- Le corps, territoire du diable

Les formules ont aussi le souci de désigner les deux parties de l'être qui souffrent de la présence du diable : l'âme et le corps. Dans de nombreuses formules, il est demandé au diable de quitter le corps et l'âme du serviteur de Dieu 345 .

Dans le Nouveau Testament, le corps est destiné à la résurrection car il est membre du Christ (1 Co, 6, 15), il est le temple du Saint-Esprit (2 Co 6, 19) et le lieu de la glorification de Dieu (1 Co 6, 20). Dans les premiers sacramentaires romains, dont la liturgie est reprise dans le Missel romain, le corps humain est rendu à sa dignité, il est assumé par le Fils de Dieu, même s'il est le lieu des passions. D'un autre côté, dans la théologie biblique, l'âme est le principe de la vie humaine et biologique, la personne humaine, vivante et agissante 346 . Enfin, dans la liturgie de l'exorcisme, telle qu'elle apparaît dans le pontifical romano-germanique, le corps du possédé, au sens physique du terme, est l'objet d'un enjeu entre Dieu et le diable : les formules insistent sur la nécessité pour Dieu de se réapproprier ce corps. Ainsi, tout le corps est mentionné, de manière générale 347 , ou détaillée :

‘"Seigneur, saint Père, Dieu tout puissant et éternel, expulse le diable de cet homme, de sa tête, de ses cheveux, de ses vertèbres, de son cerveau, de son front de ses yeux, de ses oreilles, de ses narines, de sa bouche, de sa langue, de sa luette, de sa gorge, de son cou, de tout son torse, de son cœur, de tout son corps, de tous ses membres, de ses membres intérieurs et extérieurs, de ses os, de ses veines, de ses nerfs, de son sang, de ses sens, de ses pensées, de ses mots, de toutes ses actions, de ses inventions, de toutes ses conversations présentes et futures pour que tu agisses par la vertu de Jésus Christ, Fils du Dieu vivant et très haut qui règne sur les siècles des siècles, Amen" 348 . ’

Cette formule n'est pas exceptionnelle dans les textes d'exorcisme du pontifical romano-germanique 349 . Les énumérations des différentes parties du corps partent toujours de la tête vers la partie centrale et les membres inférieurs pour revenir vers les profondeurs mystérieuses de l'organisme, les veines, les nerfs et les pensées. Les membres sont nommés comme s'il s'agissait d'un microcosme éparpillé devant être réuni par l'exorcisme 350 . L'énoncé des différentes parties du corps correspond à un réassemblage selon l'ordre divin. Contre le désordre introduit par le diable, membres et organes sont replacés à l'endroit qui convient selon une juste hiérarchie. L'idée ancienne selon laquelle le corps est un microcosme, image réduite d'un macrocosme régi par des lois analogues semble se retrouver ici 351 . L'exorcisme restaure l'ordre perdu.

L'interprétation de ces textes pose problème. Font-ils référence aux connaissances anatomiques de l'époque ? Les premières connaissances concernant l'anatomie humaine reposent sur l'observation extérieure des corps et les dissections d'animaux par Hippocrate et son école, en Grèce, au Ve siècle avant J.-C. 352 . Galien (129-216), autre fondateur de la médecine, perfectionne le savoir anatomique par la critique fine des découvertes antérieures et par des dissections sur les macaques, les porcs et les petits mammifères 353 . Le Moyen Âge, donc, est entièrement dépendant de ces connaissances qui parviennent à l'Occident par les traductions des textes arabes. Dans les traductions de l'Arabe faites par Constantin l'Africain au Mont Cassin avant 1098 et en particulier dans le Pantegni, un complément précieux est apporté aux connaissances de l'époque dans le domaine de l'anatomie où, seule l'énumération sommaire des organes principaux apparaît dans quelques ouvrages comme dans des opuscules de Vindicianus au IVe siècle 354 . La supposée rareté des dissections ne signifie cependant pas que les hommes du Moyen Âge soient ignorants dans le domaine de l'anatomie 355 : le corps est connu par la dissection des animaux pratiquée par l'école de Salerne et par la médecine grecque. La première anatomie salernitaine est attribuée au XIe siècle à un maître Cophon 356 . Les énumérations présentes dans le pontifical romano-germanique s'en tiennent à une évocation très superficielle de l'anatomie qui se contente de mentionner les membres et quelques organes : dès Galien, les connaissances anatomiques dépassent largement ce texte. Il semble donc difficile d'imaginer qu'un texte liturgique ait pour projet la simple énumération des organes du corps. Le sens de ce texte doit plutôt être recherché au sein de la liturgie : un rapprochement est possible avec d'autres textes.

Notes
345.

a corpore et anima famuli tui, Prg CXVI.

346.

Voir E. Lodi, "L'anthropologie des textes du Missel romain dans les sources des anciens sacramentaires" dans Liturgie et anthropologie, Conférences Saint Serge, 36ème semaine d'Etudes liturgiques, Edizioni liturgische, Roma 1990, p. 177-197.

347.

ab universis compaginibus membrorum hominis istius (Prg CXV, 28).

348.

Domine, sancte pater, omnipotens eterne Deus, expelle diabolum ab homine isto N., de capite, de capillis, de vertice, de cerebro, de fronte, de oculis, de auribus, de naribus, de ore, de lingua, de sublingua, de gutture, de collo, de pectore toto, de corde, de corpore toto, de omnibus membris, de compagninibus suorum membrorum intus et foris, de ossibus, de venis, de nervis, de sanguine, de sensu, de cogitationibus, de verbis, de omnibus operibus suis, de inventute, de omni conversatione eius hic et in futuro, ut operetur in eo virtus Christi Iesu filii Dei vivi et altissimi, qui regnat in saecula seculorum. Amen, (Prg CXIV, 7).

349.

Tu extingue hunc venenosum serpentem, virus eius extingue, operationes eius mortifica, quas in se habet <vires> evacua et da in conspectu tuo omnibus his, quos tu creasti, oculos ut videant, aures ut audiant gratiam tuam, cor ut magnitudinem tuam intellegant, salvator mundi, qui cum patre." (Prg CXV, 29) ; "Recede ergo, diabole, a capite, a capillis, a lingua, a subliguio, a brachio, a naribus, a pectore, ab oculis, a venis, ab intestino maiore et minore (Prg CXV 34) ; Obsecro te, domine Iesu Christe, ut eicias omnes langores ab omnibus membris hominis istius, a capite, a capillis, a cerebro, a fronte, ab oculis, ab auribus, a naribus, a genibus, ab ore, a lingua, a dentibus, a faucibus, a gutture, a collo, ab humeris, a dorso, a pectore, ab uberibus, a corde, a stomacho, a ventre, a visceribus, a lateribus, a carne, a sanguine, ab ossibus, a femoribus, a pedibus, a medullis, a nervis, a cute et ab omni compagine membrorum. Exaudi me, domine. Tibi virtus et imperium in saecula saeculorum. Amen (Prg CXV 43). Dans le prolongement de ces énumérations, voir aussi les bénédictions sur les membres qui apparaissent dans l'exorcisme de saint Martin (Prg CXIX, 4 à 15) et les textes réunis en Annexe 4.

350.

Pour P. Brown, "les grandes formules d'exorcisme de l'Antiquité tardive n'insistent pas seulement sur le châtiment du démon et sur son expulsion, elles rétablissent cette tranquille intégrité du corps, de l'âme et de la nature dont a joui Adam au Paradis de Dieu", La société et le sacré, op. cit., p. 25.

351.

Voir B. Ribémont, "Un corps humain animé ; un corps humain irrigué, l'encyclopédisme et la théorie du corps" dans Le corps et ses énigmes au Moyen Âge, dir Ribémont, Caen, Paradigma, 1993, p. 185-206. Et voir l'étude de Michael Camille qui part des images et qui montre comment le corps, un microcosme s'intègre dans le macrocosme de l'univers, "The image and the self : unwriting late medieval bodies", dans S. Kay et M. Rubin, Framing medieval bodies, New York, Manchester University Press, 1996, p. 62-99.

352.

J. Jouanna, "La naissance de l'art médical Occidental", dans dir. M. D. Grmek, Histoire de la pensée médicale en Occident I, Antiquité et Moyen Âge, Paris, Seuil, 1995, p. 52 et suiv.

353.

D. Gourevitch, "La médecine dans le monde romain", dans Histoire de la pensée médicale, op. cit., les pages concenant Galien sont p. 110-121.

354.

D. Jacquart, "La scolastique médicale", dans Histoire de la pensée médicale, op. cit., p. 181.

355.

Sur l'apparition et le développement de la dissection universitaire à partir des travaux d'Henri de Mondeville au début du XIVe siècle, voir M. C. Pouchelle, Corps et chirurgie à l'apogée du Moyen Âge, Paris, 1983 et les critiques de D. Jacquart dans "La scolastique médicale", op. cit., p. 197.

356.

D. Jacquart dans "La scolastique médicale", op. cit., p. 197.