car c'est parce que chacun reconnaît et accepte l'autorité de l'exorciste que sa parole est efficace. Ce qui n'était qu'un simple formulaire devient Parole d'exorcisme dans sa bouche.

Dans un deuxième temps apparaît, au XIIe siècle, une transformation de la pratique de l'exorcisme à travers les vies de saints, les textes liturgiques et théologiques. Certains hagiographes n'hésitent pas, en effet, à présenter les saints majeurs de l'époque comme des exorcistes et à décrire, avec beaucoup de détails ce miracle. En revanche, dans l'ensemble, les textes d'exorcisme sont moins riches. Enfin, divers auteurs montrent, par leurs écrits, la place qui semble être faite, à l'époque, aux possédés et témoignent de leur sentiment à l'égard du phénomène.

Dans un troisième temps, la thèse montrera qu'aux XIIIe et XIVe siècles, l'enquête sur l'exorcisme bénéficie d'un renouveau des sources qui l'enrichit et fait apparaître de nouvelles mises en œuvre de la Parole : les textes servant à la prédication – recueils de sermons et d'exempla – les textes polémiques, les procès de canonisation. Le contexte religieux se transforme, le sentiment de la menace et du péché s'accentue : l'hérétique, le pécheur sont présentés comme des possédés. La menace des déviances est plus aiguë et remet en cause l'Église dans ses fondements.

Sous ses diverses formes, la Parole met le diable en fuite.

Notes
46.

La majeure partei des ouvrages a été rédigée au Nord de la Loire entre Seine et Meuse, P. A. Sigal, L'homme et le miracle, op. cit., p. 13.