I. - La possession

A. - Fondements scripturaires de la notion

- La possession dans les Évangiles

Le phénomène de la possession est présent dans les Évangiles 47 . Pour les hommes du Moyen Âge, ces récits constituent le premier élément de la représentation de la possession 48 .

Dans les Évangiles, les possédés ne se contrôlent pas : celui de la synagogue de Capharnaüm vocifère et tombe dans un cri, celui qui erre dans les tombeaux de Gérasa hurle et se taillade avec des cailloux, la fillette de la Syrophénicienne semble avoir subi un long sommeil, l'épileptique souffre de spasmes très violents qui le laissent tomber inconscient dans l'eau ou dans le feu, quant au muet, il est incapable de parler. D'autres cas s'apparentent à la possession mais s'en distinguent sensiblement : Marie-Madeleine, la pécheresse, est une métaphore de la possession par les sept démons qui figurent les vices (Lc 8, 2 ; Mc 16, 9), la maladie de la femme qui est courbée depuis dix-huit ans est attribuée à un démon mais se distingue de la possession "classique" (Lc13, 10-17), Judas est possédé au sens moral du terme, le diable le pousse à trahir le Christ (Lc 22, 3 ; Jn 13, 27). Enfin, la péricope du retour offensif de l'esprit immonde indique que ce n'est pas par le blasphème que l'on devient possédé mais par le péché (Mt 12, 43-45 ; Lc 11, 24-26).

Les possédés des Évangiles sont, par leurs attitudes, des modèles pour les représentations de la possession. Ce groupe d'hommes et de femmes est fort divers et le mal qui les frappe semble connaître des degrés, depuis le long sommeil de la fille de la Syrophénicienne jusqu'aux violents transports de l'homme de Gérasa. Ce dernier a particulièrement retenu l'attention. Les trois évangélistes offrent des récits qui diffèrent dans le détail mais qui présentent un possédé de Gérasa retranché de la société. Dans son cas, la possession est sans doute une forme d'échappée ou de protestation, il fait peut-être partie des individus amenés aux marges de la société par les crises économiques et sociales de la Palestine 49 . Marc, Luc et Matthieu brossent le portrait d'un individu entre le monde des vivants et celui des morts, que les vivants tentent de protéger en l'enchaînant. Mais il parvient à rompre ses chaînes grâce à sa force surhumaine, à se libérer de ses entraves physiques pour, à nouveau, errer dans les montagnes.

Il semble que les habitants de Gérasa, en lui infligeant à nouveau des chaînes, vivent avec lui une sorte de rituel qui entretient, comme un spectacle, le drame de sa souffrance. Celle-ci est accrue par les coups que le possédé se donne en se lacérant avec des cailloux 50 . Cette scène de possession, d'une violence extrême est, selon René Girard, organisée comme un jeu de miroirs 51 . Par ailleurs, cet auteur souligne que le texte de Matthieu mentionne deux possédés duo habentes daemonia, au lieu d'un seul. L'évangéliste enseigne ainsi ce qu'est la possession, être double, à la fois soi-même alors qu'un autre, le diable, est en soi. La possession est double ou multiple car les démons indiquent qu'ils sont "légion", mot qui désigne une troupe hostile, voire l'armée romaine elle-même 52 . L'exemple du possédé de Gérasa ne doit cependant pas faire oublier que les autres démoniaques ne sont pas exclus de la société. L'homme de la synagogue n'est pas un être à part, l'enfant épileptique ainsi que la fille de la Syrophénicienne ont des parents qui se soucient de leur mal 53 . Les individus évoqués dans ces textes relèvent de différents types de possession, une possession-transe, dans le cas du possédé de Gérasa, une possession-désordre pour celui de la fille de la Syrophénicienne ou une possession-péché. Tous ont en commun de reconnaître la filiation divine du Christ et bénéficient, en retour, de la guérison.

Notes
47.

Voir L. Roure, "Possession diabolique", DTC, tome 12², 1935, p. 2635-2647 ; M. F. Catherinet, "Les démoniaques dans les Évangiles", Satan, Etudes Carmélitaines, Tournai, Desclées de Brouwer, 1948, p. 261-273 ; et dans une perspective plus centrée sur les exorcismes de Jésus G. H. Twelftree, Jesus the exorcist. A contribution to the study of the historical Jesus, J.-C. B. Nohr, Tübingen, 1993, (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Newen Testament 54), p. 57-127. L'auteur indique qu'il ne s'intéresse pas vraiment à la question de la possession mais à sa guérison.

48.

Les descriptions de possédés apparaissent à plusieurs moments et dans différents lieux : dans la synagogue de Capharnaüm (Mc 1, 23-28 ; Lc 4, 33-37), à Gérasa (Lc 8, 26-39 ; Mc 5, 1-20 ; Mt 8, 28-34), auprès de la syro-phénicienne (Mc 7, 24-30 ; Mt 15, 21-28) ; il est aussi fait mention de l'épileptique possédé (Mc 9, 14-29 ; Lc 9, 37-43 ; Mt 17, 14-21), du possédé muet (Mt 12, 22-23 ; Mt 9, 32-34 ; Lc 11, 14).

49.

G. H. Twelftree, Jesus the exorcist, op. cit., p. 143-145.

50.

J. Starobinski dans "Le démoniaque de Gérasa", Analyse structurale et exégèse biblique, Neuchâtel, Labor Fides, 1971, p. 63-94 interprête ce geste comme une autolapidation. Comme Job était poursuivi par des jets de pierres des habitants de son village, le possédé peut s'attendre à ce que les habitants de Gérasa qui l'enchaînent régulièrement, le punissent. Rien ne venant, il s'inflige lui-même la punition.

51.

R. Girard, "The demons of Gerasa", The daemonic imagination, Biblical text and secular story, R. Detweiler et W. G. Doty, Atlanta, Scholars Press, 1990 (American Academy of Religion. Studies in Religion 60), p. 77-98. Chacun répond à la violence de l'autre par de la violence, comme dans un miroir, l'auteur utilise la formule de "mimetic doubles", p. 84 et suiv.

52.

Ibid., p. 86-87.

53.

Ces nuances apportées par G. H. Twelftree, Jesus the exorcist, op. cit., p. 143-145, sont fort utiles car elles évitent de tomber dans un schéma explicatif beaucoup trop rigide.