- La doctrine des deux esprits

A l'époque du christianisme primitif, la doctrine des deux esprits résout en partie le problème anthropologique posé par la possession, car elle explique comment le mal peut être en l'homme 71 . Le Manuel de discipline, découvert dans les manuscrits de Qumran, indique que deux esprits, l'ange de lumière et le prince des ténèbres, président à une armée d'anges inférieurs. Ces deux esprits créés par Dieu s'opposent. Au prince des ténèbres revient le pouvoir de soumettre l'homme au péché, de l'orienter vers le mal. Cette doctrine se trouve présente ailleurs dans le judaïsme du temps du Christ, en particulier dans le Testament des XII patriarches qui indique que Dieu a donné à l'homme deux "inclinations". C'est le Pasteur d'Hermas(vers 140)qui développe l'idée qu'il existe deux anges dans l'homme : "Il y a deux anges avec l'homme : l'un, de justice, l'autre, du mal" 72 . Ceci constitue alors le cœur de la catéchèse chrétienne : il existe deux voies, l'une qui correspond au salut et l'autre au malheur et à la ruine.

Les Pères expliquent alors la possibilité offerte aux démons d'entrer dans les corps. Tatien présente dans une Oratio les multiples actions des démons malfaisants, et, parmi elles, leur capacité à provoquer les maladies. Il indique que les démons glissent dans les corps, suscitent des rêves, donnent des ordres et disparaissent. Ils ont donc un pouvoir important 73 . Tertullien (160-250) précise leur manière d'opérer en décrivant les actions des démons : par leur souffle, ils détruisent les fruits des arbres, provoquent des maladies, agissent sur l'âme humaine en la remplissant de fureurs et de folies affreuses. Les démons sont assimilés à des maladies, mais opèrent dans un souffle 74 . Pour Origène (185-255), la possession correspond à une action particulière des démons sur les hommes :

‘"Les mauvais (esprits) agissent de deux façons : ou bien en possédant complètement et entièrement l'intelligence au point de ne pas laisser ceux qu'ils obsèdent (obsederint) comprendre ou penser quoi que ce soit, comme c'est le cas de ceux que l'on appelle vulgairement énergumènes et que nous voyons dans un état de démence (amens) et de folie (insanos), pareils à ceux qui, d'après l'Évangile furent guéris par le Sauveur ; ou bien en dépravant par des suggestions à l'aide d'idées diverses et de persuasions funestes, une intelligence qui pense et qui comprend, comme ce fut le cas de Judas, poussé au crime et à la trahison par l'action du diable" 75 .’

Les démons s'en prennent à l'esprit en rendant fous leurs victimes ou en les poussant à commettre des péchés. Comment ce phénomène s'explique-t-il ?

‘"Pourquoi ? Les causes sont antérieures à notre naissance (…) certains ont été possédés par des esprits ennemis dès leur jeune âge, c'est-à-dire qu'ils sont nés ayant déjà leur démon (…) il faut dire qu'il y a eu certaines causes antécédentes qui, avant que les âmes ne naissent dans les corps, les ont rendus coupables dans leurs pensées et dans leurs mouvements, au point de mériter de souffrir cela au jugement de la providence divine. Car l'âme possède toujours son libre arbitre, qu'elle soit dans ce corps ou en dehors de ce corps ; le libre arbitre est attiré toujours soit au bien soit au mal…" 76 .’

Ces explications sont étranges et ne sont pas reprises par les auteurs suivants. La prédestination de la possession telle qu'elle est présentée ici, prolonge la doctrine des deux esprits évoquée dans le Pasteur d'Hermas. Mais lorsqu'il indique que l'âme possède toujours son libre arbitre, Origène n'indique pas comment cette affirmation est compatible avec la possession. Il doit considérer la situation de la possession comme transitoire, celui qui est possédé dès son enfance à cause de ses fautes antérieures, doit pouvoir en sortir. Saint Augustin (354-430) donne l'une des premières définitions précises de la possession dans le De beata Vita :

‘"esprit impur, si je comprends bien, est une expression à double sens : c'est celui, si l'on veut, qui du dehors investit l'âme, perturbe le jugement et provoque chez l'homme une sorte de folie" 77 .’

Dans ce texte, saint Augustin évoque une attaque du démon qui vient de l'extérieur et qui est subie. Elle provoque un trouble important chez sa victime. Ce trouble crée un état de furie comparable à de la folie. La confusion entre la possession et la folie est très tôt entretenue par ces auteurs qui rapprochent les deux phénomènes sans toujours les distinguer.

Notes
71.

Pour tout ce qui suit, voir J. Daniélou, "Démon : démonologie chrétienne primitive", op. cit., c. 167-168. Quelques références importantes sont réunies par A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, Paderborn, 1909, tome II, chapitre "Die macht des Dämonen über die Menschen", p. 514-528 et T. K. Oesterreich, La possession démoniaque chez les primitifs, dans l'Antiquité, au Moyen Age et dans la civilisation moderne, Paris, Payot, 1927, pages 1 à 17.

72.

Hermas, Le Pasteur, éd. R. Joly, SC 53 bis, 1986, p. 173.

73.

"en se glissant dans le corps des hommes, puis par des songes font croire à leur puissance, ordonnent aux malades de paraître en public, s'envolent alors du corps, mettant un terme à la maladie qu'ils ont eux-même causée", Tatien Oratio, 18, PG 6, 848, cité et traduit par J. Daniélou, "Démon : démonologie chrétienne primitive", DS, tome V, 1954, c. 152-189 et plus particulièrement c. 156.

74.

"Ainsi éloignent-ils du ciel et détournent-ils du vrai Dieu. Ils troublent la vie, ils agitent le sommeil, ils s'insinuent même secrètement dans les corps comme des esprits subtils pour feindre des maladies", Tertullien, Octavius, 27, 1-4, PL 3, 323-325.

75.

Origène, De principiis, III, 3, 4, éd. H. Crouzel et M. Simonetti, SC 268, 1980, p. 193, chapitre intitulé "Règles pour le discernement des esprits".

76.

Ibidem., p. 197.

77.

spiritus immundus, quandum intellego, duobus modis appelari solet, vel ille qui extrinsecus animam inuadit sensusque conturbat et quendam hominibus infert furorem, De beata Vita, 3, 18, 12-13, Œuvres de saint Augustin, 4/1, éd J. Doignon, Desclées de Brouwer, 1986, p. 91.