- Les maladies interprétées comme une possession démoniaque

Certaines sources médicales, les receptaires et les antidotaires qui ont été rédigés entre le IXe et le XIe siècle, permettent de mieux comprendre la proximité qui existe entre la possession et d'autres maladies 89 . Ces ouvrages sont composés de listes de remèdes. Les receptaires comportent un petit nombre d'ingrédients et quelques dosages, les antidotaires ont, pour leur part, une composition plus complexe avec des ingrédients plus rares et exotiques, leur spectre d'utilisation est plus vaste. Ces textes ont été copiés d'anciens receptaires de la fin de l'Antiquité écrits par Celsius, Galien, Oribase ou d'autres. Chaque recette comporte un nom, une indication, des ingrédients et la préparation. On ne connaît ni la provenance, ni la paternité de chacune de ces recettes, l'ensemble est marqué par une absence d'ordre et toute référence historique a disparu. Au cours de cette période de trois à quatre siècles, la tendance est à l'augmentation des indications et à la diminution des ingrédients en particulier ceux d'origine orientale.

Dans l'antidotaire de Reichenau édité par H. E. Sigerist, l'antidote de l'empereur Ptolémée est utilisé pour plusieurs maladies qui sont qualifiées de "passions antiques" comme la manie, la mélancolie, et, souligne le texte, ceux que le peuple appelle démoniaques car leur corps se raidit, ils ont des contractions, ils bavent et se mordent la langue 90 . Ainsi, ce que les médecins appellent, dans la tradition antique, manie ou mélancolie, les gens du peuple l'appellent, au Moyen Âge, possession. Une autre recette de médicament donne l'occasion à l'auteur de ce recueil d'expliquer un peu mieux cette maladie. Ce médicament s'adresse à nouveau à ceux qui souffrent de mélancolie ou de manie sans provoquer ni feu ni lassitude dans le corps. Il s'adresse aussi aux épileptiques et à ceux qui tombent subitement inconscients, qui bavent, se mordent la langue, souffrent de spasmes, de contractions nerveuses. Le texte ajoute, comme précédemment, que ce sont ceux qui pensent avoir un démon 91 . Ces recettes sont à rapprocher d'un manuscrit médiéval de la fin du XIe siècle ou du début du XIIe siècle de la bibliothèque Vaticane attribué à Galien, le Vat. lat. 4417 qui comporte entre les folios 37v et 54v un texte intitulé Galeno liber tertius 92 . Là encore, le tableau pathologique de l'épilepsie est rapproché de la possession 93 .

Antidotaires et receptaires sont complétés par les herbiers qui ont, eux aussi, une origine antique et qui évoquent parfois la guérison de la possession. Dans un manuscrit du XIIIe siècle, qui comporte un herbier antique, l’Heliotropum, est représentée comme capable de guérir les possédés (planche 63) 94 . La légende de l’herbier recommande d’utiliser la plante pour mettre fin aux sorts, aux sortilèges et à la magie. Elle permet aussi de guérir les verrues, les croûtes et les ampoules. La tradition d’utiliser certaines plantes dans le cadre des exorcismes relève parfois aussi de la magie et pas seulement de la médecine, même si les frontières entre les deux domaines ne sont pas toujours étanches. Par exemple, la verbena est considérée au Moyen Âge comme l’herba sacra, plante magique par excellence. Incluse dans une boisson, elle a des vertus pour mettre en fuite les démons et les créatures nocturnes 95 . Dans un herbier du XIVe siècle, saint Augustin recommande une herbe pour faire un exorcisme, "l'herbe de Salomon". L'auteur de l'herbier explique comment Augustin a appris à mettre en fuite les démons. Il utilise ce pouvoir au moment où une noble et pieuse femme se plaint à propos de la possession de son fils et de sa fille 96 .

Ces textes sont à comprendre dans le contexte des traités de médecine antiques, d'Hippocrate et de Galien copiés, plus ou moins fidèlement, en de nombreux exemplaires entre le IXe et le XIe siècle. Ces auteurs ont en effet défini très tôt le vocabulaire des affections mentales 97 . La manie est le terme le plus général pour désigner la folie. Il s'agit d'une maladie chronique qui correspond à une aliénation mentale sans fièvre. Elle s'oppose à la phrénitis qui correspond aux mêmes symptômes auxquels il faut ajouter la fièvre. Dans le corpus hippocratique, les troubles maniaques qui se caractérisent par les yeux qui tournent, la surdité, la modification des selles, des vomissements, des douleurs du cou, sont plus fréquents avec l'arrivée du printemps. Dans son ouvrage Du régime rédigé vers 400 avant J.-C., Hippocrate indique que la mélancolie est dominée par la lenteur alors que la manie est davantage marquée par la vitesse même si chacune correspond à une même pathologie. A la manie et à la mélancolie est associée l'épilepsie qu'Hippocrate définit dans La maladie sacrée. Selon Caïus Aurélien, "l'épilepsie tient son nom de ce qu'elle saisit également le sens et l'esprit". Hippocrate décrit l'épileptique comme un sujet qui "perd la voix et étouffe, l'écume lui sort de la bouche, il grince des dents, les mains se tordent, les yeux divergent, toute connaissance est perdue et quelques fois même, il y a sortie d'excréments" 98 . Mais cette maladie n'est pas plus sacrée que les autres, elle vient du fait que le phlegme obstrue parfois les veines, que l'air manque dans le corps. Toutes ces pathologies viennent d'un déséquilibre des humeurs, leur équilibre détermine la nature de chaque individu et la santé, leur déséquilibre est à l'origine de la bile noire qui provoque la mélancolie 99 . Les divers traitements médicaux de ces maladies, hérités des Grecs ont été transmis à l'Occident médiéval par les Arabes 100 .

Tous ces traités, copiés abondamment au cours du Moyen Âge, prouvent que les clercs de l'époque gardent en tête les prescriptions médicales antiques qui réapparaissent dans des livres liturgiques comme le pontifical romano-germanique que nous étudierons dans le deuxième chapitre.

Notes
89.

Sur ce type de sources, voir I. Mazzini, "I ricettari medici latini altomedievali, significato storico-medico, culturale e sociale, problematiche di edizione e critica testuale", dans éd. M. Rotili, Incontri di popoli e culture tra Ve e IXe secolo, Atti della Ve giornate di Studio sull' eta romanobarbarica, Napoli, Arte tipographica, 1998, p. 103-115 ; recherche des manuscrits à l'aide de A Beccaria, I codici di medicina del periodo presalernitano (IX-XI e s), Storia e Letteratura, Raccolta di Studi e Testi 53, Roma, 1956 et E. Wickersheimer, Manuscrits latins de médecine du Haut Moyen Âge dans les bibliothèques de France, Paris, CNRS, 1966 (Documents, études et répertoires publiés par l'IRHT, 11).

90.

Antidotum gera quod utebatur ptolomeus imperator : id est logadion quod nobis proditum est ad antiquam passionem, id est maniaca et omne quod ex melancolea contingit. In anno semel datum purgat omnes humores et superprestat corpori digestionem. Non facit augustiam neque festinationes aliquas et sanum reddit corpus et ad contractionem patientes et linguam suam masticantes et salibam mittentes et de aliquo modo tenentes, hos uulgus demoniacos uocant , dans l'antidotaire de Reichenau, Codex Augiensis CXX, fol. 1r - 18r ; IX/Xe siècles , éd H. E. Sigerist, Studien und Texte zur Frühmittelalterlichen Rezeptliteratur, Leipzig, 1923 (Studien zur Geschichte der Medizin 13), p. 46.

91.

Antidotum geralogradium memfitu : Est enim temperatiuum et curat diuturnas et inueteratas passiones, id est mania et omnes ex melancolias aduenientes infirmitates data expurgat humores suauiter nec incendium generat corporis nec conclusionem nec lassitudinem, sed magis orexin prestat et fortitudines corporis faciat. Fecit maxime epilemticis et stomaticis et qui cadent subito amentes et qui spumam iactant et qui linguam suam masticant et qui spasmum patiuntur, id est contractionem neruorum, et quicumque simili tenentur passione quos putant demonium habere . Datur enim colicis et paraliticis et elefantiosis in initio et emicraniis. Purgat omnino et omnibus istis passionibus se submelant aut coinquinant extra uoluntate sua , magis etiam et qui mortalia medicamenta accipiant. Est autem sine ullo periculo. Iubat epaticis, spleniticis et pleureticis et qui cardia patiuntur et non digerunt, detrahit enim malfacientes humores, prouocat menstrua. Datur et sciadicis et nefreticis omnino adiubat seu et omnes tardas passiones discutit. Accipiat ter in mense, id est inter dies decem, das drag. III, cum mulsa ciatis III, dans l'antidotaire de Reichenau, Codex Augiensis CXX, fol. 1r - 18r ; IX/Xe siècles , éd H. E. Sigerist, Studien und Texte zur Frühmittelalterlichen Rezeptliteratur, Leipzig, 1923 (Studien zur Geschichte der Medizin 13), p.51.

92.

Ce texte est absent des éditions des textes de Galien par C.G. Kühn en 20 vol. à Leipzig en 1821-1833. Il s'agit en fait du livre trois de la thérapeutique à Glaucon, Ad Glauconem de medendi methodo, mais la traduction médiévale de ce texte, dont la bibliothèque Vaticane possède plusieurs manuscrits comme le Vaticani latini 4418,présente par rapport à l'original grec d'importantes omissions et de multiples interpolations, le livre trois qui nous intéresse n'ayant aucun rapport avec le traité de Galien. La mise au point sur les éditions médiévales du texte de Galien est faite dans Bibliographie des textes médicaux latins, antiquité, haut moyen âge, dir. G. Sabbah, P. P. Corsetti, K. D. Fischer, Publication de l'Université de Saint-Etienne, 1987, p. 86. La seule édition existant de ce texte est une édition de fragments au sujet des maladies de l'estomac par E. Landgraf, Eine lateinisches medizinisches fragment Pseudo-Galens, 1895.

93.

Epilepsie genera sunt duo. Unum est tale in quo cadunt subito nescientes et contractionem pedum manusque cervicis tremorem patiuntur. Aliud est in quo spumant et strecunt non contrahunt membra cum ceciderint quis uulgo demoniacos dicuntur.Dans Vat. Lat. 4417, 38v. Dans le même manuscrit apparaît au folio 95v, une recette de poudre pour les démoniaques et les épileptiques : Pulvis ad demoniacos, caducos, paraliticos et his qui spuma in hore faciunt.

94.

Ce manuscrit composé dans la seconde moitié du XIIIe siècle en Italie du Sud, est conservé à Vienne dans l’Österreichischen National Bibliothek (Codex Vidobonensis 93, fol. 152r). Des manuscrits plus tardifs représentent des scènes identiques à propos de plantes diverses. Voir le manuscrit Redi 165 de la Bibliotheca Laurenziana de Florence (XVe siècle) aux fol. 35v (Aristolochia) et 36r (Origano) ; S. Pezzella, Gli erbari. I primi libri di medicina, le virtu curative delle piante, Perugia, Grifo, 1993, p. 248 ; p. 252.

95.

Voir J. Stannard, "Magiferous plants and magic in medieval medical botany" et "The herbal as medical document" dans Herbs and herbalism in the Middle Ages and Renaissance, Ashgate Variorum, 1999.

96.

British Library, ms. Harley 1585, fol. 66v, dans R. Kieckheffer, Magic in the Middle Ages, Cambridge University Press, 1989, p. 76-77.

97.

Sur tout ce qui suit, voir les travaux de Jacquie Pigeaud, Folie et cures de la folie chez les médecins de l'antiquité gréco-romaine. La manie, Paris, Etudes anciennes, Les Belles Lettres, 1987 et La maladie de l'âme. Etude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981 ; voir aussi Maladie et maladies dans les textes latins antiques et médiévaux, Latomus 242, 1998.

98.

Traduction de Littré citée par J. Pigeaud, Folie et cures de la folie…, p. 49.

99.

Nous reviendrons sur la théorie des humeurs dans les chapitres II et III en particulier à propos des écrits d'Hildegarde de Bingen.

100.

Sur la folie et ses cures au Moyen Âge dans le monde arabe et Byzantin, voir M. Dols, "Insanity in Byzantine and islamic medicine", (dir.) J. Scarborough, Symposium on Byzantine medicine, Dumbarton Oaks Papers 38, 1984, p. 135-148 ; discussion de cet article dans P. Horden, "Possession without exorcism : the response to demons and insanity in the earlier byzantine Middle East", dans E. Patlagean Maladie et Société à Byzance, Spolète, 1993, p. 1-19 ; sur la dimension médicale voir aussi H. Schipperges, Die Kranken im Mittelalter, Munich, 1990.