- L'appel des candidats et l'ordination

L'appel nominal des candidats a alors lieu. L'ordination de l'exorciste se compose de trois parties : la remise du livre des exorcismes accompagnée des paroles de l'évêque, la lecture d'une préface et sa bénédiction. La remise du livre des exorcismes se présente de la manière suivante dans le pontifical romano-germanique :

‘"Quand les exorcistes sont ordonnés, qu'ils reçoivent de la main de l'évêque le livre où sont écrits les exorcismes tandis que l'évêque leur dit : Recevez et apprenez et ayez le pouvoir d'imposer les mains aux énergumènes, qu'ils soient baptisés ou catéchumènes" 414 .’

Ici, le pontifical romano-germanique reprend les Satuta ecclesiae antiqua 415 en les mettant au pluriel, conformément à la tradition des sacramentaires carolingiens 416 . Ce texte a été écrit en Gaule vers 470 par Gennade de Marseille à partir d'extraits du droit canon et de la liturgie. Il caractérise bien l'époque de transition qu'est la fin du Ve siècle où la préoccupation terrestre prend le pas sur les élans mystiques de l'époque patristique et où les différents ordres ecclésiastiques s'affirment dans leur projet de construire une Église. C'est d'ailleurs dans ce texte qu'est pour la première fois mentionnée l'ordination des exorcistes 417 .

La première phrase du texte indique qu'un livre est remis aux exorcistes. A cette époque, l'essentiel de l'ordination réside dans la remise d'un objet jugé caractéristique de la charge ou porrectio instrumentorum. Cette tradition confère le pouvoir à l'élu et constitue la partie essentielle du sacrement de l'ordre. Les ordres mineurs ont été les premiers à bénéficier de cette traditio instrumentorum dès le Ve siècle, avant que la pratique de la remise des instuments soit introduite dans l'ordination des ordres majeurs, aux IXe-Xe siècles 418 .

Dans un premier temps, les exorcistes reçoivent peut-être des libelli d'exorcismes, simples feuillets dans lesquels les formules sont inscrites, ce qui implique qu'au Ve siècle existe un manuscrit liturgique spécial pour les exorcismes 419 . Nous savons que les premiers formulaires d'exorcisme sur les catéchumènes appraissent dans le sacramentaire gélasien ancien du VIIIe siècle 420 et que les premiers exorcismes sur les possédés se rencontrent dans le missel galican ancien des VII-VIIIe siècle. Il a dû exister très tôt une ou des collections manuscrites de formulaires d'exorcisme qui ont vraisemblablement disparu. Un capitulaire carolingien du IXe siècle oblige le prêtre à posséder avec lui une liste d'ouvrages dont un libellus nécessaire pour faire l'exorcisme sur les candidats au baptême ou sur les possédés, il est désigné par la formule Exorcismum super catechuminum sive super demoniacos 421 . Le prêtre du Haut Moyen Âge est donc tenu de connaître les formules d'exorcisme. Avec le temps, les livres liturgiques évoluant, le livre est peut-être un rituel ou un pontifical, il n'est alors plus donné à l'ordinand qui se contente de le toucher. La tradition manuscrite de ce texte, en particulier dans les pontificaux des XIe et XIIIe siècles, donne quelques précisions concernant le geste accompli au moment de l'ordination. Dans de nombreux manuscrits, il est indiqué que le livre contenant les exorcismes est reçu par l'ordinand de la main droite 422 . Victor Leroquais signale cependant deux exceptions dans lesquelles l'ordinand se contente de toucher le livre ce qui prélude à l'usage moderne où, pour gagner du temps, deux ou trois ordinands à la fois touchent le livre des exorcismes de la main droite 423 .

Dans la phrase que l'évêque dit au candidat, il lui est recommandé d'apprendre les formules d'exorcisme par cœur. Le mot memorie est un ajout du sacramentaire de Gellone du VIIIe siècle 424 . Dans quelle mesure toutes les formules d'un rituel sont-elles apprises par cœur ? La vie de saint Gall donne une réponse partielle en indiquant que l'un des frères du monastère où sont contenues les reliques de saint Gall et où est conduite une possédée, "récite" un exorcisme sur la jeune fille qui lui est amenée 425 . Mais le verbe recitare en latin a plusieurs sens : il signifie à la fois lire un texte à haute voix, prononcer une lecture en public ou réciter une prière. Rien n'est certain, donc, quant à l'apprentissage par cœur de ces textes.

Le rituel d'ordination est composé de la remise, symbolique, du livre des exorcismes, accompagnée d'une formule qui explique le sens du rite qui est conféré par le geste. En ce qui concerne les ordres mineurs et en particulier pour l'exorciste, c'est cette formule qui lui confère la potestas 426 . Ce rite, qui a pu être trop rapidement comparé avec les rites vassaliques ou d'adoubement, doit être compris non comme la concession d'une propriété mais comme un honneur, une dignité conférés en un temps de prière. Attesté en Gaule au Ve siècle, il a probablement une origine préchrétienne ou orientale et indique l'importance du contact physique dans la remise du pouvoir. Ce contact physique avec un objet s'accompagne d'une formule qui commence pour tous les ordres de la même manière : accipe. Selon Angelo Lameri, cette tradition, même si elle a fait fortune par la suite, se comprend dans le contexte de l'Église de Gaule au Ve siècle. Elle offre alors une cérémonie compréhensible et claire à des populations qui ne parlent pas le latin.

La phrase qui est dite aux ordinands, au moment de la remise du livre des exorcismes, leur confère le pouvoir d'imposer les mains aux énergumènes, qu'ils soient baptisés ou catéchumènes. L'imposition des mains a plusieurs sens dans la liturgie chrétienne. Elle peut à la fois signifier la bénédiction, la consécration à Dieu, l'ordination, la transmission des pouvoirs du Saint-Esprit. C'est un geste qui guérit, qui absout et qui peut être utilisé dans les exorcismes 427 . Si aucune mention de l'imposition des mains n'est faite dans le Nouveau Testament au sujet de la pratique des exorcismes par le Christ qui évite tout contact, le geste est mentionné par Origène 428 . Dans la préparation des catéchumènes au baptême, à l'époque où le catéchuménat correspond à une véritable initiation, plusieurs impositions des mains sont accomplies par des clercs, et parmi eux, les exorcistes. Pour F. J. Dölger, l'exorcisme baptismal est constitué par ce geste accompagné d'une adjuration. Ce rite est accompli, selon saint Cyprien, par les exorcistes à chaque réunion des candidats au baptême durant le Carême, puis par l'évêque sur chaque candidat individuellement à la fin de la période préparatoire 429 . Il semble pourtant que les exorcistes ne sont pas toujours associés à ce sacrement, ce qui apporte encore un doute au sujet de la capacité de ce rituel d'ordination à nous renseigner sur les fonctions exactes de cet ordre. La tendance à donner ce pouvoir aux acolytes et aux grades supérieurs est claire dans l'Ordo Romanus XI du baptême qui a dû être compilé vers 700. Dans ce texte, c'est l'acolyte qui exorcise les candidats au baptême 430 . Par ailleurs, Michel Andrieu ajoute que, dans tous les livres liturgiques de l'époque, le sel, l'eau, l'huile nécessaires au baptême, sont exorcisés par le prêtre ou l'évêque. La durée du stage qui devait être fait à ce niveau des ordres mineurs est alors tellement rapide qu'il peut être qualifié "ministère fictif" 431 .

L'imposition des mains dans les exorcismes est essentiellement mentionnée dans ce texte, toujours repris dans les cérémonies d'ordination des exorcistes, il ne semble pourtant pas refléter fidèlement la réalité de la pratique 432 .

Notes
414.

Exorcistae cum ordinantur accipiant de manu episcopi libellum in quo scripti sunt exorcismi, dicente sibi episcopo : Accipite et commendate memorie et habetote potestatem imponendi manum super energuminos, sive baptizatos, sive catechuminos.", C. Vogel, R. Elze, Le pontifical romano-germanique, op. cit., p. 17

415.

Exorcista cum ordinatur accipiat de manu episcopi libellum in quo scripti sunt exorcismi : Accipe et commenda et habeto potestatem imponendi manus super energumenum sive baptizatum sive catechumenum., C. Munier, Les Statuta ecclesia antiqua. Edition - études critiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1960, p. 95.

416.

J. Deshusses, Le sacramentaire grégorien, tome 1, Le supplément d'Aniane, 1971, n. 1795 ; A. Dumas et J. Deshusses, Liber sacramentorum gellonensis, CCSL 159, n. 2510, 2511. Par ailleurs, les canonistes et les liturgistes des XIe-XIIe siècles présentent aussi cette phrase comme celle qui résume le mieux l'ordination de l'exorciste. En particulier Yves de Chartres : Hi enim cum ordinantur sicut ait canon 'Accipiunt de manu episcopi libellum in quo scripti sunt exorcismi, accipientes potestatem imponendi manus super energuminos sive catechuminos, dans De excellentia sacrorum ordinum et de vita ordinandorum in synodo habitus soit le Sermo II dans PL 162, 513-519, texte présenté et réédité par R. E. Reynolds dans "Ivonian opuscula on the ecclesiastical officers", Mélanges Gérard Fransen, Studia Gratiana 20, Bologna, 1976, 311-322. Et bien sûr Gratien Décret, 23, 17, (Fr. 84).

417.

C. Munier, Les Statuta ecclesiae antiqua. Edition, Etudes critiques, Paris, 1960, p. 95-98 et C. Munier "Statuta ecclesiae antiqua" dans A. Di Bernardino, Dizionario patristico e di antichita christiana II, Marietti, Casale Monferatto, 1984, c. 3304-3306. Gratien (Grat. 23, 17, 279) attribue par erreur le texte au IVe concile de Carthage tenu en 398.

418.

Voir A. Lameri, La traditio intrumentorum e delle insegne nei riti di ordinatione. Studio storico-liturgico, Roma, Edizioni liturgiche, 1998 (Bibliotheca Ephemerides Liturgicae 96).

419.

Sur l'importance et la difficile enquête sur les libelli liturgiques, voir E. Palazzo, "Le rôle des libelli dans la pratique liturgique du Haut Moyen Âge, histoire et typologie", Revue Mabillon, 62, (1990), p. 9-36. Peut-être que nous en avons découvert un avec le Vat. Lat 7705 qui date des XIe-XIIe siècle et qui sera étudié plus loin.

420.

Voir plus haut le rituel de l'exorcisme baptismal.

421.

Vers 805, ce capitulaire carolingien exige que les prêtres disposent avec eux des ouvrages nécessaires à l'enseignement des rudiments de la foi comme le Credo et le Pater Noster. Ils doivent pour cela avoir les intruments pour connaître la Bible et er, avoir la Règle pastorale de Grégoire le Grand et tout ce qui est nécessaire à la bonne administration des sacrements. Dans MGH, Capitularia Regum Francorum I, éd. A Boretius, 1883, p. 235, cité par R. Rusconi dans Predicazione e vita religiosa nella societa italiana da Carlo Magno alla Controriforma, Turin, 1981, (Documenti della Storie), p. 27.

422.

Et mox cuilibet appropinquanti sibi, manu dextera recipienti [episcopus] tradit successive librum ipsum, dans BN, ms lat 951, fol. 7v. Et tradat eis pontifex librum in quo scripti sunt exorcismi et accipiendo quilibet una manu desuper, et alia desuper, dans Le Mans, BM, ms 132, fol. 11v ; Paris, BN, ms lat 1224 fol. 54v et 956 fol. 8 ; Auxerre, BM, ms 196, fol. 68. Textes cités par V. Leroquais, Les pontificaux manuscrits des bibliothèques publiques de France, tome 1, 1937, p. XLVI-XLVII.

423.

Hic episcopus dat eis librum exorcismarum ad tangendum, dans Paris, BN, ms lat 946, fol. 20v (XIIes ), et quem cum singuli tetigerint, Paris, BN, ms lat 948, fol. 14v (XIVe s) dans V. Leroquais, Les pontificaux manuscrits, op. cit., p. XLVII.

424.

A. Dumas et J. Deshusses, Liber sacramentorum gellonensis, CCSL 159, n. 2510, 2511.

425.

super eam exorcismum recitavit apparaît à deux reprises dans le texte Vita S. Galli, vers 820, MGH SS II, n. 24, p. 26.

426.

A. Lameri, La traditio intrumentorum, op. cit., p. 47-48.

427.

Sur la définition de l'imposition des mains, F. Cabrol, "Imposition des mains", DACL, 7, 1926, c. 391-413 ; P. Galtier, "Imposition des mains", DTC, 7, 1927, c. 1302-1425 ; G. Cavalli, L'imposition delle mani nella tradizione della Chiesa latina, Rome, 1999.

428.

et exorcistarum manus impositione vehementius imposita super immundos spiritus…, Origène, In librum Iesu Nave, PL 12, col 940.

429.

F. J. Dölger, Der exorcizmus im altchristlischen Taufritual, 1909.

430.

E. C. Whitaker, Documents of the baptismal Liturgy, Londres, 1977, p. 198.

431.

M. Andrieu, "Les ordes mineurs dans l'ancien rit romain", Revue des sciences religieuses, 5 (1925), p. 232-278 et en particulier p. 256 ; J. Gaudemet ajoute "son rôle est très effacé à Rome dès le IVe et le Ve siècle" dans "L'ordre dans la législation conciliaire de l'Antiquité", Etudes sur le sacrement de l'ordre, 1957, (Lex Orandi 22), p. 233-256.

432.

Le signe de croix est par ailleurs, y compris au Moyen Âge, le geste qui signifie le mieux la mise en fuite des démons, mais il n'est pas évoqué dans le rituel d'ordination.