L'adjuration correspond à la volonté de soumettre quelqu'un pour lui faire prêter serment. Ici, celui qui est chargé d'accomplir l'exorcisme ordonne au diable qu'il a reconnu dans le possédé de quitter le corps qu'il occupe. L'ordre et l'adjuration prennent plusieurs formes dans ces textes.
L'ordre peut être formulé à l'indicatif, à la première personne du présent. Celui qui est chargé de l'exorcisme s'engage en prononçant, en début de phrase, les verbes suivants : coniuro, adiuro, exorcizo. Conjurer, dans ce sens, signifie écarter, par des prières, les mauvais esprits, dissiper, détourner une menace, prier avec insistance, supplier 295 . L'adjuration est, quant à elle, un commandement donné au nom de Dieu 296 . Elle peut prendre la forme d'une prière insistante. Dans la réalité des prières d'exorcisme, coniuro et adiuro ont tendance à être synonymes et expriment parfaitement en quoi consiste l'exorcisme, il sont d'ailleurs davantage employés que le terme exorcizo. Celui-ci, placé en début de phrase, ne se trouve pas seulement dans la liturgie de l'exorcisme des possédés 297 , mais apparaît déjà dans la liturgie du baptême et dans les exorcismes sur les choses 298 . Une formule liturgique commençant avec un verbe à la première personne et au présent est une formule de type opératif 299 . Des verbes de ce genre sont très nombreux dans la liturgie. Les formulaires ont beaucoup circulé d'une action liturgique à l'autre, si bien qu'il est difficile de démêler les héritages, au sein de formulaires identiques, il est possible aussi de voir apparaître toute une série de contaminations. Dans son enquête sur les formulaires d'exorcismes utilisés dans la bénédiction de l'eau baptismale, Jean Magne montre comment "une formule donnée, composée primitivement pour un usage bien précis, a été adaptée à d'autres usages voisins ou très différents ; ou encore, deux formules bien distinctes mais destinées au même usage, ont été additionnées, soit dans toutes leurs parties, soit dans certaines d'entre elles ; enfin, à côté des emprunts directs, il y a tout le jeu des réminiscences et des contaminations secondaires, et une formule, qui est à la source d'une autre, est parfois modifiée à son tour d'après cette formule à laquelle elle a donné naissance" 300 .
En dehors des verbes signifiant l'adjuration et l'exorcisme, les formules ont aussi recours à la forme impérative. Les verbes à l'impératif présent, disséminés dans les textes, sont très nombreux. Ils signifient le départ, la soumission à l'ordre, la fuite : expelle, exurge, exi 301 , audi, time, recede, cede 302 , discede, contremisce et effuge, separa te. En revanche, le verbe vade prononcé par le Christ contre le diable qui le tente dans les Évangiles 303 , n'apparaît presque jamais dans les formules d'exorcisme 304 . La soumission est aussi exprimée par : da locum, da honorem Deo, qui impliquent que le diable doit rendre le lieu, rendre honneur à Dieu. Il s'agit d'une référence à la démonologie chrétienne qui, nous l'avons vu, fait du diable une créature soumise à Dieu, même si elle a commis l'erreur de se rebeller contre lui. L'adjuration au diable prend la forme de l'ordre, de l'interdiction et de la malédiction.
Le verbe imperare (ordonner) est beaucoup employé à la troisième personne du singulier : ipse enim tibi imperat 305 . L'exorciste indique ainsi, sous la forme d'une prière, que l'ordre n'est pas donné par lui mais par le Christ, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la foi des Apôtres Pierre et Paul, le sang des martyrs, le sacrement de la croix… L'exorciste est une sorte de médiateur entre les noms qu'il prononce et celui qu'il adjure. Il n'emploie pas le ton de l'invocation à Dieu mais celui de la transmission de l'ordre de Dieu.
Dans certains textes, absents du pontifical romano-germanique, les formules de l'ordre peuvent être transformées en interdictions, en particulier dans le manuscrit de Cologne 306 . Ces interdictions apparaissent déjà dans le sacramentaire de Gellone 307 , mais il s'agit d'un passage qui n'a pas été repris dans les textes postérieurs. La forme des interdictions est, en revanche, très développée dans le Liber ordinum d'Espagne 308 ou elle apparaît à plusieurs reprises. Ces textes expriment bien la place d'intercesseur qu'occupe l'exorciste lorsqu'il prononce ces paroles et l'autorité divine qu'il incarne au moment de mettre fin à l'emprise diabolique. Il a donc, non seulement le pouvoir d'ordonner au diable, mais aussi de lui interdire le corps qu'il menace.
La formule maledicte diabole ou Satana est un emprunt direct à la liturgie du baptême 309 . Selon Lester K. Little, en effet, la liturgie du baptême serait l'une des sources pour les formulaires de malédictions. Elle offre avec l'exorcisme un précédent dans la ritualisation de l'hostilité, même si l'exorcisme n'est techniquement pas une malédiction 310 .
Coniuro te et contestor, diabole, per nomen domini nostri et imperium eius et per virtutem sanctae trinitatis et omnipotentiae eius, ut exeas, Satana (Prg, CXV, 37) ; Coniuro vos, spiritus et angeli maligni, persecutores christianorum, per patrem et filium et spiritum sanctum et adventum domini nostri Iesu Christi, per annuntiationem Gabrihelis archangeli ad Mariam virginem, per nativitatem domini (Prg, CXVI, 3).
Adiuro te ergo, serpens antique, per iudicem vivorum atque mortuorum, per factorem mundi, per eum qui habet potestatem mittere te in gehennam, ut ab hoc famulo Dei, qui ad aecclesiae presepia concurrit, cum comitatu et exercitu furoris tui festinus discedas (Prg, CXV, 33).
Exorcizo te, inmunde spiritus, in nomine patris et filii et spiritus sancti, ut… (Prg, CXVI, 1). La formule Exorcizo te apparaît à cinq reprises dans le formulaire d'exorcisme suivant (Prg CXVII).
Voir les chapitres consacrés à l'exorcisme sur les choses et à l'exorcisme baptismal, l'emploi du mot est commenté par A. M. Triacca dans "Exorcisme : un sacramental en question. Quelques pistes de réflexion pour des recherches 'Exorcizo te' ou 'Benedico te' ?" dans Bénédictions et sacramentaux dans la liturgie, 34ème semaine d'étude Saint-Serge, 1987.
Sur les formulaires de type opératif, voir I. Rosier-Catach, La parole efficace, op. cit., p. 79 puis 191.
J. Magne, "Exploration généalogique dans les textes d'exorcisme", Mélanges d'Archéologie et d'Histoire, Ecole Française de Rome, LXXIII (1961), p. 323-364.
Exi ab eo, Satanas, et da locum spiritui sancto paraclyto. † (…) Exi foras, spiritus inmunde, ab hac creatura Dei. (Prg, CXV, 24-25).
Cede ergo Deo, qui te humiliatum famulo suo Iob in servitutem redegit. Cede Deo, qui te et militiam tuam in Pharaone et in eius exercitu per Moysen servum suum dimersit in abissum. Cede Deo, qui te Danihelem puerum suum in Bel perdidit et in dracone prostravit. Cede Deo, qui te per fidelissimum servum suum David de Saule rege spiritalibus canticis pulsum fugavit. Cede Deo, qui te in Iuda traditore damnavit (Prg, CXVIII, 5).
vade Satanas (Mt, 4, 10).
Le verbe n'apparaît jamais sous cette forme dans le pontifical romano-germanique, il est employé en revanche dans le manuscrit Miscellanea, Cologne, bibliothèque de la cathédrale, CKC 15, exorcisme édité par Franz, Die Kirchliche Benediktionen im Mittelalter, II, p. 587-596. La formule est : Vade inde, vade, inimice Satanas, quia odie…
Imperat tibi maiestas Christi. Imperat tibi Deus pater. Imperat tibi filius et spiritus sanctus. Imperat tibi apostolorum fides, sancti Petri et sancti Pauli et caeterorum apostolorum. Imperat tibi martirum sanguis. Imperat tibi sacramentum crucis. Imperat tibi virtus mysteriorum Christi. Imperat tibi verbum caro factum. Imperat tibi Iesus Nazarenus rex Iudeorum. (Prg, CXV, 33).
Interdicitur tibi, Satanas, per euangelium Dei patris omnipotentis et Iesum Christum… Miscellanea, Cologne, bibliothèque du Dôme, CKC 15, Franz, Die Kirchliche Benediktionen im Mittelalter, II, p. 587-596.
"Interdico tibi per angelum micahel ; exorcizo te per angelum rafahel" (Sacr Gell 2411).
"Interdicimus tibi per ipsum, qui populum suum de seruitute Egipti liberauit. Interdicimus tibi per ipsum, in cuius nomine rubri maris est unda diuisa, et contra naturam fluentis elementi tamquam murus aquam est solidata, etc…" D. M. Férotin, Le liber ordinum en usage dans l'Église Wisigothique et mozarabe d'Espagne… et édition dans A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen…p. 611.
La formule appraît dans le sacramentaire Gélasien, éd. Mohlberg, p. 44-46, 67, 249 ; et dans le Stowe Missal éd. F. Warner, tome II, p. 24, la présence physique du diable est développée, voir aussi le pontifical romano-germanique Prg CXV, 42.
L. K. Little, Benedictine maledictions. Liturgical cursing in Romanesque France, Cornell University Press, New York, 1993, p. 82.