Les textes réunis dans l'Annexe 4 font apparaître que les énumérations des différentes parties du corps ne sont pas spécifiques à l'exorcisme des possédés. Une telle liste serait apparue pour la première fois dans la liturgie du baptême dans le Stowe Missal du VIIIe siècle 357 . Le cheminement de ce formulaire prouve une fois de plus la dépendance de l'exorcisme des possédés par rapport à la liturgie du baptême.
Ce n'est pas directement la formule qui se trouve dans l'ordo de l'onction des malades mais là, le mal est chassé de toutes les parties du corps 358 . Il existe des liens très étroits entre exorcisme et onction des malades. Ce formulaire comporte un rappel de l'Évangile dans lequel Jésus indique aux Apôtres qu'ils chasseront les démons en son nom 359 . Par ailleurs, toutes les parties du corps sont ointes : la tête, les yeux, les oreilles, les narines, les lèvres, le cou, la gorge, la poitrine, le cœur, les épaules, les mains, les pieds, ainsi que l'endroit où la douleur est la plus forte 360 . Il est recommandé au prêtre de faire les gestes suivants au moment de l'accomplissement du rituel 361 . Chacun des signes de croix est accompagné d'une formule qui indique que l'onction est accomplie au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et qu'elle restitue au malade les sens et la santé qui lui font défaut.Ces recommandations, et les prières qui les suivent, ressemblent aux exorcismes dans la mesure où les différentes parties du corps sont désignées tour à tour. La bénédiction-médication qu'accomplit le prêtre ne soigne pas seulement la partie douloureuse du corps mais celui-ci tout entier. De même, la médication spirituelle, qui administre l'huile sur toutes les parties du corps, le prend totalement en charge, de sorte que le mal est cerné dans ce réceptacle. L'analogie de l'onction des malades avec les exorcismes surgit dans ces textes : de même que le prêtre-médecin purifie toutes les parties du corps de la maladie, de même, l'exorciste-médecin poursuit le diable dans l'homme.
Le rapprochement entre ces deux formes liturgiques s'explique par le fait que l'onction des malades existe depuis les premiers temps de l'Église. La bénédiction de l'huile est alors l'élément principal du sacrement, elle seule est liturgiquement organisée et elle peut être appliquée par tout fidèle. Dans le prolongement des miracles évangéliques, toutes les maladies, y compris la possession, peuvent faire l'objet d'une onction avec de l'huile bénite. La vie de sainte Geneviève donne un exemple de l'onction d'un malade possédé : un jour que Geneviève veut oindre un homme éprouvé par le démon, l'ampoule d'huile bénite dont elle dispose est vide. En l'absence de prêtre, elle implore la bénédiction du ciel 362 . Par sa prière, la sainte obtient la consécration de l'huile qui est ainsi rendue efficace contre la possession démoniaque dont souffre l'homme. Ce n'est pas un exorcisme au sens classique du terme qui vient à bout de la présence diabolique, car la simple onction de l'huile amène sa guérison, mais dans ce cas, la confusion est totale entre possession et maladie, et le rapprochement entre l'onction de l'huile et la pratique de l'exorcisme est implicite. Le Liber ordinum de l'Église wisigothique en usage dès le VIIe siècle et jusqu'au XIe siècle dans la péninsule ibérique en témoigne aussi. Ce texte qui comporte une bénédiction de l'huile destinée à l'onction des malades, explique que l'onction de l'huile est à la fois une médication et un exorcisme 363 . La prière, qui est une bénédiction, met sur le même plan la guérison des démoniaques et celle des autres malades. Cette bénédiction se transforme même en un exorcisme dans sa dernière partie, en indiquant que l'administration de l'huile revient à mettre en fuite les démons.
Durant une première période, qui va jusqu'au VIIIe siècle, mais qui se prolonge dans certaines régions, l'onction a surtout un rôle corporel en particulier dans les zones gallicane, hispano-wisigothique, ambrosienne et romaine. C'est en effet une période de conversion, de confrontation à d'autres peuples, qui rend nécessaire la mise en place et le développement d'une médecine chrétienne en opposition à la médecine des païens, considérée comme magique. Selon Antoine Chavasse, une rupture a lieu au IXe siècle, à l'occasion de la réforme carolingienne. Au moment du développement du ministère presbytéral en effet, l'accent est mis sur le rite de l'onction lui-même, au détriment de la bénédiction de l'huile. L'onction des malades et le port du viatique sont réservés aux prêtres et cette association tend, alors, à devenir un rituel ad mortem.
Pourtant, des liens persistent entre l'onction des malades et les exorcismes sur les possédés comme en témoigne le rituel de Lorsch, manuscrit conservé à la bibliothèque Vaticane, qui a été réalisé en 813 au plus tard 364 . Sa composition est telle que les formulaires d'exorcisme se trouvent insérés entre l'ordo de l'onction des malades et le rituel de l'extrême onction, ou réconciliation des pénitents au moment de leur mort 365 . Le fait que des prières d'exorcisme se trouvent ainsi placées au sein de la liturgie des malades est révélateur de la proximité de ces deux actions liturgiques.
Si l'énoncé des différentes parties du corps se trouve dans les exorcismes, il provient de la litugie baptismale et il est commun à l'onction des malades. Un énoncé analogue apparaît aussi dans les formules de malédiction 366 . Nous avons déjà vu qu'elles ont emprunté aux exorcismes baptismaux un certain nombre de termes dont le maledicte diabole. Dans un formulaire d'excommunication de 900, qui n'est pas le plus répandu, l'individu est maudit ainsi que toutes les parties de son corps. La malédiction étant destinée à marquer l'opprobre sur un individu, la construction de l'exorcisme présente des énoncés qui fonctionnent tout à fait pour la formulation des malédictions.
Tout l'objet de ce formulaire est la libération du possédé. C'est dans ce corps que se joue l'essentiel : l'énumération de ses différentes parties et organes est révélatrice de la poursuite que le clerc, qui mène la cérémonie, engage dans cet organisme.
The Stowe Missal, éd. G. F. Warner, II, 1915, p. 24.
Pour l'onction des malades, voir A. Chavasse, Etude sur l'onction des infirmes dans l'Église latine du IIIe au XIe siècle, tome I Du IIIe siècle à la réforme carolingienne, Lyon, Librairie du Sacré-Cœur, 1942 (seul volume paru), le tome II est présenté par R. Béraudy, "Le sacrement des malades, Etude historique et théologique", Nouvelle Revue Théologique, 96 (1974), p. 600-634. Sur les effets de l'onction, voir A. Triacca, "Gli effetti dell' unzione degli infermi. Il contributo del nuovo Ordo Unctionis Infirmorum ad un problema di theologia sacramentaria", Salesianum, 38 (1976), p. 3-41.
6. Antiphona : Dominus locutus est discipulis suis : In nomine meo demonia eicite et super infirmos manus vestras imponite et bene habebunt. Ps (XLIX) Deus deorum dominum.
7. Hic imponant manus super infirmum omnes sacerdotes et ministri eorum, iubente tamen vel permittente episcopo, quoniam canonicus sic docet ordo, (Prg II, p. 258-270).
Selon la typologie mise en place par A. Chavasse, trois types de prières apparaissent pour l'onction des malades, voir A. Chavasse, Etude sur l'onction des infirmes , op. cit. Dans un premier type de prière, les membres du corps qui représentent les cinq sens sont oints tour à tour, ils sont alors associés au péché. Dans un second type de formules, issues par exemple du rituel franc de l'onction du VIIIe siècle, chaque onction est accompagnée d'une formule-type comme Unguo oculos tuos de oleo sanctificato, ut quicquid inliclito (visu) deliquisti, huius olei unctione expietur de la récitation des psaumes 6, 49 et 119. Dans ces rites, le caractère pénitentiel est accentué par rapport à la dimension médicinale. Enfin, un troisième type de formules met sur le même plan les effets corporels et spirituels. Chaque onction est accompagnée d'une formule déprécative qui insiste sur le fait que l'onction remet les péchés du malade.
12. Et sic perurgant singuli sacerdotes infirmum de oleo sanctificato, cruces faciendo in collo et gutture et pectore et inter scapulas seu in loco ubi dolor plus imminet, et in quinque sensibus corporis et in supercillis oculorum et in naribus intus et foris et in aurium summitate exterius sive interius et in labiis exterius et in manibus exterius, id est de foris, ut si quinque sensibus mentis et corporis aliqua macula inhesit, medicina spiritali sanetur et domini misericordia impetretur, (Prg II, p. 260-261).
Egros iugiter oleo benedicto dilibutos sospites reddebat. Factum est, ut quendam a demonio vexatum oleo vellet perungere. Cui cum secundum preceptionem sui ampulla, que oleo benedicto habuerat, vacua fuisset allata, vehementissime sancta Dei famula Genuvefa turbata, quidnam ageret aesitabat ; nam pontifex, qui oleum benediceret, deerat. Interea solo recubans, opitolationem sibi de caelo ad absolvendum infirmum conferri precabatur. Mox ut ab oratione surrexit, in manibus eius ampulla oleo impleta est, et ita demum gemine in una ora virtutis, Christo cooperante, per eam apparuerunt, ut et ampulla, que oleo benedicto habuerat, inter manus eius vacua impleretur et ab ipso oleo inerguminus dilibutus a vexatione demonum incolomis redderetur, Vita Genovefae virginis parisiensis, MGHSRM, 3, p. 236. Sainte Geneviève a vécu au Ve siècle et sa Vita a été écrite vers 520, les plus anciens manuscrits datent du VIIIe siècle, l'onction de l'huile sur les possédés est mentionnée à plusieurs reprises dans sa Vita. Voir pour la traduction et le commentaire, Dom Jacques Dubois, Laure Beaumont-Maillet, Sainte Geneviève de Paris, Paris, Beauchesne, 1982.
Ce texte se rapproche selon Dom Férotin d'une bénédiction de l'huile qui se trouve au dimanche des Rameaux dans le Missel de Léofric en usage à Exeter. Ce dernier texte est beaucoup plus compréhensible que son équivalent qui se trouve dans le Liber ordinum d'Espagne, voir Dom Férotin, Le liber ordinum en usage dans l'Église wisigothique et mozarabe d'Espagne du Ve au XIe siècle, Paris, Firmin-Didot, 1904 (Monumenta ecclesiae liturgica 5), col 7-11. Le texte est le suivant : Item benedictio eiusdem olei, ad omnem languorem, quocumque tempore, et nulla in huius olei benedictione conclusio dicatur ; In tuo nomine, deus pater omnipotens, et ihesu christi filii tui domini nostri signo, et in uirtute spiritus sancti, hanc creaturam olei exorcizamus, simulque sanctificamus, quia ita benignus dominus per suos apostolos declarare dignatus est, dicens : Si quis infirmatur in uobis, inducat presbiteros, et orent super eum, unguentes eum oleo in nomine domini, et oratio fiDei saluabit infirmum ; et si in peccatis sit, dimittentur ei. Et iterum per ipsum omnia possibilia esse credentibus docuisti, et ut cunctum seculum eius claritate saluares, sic per undem locutus es dicens : Petite et dabitur uobis ; querite et inuenietis ; pulsate et aperietur uobis. Quapropter, domine, tua ineffabili bonitate comperta summissis precibus, credentes nullum alium deum nisi te, domine, qui diues es in misericordia, celeriterque subuenis, te peritissimum medicum imploramus, ut, apertis celis, spiritus sancti uelocitate deducta, uirtutis tue medicinam in hoc oleum propitius infundas. Descendat super hoc oleum potentie tue donum ; descendat claritas et origo uirtutum ; descendat benignitas et puritas sanitatis. Exorcizetur crucis Christi vexillo. Benedicatur dextera maiestatis tue, et corroboretur Filii tui Domini nostri signaculo. Presto sint, Domine, angeli et archangeli, et omnis militia celestis. Assit apostolorum ac martyrum, et fidelium sacerdotum, uel etiam aliorum seruorum tuorum dignissima oratio : sub quorum presentia dum in tuo nomine, Domine, Pater inmense, hoc unguentum compositionis atque permixtionis dederimus, liniendis corporibus infirmis continuo peragratis uisceribus eorum omnem euomant uiolentiam fellis. Prosit paraliticis, cecis et claudis, simulque uexaticiis. Quartana, tertiana, et cotidiana excutiat frigora. Mutorum ora resoluat, arentia membra reficiat ; dementiam mentis ad scientiam reuocet ; dolorem capitis, oculorum infirmitatem, manuum, pedum, brachiorum, pectorum, simulque et intestinorum atque omnium membrorum, tam extrinsecus quam intrinsecus, et medullarum dolorem expellat ; somnum quietis infundat et salutem conferat sanitatis. Si qua uero maligna uel uenenosa nascentia in corporibus quorumcumque fuerint generata, tactus huius unguenti omnes radicitus eorum arefaciat sationes. Morsus uero bestiarum, canum rabiem, scorpionum, serpentum, uiperarum, atque omnium monstruosorum leniat dolores ; et superinducta sanitate plagarum sopiat cicatrices. Impetum quoque demonum, uel incursiones inmundorum spirituum, atque legionum malignarum uexationes, umbras et inpugnationes, et infestationes, artes quoque maleficorum, chaldeorum, augurum, et diuinorum incantationes, et uenena promiscua, que spirituum inmundorum uirtute nefanda et exercitatione diabolica conficiutur, iubeas, Domine per hanc inuocationem tuam ab imis uisceribus eorum omnia expelli ; ut exiens inimicus de corporibus famulorum famularumque tuarum omnium, confusus, excruciatus, et nullam in eis maculam relinquens, a tuis sanctis angelis constringatur, et in inferno sicut eum expectat digna sententia gehenne ignibus mancipetur ; nec ultra ad eos habeat ingrediendi locum : sed saluati famuli tui ab his omnibus malis, referant honori tuo laudes in perpetuum sempiternas, et sciant quia tu es Deus, inseparabilis Trinitas, regnans in secula. Per Christum Dominum nostrum, Warren, The Leofric Missal as used in the cathedral of Exeter during the episcopate of its first bischop (1050-1072), Oxford, Clarendon Press, 1883, p. 257.
Il s'agit du ms. Vat. Pal. Lat. 485 de la bibliothèque Vaticane étudié, en ce qui concerne la partie de l'onction des malades par C. de Clercq, "Ordines unctionis infirmi des IXe-Xe siècles", Ephemerides Liturgicae 44 (1930), p. 100-122.
Le manuscrit comporte à partir du folio 49r un titre Ex authentico libro sacramentorum sancti Gregorii papa urbis rome qui annonce un nouveau chapitre qui s'étend jusqu'au folio 63v. Cette partie comporte des prières empruntées au sacramentaire grégorien qui commencent par une Oratio ad catechuminum faciendum (fol. 49r-50v), suivent des bénédictions (fol. 50v-53v). Un premier Ordo unctionis infirmi (fol. 53v-54r) est suivi un peu plus loin par la Reconciliatio paenitentis ad mortem composée de plusieurs prières (fol. 55r-58v). Entre ces deux textes se trouvent quatre prières d'exorcisme (fol. 54r-54v) qui ne sont pas étudiées par C. de Clercq dans l'article cité des Ephemerides Liturgicae 44 (1930), p. 100-122.
Voir L. K. Little, Benedictine maledictions. Liturgical cursing in romanesque France, New York, Cornell University Press, 1993 et Annexe 4.