Dans l'Ancien Testament, Satan est l'attaquant, l'adversaire, il est accompagné de démons qui sont les dieux étrangers dégradés, les esprits des morts et du monde infernal, les maladies, les esprits malfaisants, les bêtes du désert 55 . Dans le Nouveau Testament, les mots satanas et diabolos sont utilisés à égalité, ils désignent le séducteur rusé, celui qui se met en travers et qui tente Jésus et les hommes 56 . Satan est l'accusateur devant Dieu, celui qui égare et qui corrompt, "l'antique serpent" (Ap 12, 9 ; 2 Co 11, 3), l'adversaire de Dieu, le "Dieu de ce monde" (2 Co 4, 4). C'est à partir de ces textes que se construit la démonologie médiévale, même si elle se réfère aussi à un fondement antique 57 .
Le système théologique qui se développe dans les premiers siècles a pour but d'expliquer l'existence de Lucifer, son statut par rapport à Dieu et de compléter des Ecritures parfois incomplètes au sujet du diable et des anges 58 . Au milieu du IIe siècle en effet, les gnostiques forcent les Pères de l'Église à mettre au point une démonologie cohérente. Ce courant religieux décrit le sentiment de l'homme d'être environné par le mal, emprisonné dans son corps. Certains gnostiques finissent d'ailleurs par faire du Mal une puissance autonome. Marcion, un Syrien qui se rend à Rome en 139-140, est banni comme hérétique en 144 pour avoir posé la question suivante : comment dans un monde où le Mal est manifeste, Dieu peut-il être bon et puissant ? Dans sa réponse, il affirme qu'il existe deux dieux, le dieu du Mal qui est celui de l'Ancien Testament et celui du Bien qui est celui du Nouveau Testament 59 . En réaction à ce dualisme, les Pères de l'Église élaborent le récit de l'origine du diable qui en fait à la fois un personnage contrôlé par Dieu et une menace terrestre pour les hommes. Pour Irénée de Lyon (c. 140-202), le diable est une créature de Dieu subordonnée à lui 60 . Lucifer, qui était au ciel avec les anges, a chuté en raison de sa concupiscence, sa jalousie et son orgueil 61 . Ce thème de la concupiscence, présenté par le Livre d'Hénoch 62 , repose sur le commentaire du chapitre 6 de la Genèse 63 : les anges, fils de Dieu, se sont épris des filles des hommes et, de leur union avec les femmes, sont nés des géants dont les âmes sont les démons. Ils sont châtiés en étant enfermés dans l'abîme jusqu'au Jugement. Ce récit est repris par les apologistes du second siècle comme Justin dans sa Seconde Apologie (v. 155) 64 et son disciple Tatien (milieu du IIe siècle). Mais l'interprétation de la chute des anges par la concupiscence est rejetée par les Pères de l'Église qui lui préfèrent leur impatience 65 . Tertullien vers 207-208 dans le Contre Marcion, puis surtout Origène entre 220 et 230 dans son Traité des principes, où il étudie dans sa première partie les "puissances contraires", voient dans le prince de Tyr évoqué dans les versets de l'Ancien Testament (Isaïe 14 et Ezéchiel 28), Lucifer qui est tombé sur la terre avant de devenir le prince de ce monde 66 . Dans l'interprétation patristique, c'est l'orgueil qui finit par dépasser les autres explications. Lucifer a voulu s'élever au-delà de sa condition, s'égaler à Dieu ou même le dépasser.
W. Kornfeld, "Satan (Ancien Testament)", Supplément au Dictionnaire de la Bible, fasc 66, 1992, c. 1-21.
W. Kirchschläger, "Satan et démons dans le Nouveau Testament", Supplément au Dictionnaire de la Bible, fasc 66, 1992, c. 24-47. Voir aussi S. Lyonnet, "Démon : dans l'Ecriture", DS, tome V, 1954, c. 142-152 ; pour une présentation de Satan dans le contexte de la Palestine au temps de Jésus, voir E. Pagels, L'origine de Satan, trad. fr., Paris, Bayard, 1995.
D. L. Walzel, "Sources of medieval demonology", Witchcraft in the Ancient world and the Middle Ages, t. II, éd. P. Levack, Garland, New York-London, 1992, p. 83-99.
Origène affirme ainsi : "Du diable et des anges, ainsi que des puissances contraires, la prédication ecclésiastique a enseigné l'existence, mais elle n'a pas exposé assez clairement leur nature et leur manière d'être" dans le De principiis, trad. H. Crouzel, SC 252, p. 85. Sur la construction du diable théologique par les Pères de l'Église, voir J. B. Russell, Satan. The early Christian tradition, Cornell University Press, Ithaca and London, 1981.
A ce sujet voir J. B. Russell, Satan. The early Christian tradition, op. cit., et le chapitre "The Apologetic fathers and the Gnostics", p. 51-79.
J. B. Russell, Satan. The early Christian tradition, op. cit., p. 80.
H. I. Marrou, "Un ange déchu, un ange pourtant", Satan, Etudes Carmélitaines, Tounai, Desclée de Brouwer, 1948, p. 28-44 ; M. Delcor, "Le mythe de la chute des Anges", Revue de l'Histoire des Religions, 190, (1970), p. 3-53. Pour une présentation de la construction de l'angélologie à partir de cet épisode et au cours du Moyen Âge dans une perspective très générale, voir D. Keck, Angels and angelology in the Middle Ages, New York-Oxford, Oxford University Press, 1998.
Le Livre d'Hénoch dans Ecrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, "La Pléiade", 1987.
"Les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles et ils prirent pour femmes celles de leur choix" (Gen 6, 2).
Justin, Seconde Apologie 5, éd. Wartelle, Paris, 1987, p. 202-204.
Dans son De patientia, Tertullien oppose à la vertu divine de patience, l'impatience de Lucifer à l'origine de sa chute, De patientia, V, 1-17, SC 310, p. 72-76.
J.-M. Vercruysse, "Les pères de l'Église et la chute de l'ange (Lucifer d'après Is 14 et Ez. 28)", Revue des sciences religieuses, 75/2, (2001), p. 147-174