- L’apport de Cassien

C'est dans le livre sept des Conférences de Jean Cassien (v. 360-435), rédigées aux alentours de 426, que l'introducteur des usages de l'anachorétisme en Occident fait la synthèse de ce que les Pères ont écrit sur la possession, tout en annonçant des thèmes fondamentaux des textes du Moyen Âge 78 . Les Conférences sont des traités de la vie monastique qui font du royaume des cieux la fin du moine. Il peut être atteint par la pureté du cœur, la charité, la contemplation. Mais le chemin de la perfection est semé d'embûches, la tentation de la chair, les vices, les épreuves sous toutes leurs formes, les menaces des démons sont pour l'âme des ennemis redoutables, car "nous n'avons pas à lutter seulement contre la chair et le sang, mais contre les esprits" (Ep, 6, 12). Cassien présente la nature des démons, leur puissance, leur tactique et indique le degré de leur influence et de leur pouvoir sur les âmes. Il se livre ainsi à la première synthèse sur le phénomène de la possession.

‘"…les possédés (adrepticiis), qui, sous l'influence des esprits immondes, disent et font des choses dont ils n'ont pas la connaissance. Comment ne pas croire que leur âme soit unie à ces esprits, lorsque nous la voyons devenue en quelque sorte leur instrument et quitter son état naturel pour épouser leurs passions et leurs sentiments, au point que paroles, gestes et volontés soient d'eux désormais, et non plus d'elle ? (…) L'influence des esprits sur eux ne s'exerce pas selon un mode unique, cela est très certain. Il se trouve des possédés qui n'ont aucune connaissance de ce qu'ils font ou de ce qu'ils disent ; mais d'autres en ont conscience, et s'en souviennent par après. Ne pensez pas, au reste, que ces phénomènes soient dus à une infiltration (infusionem) telle de l'esprit immonde qu'il pénètre dans la substance même de l'âme, et ne faisant, pour ainsi dire, plus qu'un avec elle, la revêtant en quelque manière, profère lui-même des discours et des paroles par la bouche du patient. Il ne faut pas croire qu'ils aient cette puissance. Ce n'est point par amoindrissement de l'âme mais par un affaiblissement du corps que ces choses arrivent (…). L'esprit immonde, en effet, s'emparant des membres où réside la vigueur de l'âme et les accablant d'un poids insupportable, noie et étouffe dans les plus épaisses ténèbres les puissances intellectuelles. (…) Un esprit peut imprégner une matière épaisse et massive comme est notre chair : rien n'est plus facile. Mais on ne croira pas pour autant qu'il puisse s'unir à l'âme, qui est un esprit comme lui, de manière qu'ils soient réciproquement l'un dans l'autre (…)." 79

Dans sa réponse à la question de son disciple, Cassien annonce ce que les auteurs du Moyen Âge ne cesseront de répéter et de commenter. Le diable n'a pas un pouvoir infini. En particulier, son pouvoir sur l'âme de l'homme est limité. C'est par le corps qu'il s'en prend à l'homme, il "s'empare des membres", "imprègne la chair". L'accablement qui porte sur le corps s'étend ensuite à la puissance intellectuelle de l'homme. Cassien parle de "ténèbres". C'est ainsi que les possédés agissent selon l'ordre du diable quand ils en sont victimes mais ce dernier est mis en fuite et l'individu redevient un serviteur de Dieu dans toute son intégrité. Si le diable s'empare du corps de l'homme, c'est à condition que celui-ci garde un esprit passif. Le maître reconnaît les dons de subterfuge du malin, sa capacité à éteindre la vigilance intellectuelle de l'homme et à le placer dans une situation ressemblant à la possession.

‘"On l'a constaté, les esprits immondes ne peuvent entrer en ceux qu'ils vont posséder qu'en se rendant maîtres, au préalable, de leur esprit et de leurs pensées. Ils commencent par les dépouiller de la crainte et du souvenir de Dieu et de la méditation spirituelle ; puis, lorsqu'ils les voient désarmés du secours de la protection divine, ils se précipitent hardiment sur une proie désormais facile à subjuguer, pour y établir leur demeure (domicilium), comme dans une possession qui est abandonnée. Bien autrement grave cependant et terrible est la position de ceux qui, libres dans leur corps, sont possédés cependant d'une possession plus pernicieuse dans leur âme, captifs des vices et des voluptés des démons. "On est esclave, dit l'Apôtre, de celui par qui on se laisse vaincre". Leur mal est d'autant plus désespéré qu'étant devenus la chose des démons, ils ne s'aperçoivent ni des assauts qui leur sont livrés, ni de la tyrannie qu'ils subissent." 80

Un peu plus loin, Cassien évoque le cas particulier du pécheur. Il fait un rapprochement entre le fait de commettre des péchés et la possession. Le diable a un pouvoir sur l'esprit : l'aveugler, susciter des illusions, l'endormir. La vigilance de l'esprit éteinte, le diable s'installe dans le corps du pécheur qui est alors comme un possédé. Ce rapprochement saisissant entre le "simple" pécheur et le démoniaque connaît une véritable fortune dans les sermons du XIIIe siècle, nous y reviendrons 81 . Cassien offre ensuite une typologie des démons en précisant les actions qu'ils accomplissent dans les corps. Leur existence et leur aptitude à profiter des faiblesses des hommes sont des éléments fondamentaux de la possession.

‘"Quelques uns que le populaire appelle 'vagabonds' sont trompeurs et bouffons. Ils se tiennent assidûment en des endroits déterminés ou sur les chemins. Mais ils n'aiment pas à tourmenter les passants qu'ils réussissent à tromper ; contents de rire et de se moquer, ils s'appliquent à fatiguer plutôt qu'à nuire. Certains s'occupent à causer des cauchemars aux humains durant les nuits sans leur faire aucun mal. Mais il en est d'autres particulièrement furieux et cruels. Non contents de déchirer atrocement ceux qu'ils possèdent, ils se jettent sur tous ceux qui passent, même au loin, pour leur infliger les traitements les plus sauvages (…). Nous en voyons d'autres, vulgairement appelés Bacuces, gonfler d'un vain orgueil ceux dont ils se sont emparés (…)" 82

Les démons sont d'une grande diversité, parfois comiques et inoffensifs, ils ont aussi un pouvoir sur les hommes, et sont doués, pour les tromper, et pour les soumettre à leurs ordres. Ces pages sont, au début du Ve siècle, décisives pour la construction de la conception médiévale de la possession. Tout est déjà dit sur la place du corps dans ce processus, sur la passivité de l'âme et sur l'incapacité du diable à s'en rendre maître.

Notes
78.

Jean Cassien, Conférences I-VII, éd. Dom E. Pichery, chapitre VII : "De la mobilité de l'âme et des esprits du mal", SC 42, 1955, citations extraites des p. 244-277.

79.

Jean Cassien, Conférences I-VII, op. cit., p. 255-257

80.

Jean Cassien, Conférences I-VII, op. cit., p. 267.

81.

Voir le chapitre VII.

82.

Jean Cassien, Conférences I-VII, op. cit., p. 273 et suiv.