B. - La prière à Dieu

Pour l'essentiel, l'exorcisme est une prière qui s'adresse à Dieu. L'appel à Dieu fondé sur la conviction que c'est lui qui détient le pouvoir contre le diable, prend la forme d'une prière, d'une invocation de l'aide divine selon une formulation déprécatoire, c'est-à-dire que cette prière prononcée avec soumission a pour but de détourner le malheur. Depuis les sacramentaires du VIIIe siècle, le début des principaux textes en appelle à lui : "Dieu éternel et tout puissant" 317 ; "Seigneur, saint Père, Dieu éternel et tout puissant" 318 ; "Dieu des anges, Dieu des archanges, Dieu des prophètes, Dieu des Apôtres, Dieu des martyrs, Dieu des vierges, Dieu le Père de Notre Seigneur Jésus Christ" 319 . Ces formules ne sont pas spécifiques au rituel d'exorcisme et apparaissent dans de nombreuses autres prières. La formule "au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit" 320 est aussi présente. Les adjurations sont prononcées au nom de Dieu, du Fils et du Saint-Esprit, mais aussi de la foi des Apôtres Pierre et Paul, du sang des martyrs, du sacrement de la Croix 321 . Le Christ est, bien sûr, invoqué au cours des exorcismes, son nom est parfois accompagné d'une phrase, plus ou moins développée, destinée à résumer sa mission 322 .

L'appel à l'aide de Dieu et de son fils passe aussi par le rappel d'importants épisodes de l'Ancien ou du Nouveau testament, comme le fait apparaître le formulaire Ad succurendum his qui a demonio vexantur 323 . Dieu a envoyé son fils dans ce monde et jusque dans la Géhenne pour vaincre le diable. La prière demande à Dieu la force, pour venir à bout du diable, force comparable à celle donnée au Christ pour résister à ses assauts. Elle demande que cet espoir ne soit pas brisé par des paroles comme celles prononcées par le pharaon qui répond à Moïse et à Aaron qu'il ne connaît pas leur dieu et qu'il ne lui obéira pas en laissant partir le peuple d'Israël (Exode 5, 2). L'homme qui souffre ici est le serviteur de Dieu (famulo), créé à son image et, pour lui, le sang du Christ est un remède. Cette prière d'exorcisme superpose deux images de la rédemption : Moïse et Aaron ont délivré le peuple d'Israël de l'esclavage dans lequel les maintenait le pharaon, de même, le Christ a délivré les hommes de l'emprise du diable. C'est le rappel de ces délivrances qui console le malade, qui lui donne espoir, ainsi qu'à la communauté des fidèles, et qui fait de cette prière d'exorcisme une parole de réconfort.

Une autre prière, plus longue, permet de mettre en évidence la construction de ces textes :

‘"Nous te prions et t'invoquons, Dieu tout puissant, par la sainte Trinité pour que, par ta piété, tu ordonnes de purifier cet homme de toutes les embûches du diable et de toutes les douleurs envoyées contre lui. Nous demandons en effet que ta sainte vertu soit apportée en cet homme malade et le renforce dans la vie éternelle. Car nous lisons dans ton saint Évangile que Jésus ton Fils, par son pouvoir, expulsait l'esprit immonde et guérissait les passions infligées par celui-ci, pour remplir, comme ce qui est dit par le prophète Isaïe : "C'était nos souffrances et nos douleurs qu'il portait, et il guérissait nos plaies envoyées par sa malignité" 324 . Tu es Seigneur, le sauveur du monde qui as donné à tes Apôtres et à ceux qui croient en toi, le pouvoir d'expulser l'esprit immonde et de guérir toutes les maladies et les langueurs par l'invocation de ton saint nom. Tu as dit : "Celui qui invoquera le nom du sauveur sera guéri" 325 et "Partout où vous prierez le Seigneur en mon nom, il vous donnera" 326 . Toi, Seigneur, tu as dit : "Si vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux en donnera de bonnes à ceux qui l'en prient" 327 . Tu as dit : "Si vous aviez la foi, vous diriez à cette montagne : déplace-toi" 328 . Nous croyons en ta toute puissance et, par toi, tout est possible, c'est pourquoi nous t'invoquons, ainsi que la sainte Trinité. Exauces nous, Seigneur, Notre Sauveur Jésus Christ. Nous te demandons que, par ton saint nom, tu guérisse ton serviteur de toutes les attaques du démon et toutes les maladies que le démon a portées contre son âme et contre son corps, que toi, Seigneur, tu guérisses par ta sainte médecine. Toi, Seigneur, qui as dit : "Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin mais les malades" 329 et "Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs" 330 . Tu es le vrai Dieu et singulièrement bon, avec le Père et l'Esprit Saint, médiateur entre Dieu et les hommes et sacrifié pour nos péchés, puissant par la puissance de la naissance, pour les siècles" 331 .’

Cette prière est au pluriel. C'est le célébrant associé à d'autres clercs ou à la communauté des fidèles qui se tourne vers Dieu. La prière s'adresse en un premier temps à Dieu puis invoque le Christ dont le pouvoir d'expulser les démons est rappelé. Le passage d'Isaïe (53, 4-5) évoque les douleurs et les souffrances que le Serviteur de Yahvé portait, et les maux qu'il soignait, tous ces traits en font une préfiguration du Christ. Le texte développe ensuite le thème de la lutte contre les démons qui s'apparente à la guérison des maladies et des souffrances dans les Évangiles. Les passages extraits de Joël (2, 3), de l'épître aux Romains (10, 13) et de Jean (14, 13) disent l'efficacité de l'invocation et de la piété pour que les demandes de guérison soient exaucées. Viennent enfin les citations de l'Évangile de Matthieu dans lesquelles le Christ rappelle le sens de sa mission, guérir les maux en invoquant la foi des fidèles. Jésus en appelle à la foi des fidèles alors que l'exorciste en appelle à Dieu.

Ces deux exemples, significatifs de l'ensemble des prières d'exorcisme, s'apparentent à une anamnèse, comme le souligne Achille M. Triacca 332 . L'anamnèse est la prière du Canon de la messe qui vient après la consécration, elle se greffe après l'acclamation des fidèles, elle est aussi un appel au souvenir de Dieu. Les formules insistent sur la nécessité de prier pour être délivré du mal, sur la place de médiateur occupée par le Christ, car, par lui, le prince de ce monde a été rejeté, et sur l'exigence de réaliser les exorcismes en son nom. La prière d'exorcisme est davantage une anamnèse lorsqu'elle prend la forme du récit de la vie et de la mort du Christ :

‘"Je vous conjure, mauvais anges et esprits, persécuteurs des chrétiens, par le Père et le Fils et l'Esprit Saint et la venue de notre Seigneur Jésus Christ, par l'annonciation de l'archange Gabriel à la Vierge Marie, par la naissance du Seigneur, par son enfance, par sa persécution par le roi Hérode, par la Passion de notre Seigeneur Jésus Christ, par le bois de sa croix, par son sang, par sa mort et sa résurrection, par son ascension dans le ciel, par sa venue sur les Apôtres, par son règne, par sa venue au jour du jugement et par son jugement juste des justes et des pécheurs, par toutes les vertus du ciel, par le chœur des anges, des archanges, des prophètes, des Apôtres, des martyrs, des confesseurs, par les vierges et tous les élus de Dieu ; vous, démons, je vous conjure de ne plus avoir le pouvoir de tenter et de tourmenter ce serviteur de Dieu. Par celui qui est venu" 333 .’

Cette prière reprend les éléments du Credo qui réunit les différents articles de la foi 334 . Le Credo est la formule enseignée au catéchumène avant le baptême, à l'époque où il ne s'agit pas encore d'un enfant. C'est la traditio symboli, le symbole de la foi lui est "remis" ; il doit aussi l'apprendre par cœur et être capable de le réciter ou le "rendre" en public à la fin du Carême, c'est la redditio symboli. Le commentaire du Credo est suivi de celui du Pater 335 . Les capitulaires carolingiens rappellent, au VIIIe siècle, combien la connaissance du Credo et du Pater est essentielle pour les fidèles, et que ceux qui s'en tiennent au minimum de piété sont tenus de les réciter deux fois par jour, le matin et le soir. Il n'est pas étonnant de voir l'exorcisme se transformer ici en une récitation du Credo tant est essentiel le contenu de ce texte, résumé de la foi pour tous. Cette prière est à la fois celle du prêtre ou de celui qui est chargé d'accomplir l'exorcisme et celle des fidèles, villageois, proches du possédé qui l'accompagnent certainement dans ce moment.

Notes
317.

Omnipotens sempiterne Deus…, Dans Sacr Ge Va 593 au VIIIe siècle, et transmis au Xe siècle, avec de nombreuses étapes intermédiaires dans Prg, CXIV, 2.

318.

Domine, sanctae pater, omnipotens aeterne Deus… ; Sacr Ge Va 594 et Prg, CXIV, 3.

319.

Deus angelorum, Deus archangelorum, Deus prophetarum, Deus apostolorum, Deus martyrum, Deus uirginum, Deus pater domini nostri Iesu Christi… ; Sacr Gell 2403 et Prg, CXV, 31.

320.

in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, Prg, CXVI, 1.

321.

Imperat tibi Deus pater. Imperat tibi filius et spiritus sanctus. Imperat tibi apostolorum fides, sancti Petri et sancti Pauli et caeterorum apostolorum. Imperat tibi martirum sanguis. Imperat tibi sacramentum crucis. Imperat tibi virtus mysteriorum Christi. Imperat tibi verbum caro factum. Imperat tibi Iesus Nazarenus rex Iudeorum. (Prg, CXV, 33).

322.

in nomine domini nostri Iesu Christi qui nos suo sancto sanguine redemit, quique venturus est iudicare vivos et mortuos (Prg, CXV, 28).

323.

Domine, sancte pater, omnipotens, aeterne Deus, Osanna in excelsis, pater domini nostri Iesu Christi, qui illum refugam tirannum gehennae deputasti, qui ipsum unigenitum tuum in hunc mundum misisti, ut illum leonem rugientem contereret, velociter adtende et accelerare, ut eripias hominem ad imaginem et similitudinem tuam creatum a ruina et demonio meridiano. Da, domine, terrorem tuum super bestiam, quae exterminavit vineam tuam, da fiduciam servis tuis contra nequissimum draconem fortiter stare, nec contempnat sperantes in te et dicat sicut in Pharaone iam dixit : "Deum non noui nec Israhel non dimittam". Urgeat illum, domine, dextera tua potens discedere a famulo tuo N., nec diutius presumat captivum tenere hominem, quem ad imaginem tuam facere dignatus es et in fine saeculi, per filii tui sanguinem remedisti ; Ad succurendum his qui a demonio vexantur (Prg, CXV, 32).

324.

Is, 53, 4-5.

325.

Ioel 2, 32 et Rom, 10, 13.

326.

Ioh 14, 13.

327.

Matt, 7, 11.

328.

Matt, 17, 19.

329.

Matt, 9, 12.

330.

Matt, 9, 13.

331.

Te deprecamur et invocamus, Deus omnipotens, sancta trinitas, ut hominem istum pietatem tuam petentem iubeas emundari ab omnibus insidiis demonum et doloribus inmissionum eorum. Petimus etiam, ut sancta virtus tua afferatur in hunc hominem aegrotum et corroborare eum digneris ad vitam aeternam. Nam legimus in evangelio sancto tuo, quod cum imperio suo dominus Iesus filius tuus spiritus inmundos eiciebat et passiones ab ipsis illatas potenter curavit, ut impleretur quod dictum est per Esayam prophetam : "Ipse infirmitates nostras et egritudines portavit et livore suo plagas nostras sanavit". Tu es, domine, salvator mundi, qui apostolis tuis sanctis et omnibus in te credentibus potestatem dedisti spiritus inmundos eicere et curare omnes languentes et infirmantes per invocationem sancti nominis tui. Tu dixisti : "Quicumque invocaverit nomen domini salvus erit" et "Quodcumque petieitis patrem in nomine meo, dabit vobis". Tu, Domine, dixisti : "Si vos, cum sitis mali, nostis bona data dare filiis vestris, quanto magis pater vester caelestis dabit bona petentibus se". Tu dixisti : "Si habueritis fidem et dixeritis monti huic : transi, transiet". Nos credimus te deum esse omnipotentem et apud te omnia possibilia esse, teque, sancta trinitas, invocamus. Exaudi nos, domine, salvator noster. Petimus te per nomen sanctum tuum, ut hunc servum tuum ab omni incursu demonum emundes et omnem infirmitatem, quam ei diabolus ingessit in anima aut corpore, medicina sancta tua sanes, Tu, domine, dicisti : "Non est opus sanis medico, sed egrotis" et "Non veni vocare iustos sed peccatores". Tu es Deus verus et singulariter bonus cum patre et spiritu sancto, mediator Dei et hominum et propitiatio pro peccatis nostris, omnipotens ab omnipotente genitus ante secula, dans Ad succurendum his qui a demonio vexantur (Prg, CXV, 38).

332.

A. M. Triacca, "Exorcisme : un sacramental en question. Quelques pistes de réflexion pour des recherches Exorcizo te ou Benedico te ?" dans Bénédictions et sacramentaux dans la liturgie, Conférences Saint-Serge, 34ème semaine, Roma, Editioni Liturgiche, 1987, p. 269-284.

333.

Coniuro vos, spiritus et angeli maligni, persecutores christianorum, per patrem et filium et spiritum sanctum et adventum domini nostri Iesu Christi, per annuntiationem Gabrihelis archangeli ad Mariam virginem, per nativitatem domini, per infantiam eius, per persecutionem eius ab Herode rege, per passionem eiusdem domini nostri Iesu Christi, per patibulum crucis eius, per sanguinem, per sepulchrum eius, per resurrectionem eius, per ascensionem eius in caelos, per adventum eius super apostolos, per regnum eius, per adventum eius ad diem iudicii et iustum iudicium iudicandum inter iustos et peccatores, per omnes etiam caelorum virtutes, per choros angelorum, archangelorum, prophetarum, apostolorum, martirum, confessorum, virginum atque omnium simul electorum Dei ; vos, demones, coniuro, ut non habeatis potestatem temptare vel fatigare hunc famulum Dei. Qui venturus est, Prg CXVI 3.

334.

Voir Jungmann, Missarum Solemnia. Explication génétique de la messe romaine, Paris, Aubier Montaigne, 1950 ; J. Avril, "Normes de la prière", Prier au Moyen Âge (Ve-XVe s), Turnhout, Brepols, 1991, p. 170-175 ; J.-C. Schmitt, "Du bon usage du Credo" dans A. Vauchez (dir), Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe et XVe siècle, Rome, Ecole française de Rome, 1981, p. 337-361.

335.

R. Cabié, "L'initiation chrétienne", dans L'Église en prière, op. cit., p. 38-39.