Dans l'Église, l'exorcisme est utilisé pour purifier les éléments comme l'eau, le sel, les édifices. Comment l'emploi de ce terme se justifie-t-il ?
La période de grande fertilité pour la rédaction des formulaires d'exorcisme sur les choses date des IXe-XIe siècles, de même que pour les exorcismes des possédés. Ils ont été catalogués et étudiés par Elmar Bartsch, à la suite d'Adolph Franz 168 . Le pontifical romano-germanique du Xe siècle présente plusieurs adjurations sur les choses, par exemple, dans l'Ordo ad catecuminum ex pagano faciendum 169 .
Pour Elmar Bartsch, la question du sens de l'exorcisme est essentielle pour comprendre les bénédictions sur les choses. Dans tous ces textes qui emploient "Exorcizo" à la première personne de l'indicatif, le verbe signifie adjurer, faire une demande. Cette formule est un procédé d'énonciation total qui associe la méthode, c'est-à-dire l'adjuration, à un but, l'expulsion. Pour les hommes de l'Antiquité, l'adjuration est un appel au pouvoir de Dieu qui réunit la demande et la prière. Le terme "exorcizo" a une ancienneté, une simplicité et un sens éprouvés, cette formule n'est donc pas remplaçable dans les textes qui ont une fonction purificatoire dans la liturgie, ce qui est valable pour tous les sens du mot exorcisme. Pourtant, le terme n'est pas approprié car ce n'est pas le diable lui-même qui est interpellé, E. Bartsch propose donc d'utiliser la formule de l'adjuration sur les choses 170 .
Les adjurations sur les choses sont nombreuses dans l'Église, elles concernent tous les éléments qui sont utilisés dans les sacrements comme l'eau de bénédiction pour le baptême 171 , les consécrations, l'huile des catéchumènes ou des malades, les rameaux, le pain, le vin, le sel, mais aussi les animaux et les médailles. Pourquoi existe-t-il une adresse aux choses dans la liturgie chrétienne ? E. Bartsch identifie une influence issue de la liturgie orientale dans laquelle se trouvent des formules de prières qui s'adressent directement à Satan et qui engagent un combat contre lui. Dans l'Ancien et le Nouveau Testament, ce type d'expressions apparait à mi-chemin entre la poésie et la rhétorique. Pour comprendre l'adresse aux choses, il convient aussi d'admettre une influence gnostique. Les Actes de Thomas sont fidèles au principe selon lequel les choses sont soumises à l'influence des anges ou des démons. Les premiers textes d'adjuration remontent, pour les plus anciens, aux IIe et IIIe siècles. L'Afrique a joué un rôle important dans leur élaboration. Il est même possible de supposer la transposition de certaines formules égyptiennes en latin.
Le plus ancien recueil d'adjurations sur les choses de la liturgie romaine se trouve dans le sacramentaire gélasien ancien (v. 750) 172 . L'influence animiste s'y trouve, le sacramentaire comporte en effet un langage métaphorique utilisant à plusieurs reprises la formule te creatura qui implique que dans l'adjuration à la chose, celle-ci est considérée comme un être. L'adresse à Satan, quant à elle, doit être comprise en rapport avec la démonologie du Haut Moyen Âge qui le rend, avec ses démons, capable d'entrer en toutes choses 173 . Les adresses à Satan sont plus nombreuses dans les adjurations sur les éléments servant dans la préparation au baptême des catéchumènes et dans la liturgie mozarabe 174 . Il est certain que l'influence de la liturgie orientale a joué un rôle dans la présence de ces adjurations à Satan qui reposent sur l'idée que Satan doit être expulsé par la prière 175 .
Les adjurations de l'Église sont des moyens de contrainte, leur force réside dans un ton, des mots, une action. Puisqu'elles font appel à la puissance du Créateur, il est convoqué à travers son nom. Pour revenir au texte cité extrait du pontifical romano-germanique, le nom de "Jésus Christ, ton fils unique, notre Seigneur" est invoqué dans l'adjuration. Très souvent, la formule per Deum verum, per Deum vivum est utilisée. Le texte cité s'achève aussi sur l'invocation de l'Esprit saint Deo patri et spiritui sancto qui fait de cette adjuration une épiclèse. Par elle, l'Esprit saint est convoqué, il est le remède contre la présence du diable car il est amené à le remplacer. Ainsi, pour Elmar Bartsch, le mot d'exorcisme employé au sujet des adjurations sur les choses est à l'origine de confusions et de mauvaises interprétations. Ces bénédictions appartiennent à la catégorie des sacramentaux et ont un sens purificatoire et apotropaïque. Elles peuvent être définies comme des "ordres de l'Église qui accomplissent par l'adjuration au nom de Dieu, une sujétion au sacré" 176 .
Si l'exorcisme des possédés se distingue des adjurations sur les choses, les formulaires ont été écrits à la même période et circulent parfois d'une action liturgique à l'autre. L'observation se retrouve dans le cas de l'exorcisme baptismal.
A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, Fribourg en Brisgau, 1909, 2 tomes ; E. Bartsch, Die Sachbeschwörungen des Römischen Liturgie, eine Liturgie geschichtliche und Liturgietheologische studie, Munster, 1967 et sur les bénédictions en général, E. Lodi, "Le bénédictionnel romain pour la sanctification de la vie", Bénédictions et sacramentaux dans la liturgie, Conférences Saint-Serge, 1987, p. 181-206.
Exorcizo te, creatura aquae, per Deum vivum, per Deum sanctum, per Deum totius dulcedinis creatorem, qui te in principio verbo separavit a terra et, quatuor fluminibus dividens, totam terram rigare precepit. Adiuro te et per Iesum Christum filium eius unicum dominum nostrum, ut efficiaris in eo qui in te baptizatus erit fons aquae salientis in vitam aeternam, regenerans eum Deo patri et filio et spiritui sancto qui venturus, C. Vogel, R. Elze, Le Pontifical romano-germanique du Xe siècle, Le Texte, tome II, Vatican, 1963, (Studi e Testi 227), p. 169-170.
E. Bartsch, Die Sachbeschwörungen des Römischen Liturgie, op. cit. , p. 334-336.
Voir une enquête spécifique sur les formulaires d'exorcisme utilisés dans la bénédiction de l'eau baptismale par J. Magne, "Exploration généalogique dans les textes d'exorcisme", Mélanges d'Archéologie et d'Histoire, Ecole Française de Rome, LXXIII (1961), p. 323-364.
L. C. Mohlberg, Liber sacramentorum Romanae Ecclesiae ordinis anni circuli, Rome, 1960.
Sur la démonologie médiévale, voir plus haut.
M. Férotin, Le liber Ordinum en usage dans l'Église wisigothique et mozarabe d'Espagne du Ve au XIe siècle, Paris, 1904 (Monumenta liturgica V).
E. Bartsch, Die Sachbeschwörungen des Römischen Liturgie, op. cit. , p. 336-340, voir les analyses de Louis Delatte dans Un office byzantin d'exorcisme… cité plus haut.
E. Bartsch, Die Sachbeschwörungen des Römischen Liturgie, op. cit. , p. 347.