III. - Instructions pour accomplir l'exorcisme

A – La conduite du rituel dans le pontifical romano-germanique

Avec le pontifical romano-germanique, les premières instructions et précautions à prendre pour la conduite du rituel accompagnent les formules. Jusqu'alors en effet, les sacramentaires du VIIIe siècle avaient plutôt compilé des textes, sans préciser les gestes à accomplir. Au Xe siècle, ces précisions apparaissent à l'encre rouge dans les manuscrits. Cela tend à prouver la place accordée au clerc qui accomplit l'exorcisme, il est par ses gestes et la conformité de son être au discours de l'Église, un garant pour la réussite du rituel.

Les conseils à celui qui accomplit l'exorcisme sont particulièrement nombreux dans Ad succurendum his qui a demonio vexantur :

‘"Tout d'abord, quand le malade qui est tourmenté du démon vient au prêtre, que le prêtre le conduise dans l'Église devant l'autel et qu'il lui demande attentivement, qu'il soit homme ou femme, comment cette passion est venue. Ensuite, le prêtre s'approche de lui, se prosterne devant la croix, chante les sept psaumes de la pénitence et cette prière (…). Après cela, il se relève de terre, le malade confesse tout à Dieu et tous ses péchés et le prêtre le réconcilie. Alors, le prêtre chante les litanies. Il purifie ensuite le sel et l'eau à l'aide de ces prières (…). Tout d'abord le prêtre asperge sur lui le sel et l'eau bénite avec la litanie "Asperges me" et le psaume "Miserere mei". Le prêtre pose la main sur le sommet de la tête du malade et fait trois croix en disant (…). De même, il le signe entre les épaules à trois reprises. Le malade fléchit son genou car il est affaibli et il se tient à la droite du prêtre. Le prêtre dit cette préface (…)" 367 .’

Le texte indique que le malade, infirmus, doit être conduit auprès du prêtre, dans l'église, devant l'autel. Il s'agit probablement du maître autel de l'église où s'accomplit l'essentiel de la liturgie 368 . C'est le prêtre qui est chargé d'accomplir ce rituel, il n'est à aucun moment fait mention d'un autre grade ecclésiastique. Une fois placé devant l'autel, le possédé est interrogé sur les circonstances qui ont amené sa souffrance. Le rituel suppose donc un questionnement mené par le prêtre. Ces questions appellent indirectement l'aveu d'un événement lié au diable, peut-être le fait d'avoir commis un péché en pensée ou en acte mais rien n'est dit sur les circonstances qui peuvent entraîner la possession. Le prêtre vient ensuite au possédé, se prosterne devant la croix en chantant les sept psaumes de la pénitence ainsi qu'une prière à Dieu 369 . Le possédé doit ensuite confesser ses péchés au prêtre. Le verbe employé est confiteatur qui signifie "déclarer pleinement" et qui correspond à un aveu de la faute et à la proclamation de la foi en Dieu 370 . S'agit-il d'un aveu formel destiné à indiquer la soumission du malade au prêtre ?

Celui-ci chante ensuite la litanie. Ce chant revient dans la plupart des textes qui évoquent les exorcismes. Il s'agit de prières liturgiques qui expriment la supplication par des invocations multipliées auxquelles l'assemblée répond par des formules répétitives 371 . Au Samedi Saint, les litanies commencent par le Kyrie Eleison suivi par une série d'invocations par le prêtre ou un chantre auxquelles le chœur des fidèles répond par une acclamation commune. Dans les oraisons du Vendredi Saint, les litanies sont composées de prières psalmodiques ou de prières improvisées. Les prières psalmodiques sont les chants des psaumes, des répons ou des antiennes. Les prières improvisées sont composées de cantiques spirituels, d'hymnes, d'acclamations, de bénédictions, d'exorcismes ou de prières libres 372 . Certaines litanies ont une nette dimension exorcistique. Warren a publié des litanies copiées à la fin d'un psautier du Xe siècle du chapitre de Salisbury, elles contiennent plus de 250 noms qui sont tirés de martyrologes connus mais contiennent des adjurations au démon, entre autres particularités 373 . Mais la structure des prières de litanies est inverse de l'exorcisme car la litanie est favorable à la rédemption, l'intégrité des êtres, la fécondité, la paix, la libération de captifs alors que l'exorcisme s'oppose à la présence du diable.

Le prêtre bénit ensuite l'eau et le sel qui servent à asperger le possédé. L'eau et le sel bénits sont utilisés dans les bénédictions au Moyen Âge 374 . Dès le premier christianisme, l'eau a une fonction purificatrice et apotropaïque qui apparaît dans la liturgie du baptême et qui est fondamentale au moment de l'apparition de l'exorcisme baptismal. Quant au sel, le Christ a fondé son pouvoir sur la formule "Vous êtes le sel de la terre" (Mt. 5, 13). Le sel est, lui aussi, purificateur et il est utilisé dans la liturgie baptismale 375 .

Ensuite, l'antienne 376 Asperges me est chantée avant le psaume de la pénitence Miserere mei. Les sept psaumes de la pénitence apparaissent avec Alcuin, mais dès l'Antiquité chrétienne existe la conviction que certains d'entre eux sont propres à la metanoia et à la confession des péchés. Dans les Titres des Psaumes, Eusèbe de Césarée indique les psaumes 6, 24, 37, 50, 103 377 . Le chant accompagne toute cette liturgie puisqu'il est question de chanter les psaumes et les litanies. La dimension sonore de ce rituel est importante, elle est tout à fait conforme au déroulement de la liturgie au Moyen Âge, mais il est probable que, dans le cas de l'exorcisme, le chant des psaumes a une valeur équilibrante 378 .

Le prêtre pose alors ses mains sur la tête du possédé et fait sur lui trois croix, en adjurant le diable de quitter ce corps. De même, le prêtre fait un signe de croix entre ses épaules, en ordonnant au diable de partir de la créature de Dieu. Le possédé plie un genou, se met à droite du prêtre qui récite les différentes prières d'exorcisme. Le signe de croix, omniprésent dans la liturgie chrétienne, revêt une dimension particulière au moment de l'exorcisme 379 . Dans les autres formulaires, les mentions sont beaucoup plus éparses, mais les croix reviennent toujours. Il s'agit de signes de croix faits sur le front du possédé 380 , dans l'exorcisme de saint Martin, toutes les parties du corps sont successivement signées 381 . L'usage du signe de croix est une des pratiques chrétiennes primitives les plus positivement et copieusement attestées. Il est à la fois un geste de sanctification ou de bénédiction et un rite apotropaïque dès les années 150-200. Dès son premier usage il a acquis une réputation d'efficacité contre le diable, plusieurs auteurs en témoignent. Dans la Tradition Apostolique il est dit en effet : "Efforce toi en tout temps de te signer dignement le front, car c'est le signe connu et éprouvé de la Passion contre le diable, si tu le fais avec foi. L'adversaire voyant la force qui vient du cœur – dès que l'homme montre représentée extérieurement la ressemblance spirituelle – s'enfuit, non parce que toi tu craches, mais en raison de l'esprit qui souffle en toi… En signant le front et les yeux avec la main, écartons celui qui essaye de nous exterminer" 382 . Dans la vie quotidienne et privée du chrétien, la signatio est un rite apotropaïque contre les démons, les esprits mauvais et les forces de la nature. Grégoire le Grand raconte ainsi dans les Dialogues (563-594) que le signe de croix protège même celui qui n'est pas chrétien. Un juif qui voyage en Campanie se réfugie de nuit dans un temple d'Apollon, mais il prend soin de faire le signe de croix avant d'y entrer. Les diables qui l'approchent s'exclament : "Vae, vae, vas vacuum et signatum !" 383 . Depuis les premiers temps de l'Église, rien ne semble avoir changé, si ce n'est la manière de se signer.

Ces didascalies qui interviennent entre les formulaires d'adjuration font appraître le souci de la prise en charge du possédé. Le clerc ne se contente pas d'expulser le diable, il écoute le possédé, chante et prie pour lui.

Notes
367.

In primis, quando infirmus qui a demonio vexatur venerit ad sacerdotem, ducat eum sacerdos in ecclesiam ante altare et diligenter inquirat ab eo, sive masculus sit sive femina, quomodo aut qualiter illi eadem passio evenerit. Et, antequam aggrediatur eum sacerdos, prosternat se in crucem, canendo septem psalmos penitentiae, adiciens istam orationem (…). Posquam de terra surrexit, confiteatur infirmus omnimodis Deo et sacerdoti omnia peccata sua et reconciliationem ab eo percipiat plenam. Deinde sacerdos faciat letaniam. Post letaniam sanctificet salem et aquam, cum istis orationibus (…). Tunc imprimis sacerdos aspergat super eum salem et aquam benedictam, cum antiphona : Asperges me, domine et cum psalmo Miserere mei (…). Et ponat manum in summitate capitis hominis infirmi et crucem faciat tribus vicibus, dicens (…). Similiter signet eum inter scapulas tribus vicibus, dicens (…). Et sic flectat genua sua qui est languidus et stet ad dexteram sacerdotis et dicat sacerdos hanc prefationem (…). Il s'agit du texte qui s'intitule Ad succurendum his qui a demonio vexantur (Prg CXV), ne sont conservées ici que les passages en italique dans l'édition de C. Vogel et R. Elze qui correspondent aux rubriques écrites en rouge dans les manuscrits.

368.

J. Braun, Der Christliche Altar in seiner geschichtlichen Entwicklung, Munich, 1924.

369.

Domine Deus omnipotens, propritius esto michi peccatori, qui omnes homines vis salvos fieri et ad agnitionem veritatis venire. Suscipe orationem meam, quam fundo ante conspectum clementiae tuae pro famulo tuo, qui, a demonio vexatus, ad misericordiam tuam confugit. Per dominum. (Prg CXV 3).

370.

Sur le mot, voir M. Banniard, "Vrais aveux et fausses confessions du IXe au XIe siècle : vers une écriture autobiographique ?" L'aveu. Antiquité et Moyen Âge, Rome, EFR 88, 1986, p. 215-241.

371.

Composée de formulaires grecs adoptés à Rome par le pape Gélase, et de formulaires franco-gallicans, la litanie commence par Dicamus omnes. Ces formulaires sont la base de la litanie des saints dans laquelle les demandes sont précédées de l'invocation des saints, voir P. de Clerck, "Litanie", Dictionnaire Encyclopédique du Moyen Âge II, p. 898.

372.

Cabrol, "Litanie", DALC IX, p. 1540-1571.

373.

"Ab omni temptatione diaboli, libera nos Domine, Ab omni impugnatione diaboli, libera nos Domine, Ab omni adversitate, libera nos Domine, Ab omni cogitatione mala, libera nos Domine, Ab omni iniquitate, libera nos Domine, Ab omni tribulatione, libera nos Domine, Ab omni inmunditia cordis et corporis, libera nos Domine, Ab omni pestilentia et fama, libera nos Domine, Ab omni temptatione diaboli, libera nos Domine, A captivitate, A periculo maris, Ab instantibus periculis, Warren, Psautier du Xe siècle, chapitre de Salisbury, cité par Cabrol dans article "Litanie", DALC IX, p. 1540-1571.

374.

A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, op. cit., tome I, p. 43-154 pour l'eau bénite et p. 221-229 pour le sel.

375.

O. Böcher, Christus exorcista. Dämonismus un Taufe im Neuen Testament, Stuttgart, 1979, p. 97 et 106.

376.

Le texte utilise le mot latin antiphona.

377.

P.- M. Gy, "La pénitence et la réconciliation" dans L'Église en prière III, p. 125.

378.

Sur l'importance de la musique dans la liturgie médiévale et sa valeur équilibrante, voir O. Cullin, "La voix, le geste et l'intention: la musique médiévale dans la culture Occidentale" dans Moyen Âge, entre ordre et désordre, Paris, Musée de la musique, 2004, p. 36-43 et Brève histoire de la musique au Moyen Âge, manuscrits enluminés des bibliothèques de France, Paris, Fayard, 2002 ; E. Anheim, "Une controverse médiévale sur la musique", Rebue Mabillon, XI, 2000. Voir le numéro de la revue Médiévales 32, 1997.

379.

Sur le signe de croix, voir C. Vogel, "La signation dans l'Église des premiers siècles", La Maison-Dieu, 75, 1963, p. 37-51 ; H. Leclercq, "Croix (signe de la)", DACL III ², p. 3129-3144 ; E. Dinkler, Signum crucis, Tübingen, 1967 ; C. Andersen et G Klein, Theologia crucis - signum crucis (festschrift für Erich Dinkler), Tübingen, J.-C. B. Mohr, 1979 et P. Paravy, "Croix (signe de)", Dictionnaire Encyclopédique du Moyen Age, I, Paris, Cerf, 1997, p. 423-424.

380.

et hoc signum sancte crucis, quos nos fronti eius damus, Prg CXVI 1 ; cum signaculo crucis, Prg CXVII 2 ; per hoc signum sanctae crucis, Prg CXVII 8 ; ecce signum crucis, Prg CXVIII, 1.

381.

Prg CXIX.

382.

Texte cité par C. Vogel, "La signation…", op. cit, p. 40. Voir aussi saint Cyprien, "frons cum signo Dei pura diaboli coronam ferre non potuit, coronae se Domini reservavit", saint Cyprien, De Lapsis, CII, éd Hartel, p. 664.

383.

Grégoire le Grand, Dialogues, III, 7, 6, éd. de Vogüe, tome II, SC 260, p. 282. A. de Vogüe traduit : "Aïe, aïe, une bouteille vide et cachetée !".