Saint Martin est le premier modèle de saint exorciste dont la vie est connue et diffusée au Moyen Âge. Son prestige d'exorciste est cependant secondaire par rapport à celui qui fait de lui l'évangélisateur de la Gaule et le saint charitable, même si un exorcisme de la liturgie lui est attribué 480 .
La vie de saint Martin a été écrite par Sulpice Sévère, avocat et homme de lettre tout juste converti au christianisme, vers 397 481 . Une première partie présente les actes du saint (chapitres 2 à 11), une seconde partie ses vertus en particulier dans la lutte matérielle et spirituelle contre Satan (chapitres 12 à 14) enfin, son genre de vie constitue un ensemble à part (chapitres 25-27). La partie la plus développée est celle des vertus où est montrée, par des exemples, sa capacité à affronter les païens, opérer des guérisons et des exorcismes, résister aux tentations. Indépendamment de la chronologie, Sulpice Sévère regroupe ce qu'Antoine avait reconnu comme le cœur de la vocation ascétique : le combat spirituel contre Satan 482 . La lutte contre le paganisme est d'abord présentée en Gaule (en Touraine et en Bourgogne) comme une suite d'affrontements où la vertu de la parole s'efface derrière les signes et les actes du thaumaturge : le signe de la croix, la destruction des sanctuaires, les miracles, les tentatives d'assassinat déjouées sont autant de signes de la puissance du saint. Viennent ensuite les guérisons du corps et de l'âme. A Trèves, saint Martin accomplit une guérison et trois exorcismes. Ces miracles font l'objet de descriptions précises et circonstanciées :
‘"A la même époque, un esclave d'un certain Tétradius, personnage proconsulaire, était possédé d'un démon (daemonio correptus), qui le torturait de mortelles souffrances (dolento exitu cruciabatur). Martin fut donc prié de lui imposer la main (ut ei manu inponeret) : il donne ordre qu'on le lui amène. Mais il fut absolument impossible de faire sortir l'esprit mauvais de la cellule (cellula) où il se trouvait : tant il se jetait à belles dents sur les arrivants, comme un enragé. Tétradius se précipite alors aux genoux du bienheureux, en le suppliant de descendre lui-même jusqu'à la maison où l'on détenait le possédé (daemoniacus). Mais alors, Martin se déclare dans l'impossibilité de se rendre chez un incroyant et un païen ; car Tétradius, en ce temps-là, était encore empêtré dans les erreurs du pagananisme. Il promet donc de se faire chrétien si le démon était chassé de son jeune esclave. Aussi, Martin, imposant la main (inposita manu) au jeune esclave, en expulsa l'esprit impur (inmundum ab eo spiritum eiecit). A cette vue, Tétradius crut au Seigneur Jésus, il devint aussitôt catéchumène, et non seulement il fut baptisé peu après, mais il garda toujours une affection extraodinaire pour Martin, l'auteur de son salut.’En ce même temps et dans la même ville, Martin entrait chez un père de famille, quand il s'arrêta juste sur le seuil en disant qu'il voyait un affreux démon dans la cour de la maison. Comme il lui intimait l'ordre de déguerpir, le démon se saisit (arripuit) du cuisinier du maître de maison, qui se trouvait à l'intérieur de la demeure. Ce malheureux entra dans une crise de rage et se mit à déchirer à belles dents tous ceux qui étaient sur son passage : branlebas dans la maison, panique des esclaves, fuite éperdue des habitants. Martin s'élança au devant du furieux (furenti), et, pour commencer, il lui intime l'ordre de s'arrêter. Mais comme l'autre grondait en montrant les dents, et, la bouche grande ouverte, menaçait de le mordre, Martin lui enfonça ses doigts dans la bouche, en disant : "Si tu as quelque pouvoir, dévore-les". Mais alors le possédé, comme s'il avait reçu dans la gorge un fer incandescent, écartait ses dents loin des doigts du bienheureux en se gardant bien de le toucher. Contraint par ces châtiments et ces tortures à fuir le corps qu'il possédait, mais n'étant point autorisé à sortir par la bouche, il fut évacué par un flux de ventre (fluxu uentris egestus est) en laissant derrière lui des traces repoussantes (foeda reliquiens uestigia).
Sur ces entrefaites, le bruit soudain d'une migration et d'une invasion barbares ayant jeté l'alarme dans la cité, Martin ordonne qu'on fasse comparaître devant lui un possédé du démon (daemoniacum). Il lui intime l'ordre de déclarer si cette nouvelle était vraie. Alors ce dernier confessa que dix démons l'avaient assisté pour répandre ce faux bruit dans la population, afin que cette crainte-là, du moins, chassât Martin de cette ville ; mais qu'en fait les barbares ne songeaient à rien moins qu'à une invasion. Ainsi par ces aveux de l'esprit immonde en pleine église, la cité fut libérée de sa crainte et de ses alarmes présentes" 483 .
Les trois exorcismes qui sont racontés dans la Vita Martini contribuent à façonner le modèle du saint exorciste en cette fin de l'Antiquité 484 . Le démoniaque est représenté comme un enragé, image promise à un bel avenir. Par ailleurs, comme plusieurs mentions l'attestent à l'époque, l'exorcisme est fait par une imposition des mains.
Face au second démoniaque, qui déchire tout de ses dents, le saint plonge la main dans sa bouche après avoir intimé l'ordre au démon de quitter ce corps. Martin invente un geste adapté aux cas face auxquels il se trouve. Aline Rousselle reconnaît dans ce geste celui du médecin qui fait vomir son patient comme le conseille Oribase dans l'un de ses textes, car les symptômes de cette possession seraient ceux d'une intoxication par des champignons, les amanites panthère et tue-mouche. Cette intoxication provoque des nausées, des hallucinations et une forte agitation, elle est suivie d'un coma de deux à dix heures et par un rétablissement d'autant plus rapide que le patient a vomi assez vite 485 . La conséquence de ce récit incite les illustrateurs de la Vita Martini à une innovation picturale qui va pourtant à l'encontre de l'idée de vomissement. Dans un manuscrit du XIIe siècle comportant plusieurs libelli hagiographiques, l'exorcisme de saint Martin est représenté parmi d'autres miracles : le possédé a un démon qui sort de ses entrailles car le saint a sa main dans sa bouche (planche 50).
Dans le troisième exorcisme, le démoniaque est présenté au saint, le verbe employé est exhiberi (comparaître) qui est un terme judiciaire. Il est interrogé en vue d'obtenir un aveu, dans l'église, en présence des fidèles 486 . Martin est alors un exorciste-juge qui est investi par la collectivité pour faire connaître la vérité et la soulager de ses craintes 487 . Il incarne l'idéal du saint que réclament les circonstances. Le saint homme est celui qui use de son pouvoir, sa potestas pour ramener l'ordre et la paix dans la communauté des fidèles, il est alors plus un saint-évêque, un saint-exorciste. En effet, le principal repère en cette période d'instabilité politique est l'épiscopat qui est l'une des seules sources d'ordre public en Gaule 488 .
En effet, les exorcismes de Martin ont lieu à Trèves entre 386 et 388, dans un des plus grands centres urbains de l'Occident chrétien, mais aussi dans une ville en décadence, tourmentée par de graves tensions religieuses et politiques. La ville se trouve dans une situation stratégique particulière : dans l'actuelle Rhénanie, elle est à côté du limes fluvial, elle comprend le siège de la préfecture du prétoire et elle est la capitale du diocèse de la Gaule et de la province Belgica prima 489 . Résidence officielle de l'empereur-usurpateur Maxime en 383, elle subit un déclin quand il transfère en 387 la résidence impériale à Milan à l'occasion de la campagne contre Théodose. Ce transfert se justifie par le fait que Milan et son évêque Ambroise ont clairement pris position contre l'arianisme alors qu'à Trèves règne l'hérésie du priscillanisme 490 . Depuis 386, Trèves est une cité déclassée. Ce contexte a des conséquences sur le climat de la ville et semble influencer le troisième récit de Sulpice Sévère. Pour la première fois dans la littérature hagiographique, une crise de possession concerne plus une collectivité qu'un individu particulier 491 . Par ailleurs, au cœur du processus de christianisation et au moment où les hérésies font rage, le diable semble être transporté des campagnes vers la ville pour servir de repoussoir : la première possession n'a d'autre effet que de provoquer la conversion et le baptême du maître de l'esclave.
Ces exorcismes ont un contexte historique précis. Ils sont le véritable point de départ de l'hagiographie médiévale qui, avec des variantes, compose et recompose le modèle du saint homme exorciste dont la Vita Martini présente un type. Il affronte le diable en ne craignant pas le contact physique, mais les adjurations et les menaces au démon sont limitées, les récits sont courts, plus que la parole, c'est le geste que le saint oppose au démon. L'exorcisme de type charismatique s'exprime davantage par des formulations brèves et des gestes que des paroles.
Il s'agit de l'"Exorcismus sancti Martini" du pontifical romano-germanique (Prg CXIX) qui n'est pas plus attribuable à saint Martin que le précédent ne peut l'être à saint Ambroise. Cependant, le titre de ce formulaire d'exorcisme indique sans doute un lien particulier du saint avec la pratique de l'exorcisme, comme le prouvent les miracles racontés par Sulpice Sévère.
Sur toute la présentation suivante, voir Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, 3 tomes, éd. J. Fontaine, SC 133, 134, 135, 1967 désormais abrégé en Vita Martini.
P. Dinzelbacher, "Der Kampf der Heiligen mit den Dämonen", dans Santi e demoni, op. cit.,p. 647-695.
Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, tome I, éd. et trad. J. Fontaine, SC 133, 1967, p. 287-293.
Sur les exorcismes de saint Martin, voir : Clare Stancliffe, Saint Martin and his hagiographer. History and miracle in Sulpicius Severus, Oxford, Clarendon Press, 1983 ; L. Piétri, La ville de Tours du IVe au VIe siècle. Naissance d'une cité chrétienne, Rome, 1983 ; A. Rousselle, "Du sanctuaire au thaumaturge : les guérisons par saint Martin de Tours", dans Croire et guérir. La foi en Gaule dans l'Antiquité tardive, Paris, Fayard, 1990, p. 109-132 ; M. Grana, "Esorcismo e ordine pubblico cittadino : San Matino e Treviri, San Francesco e Arezzo" dans D. Gobbi, Florentissima proles ecclesiae, Trente, 1996 (Bibliotheca Civis X), p. 345-371 et plus particulièrement les pages 345-362 pour les exorcismes de saint Martin.
A. Rousselle, Croire et guérir, op. cit., p. 116. La relation entre médication, exorcisme et guérison est faite pour la même époque mais de manière plus générale par P. Brown dans Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, 1ère éd. 1981, trad. A. Rousselle, Paris, Cerf, 1996, p. 137-162.
Voir Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, op. cit., p. 855-862.
L'importance de la dimension judiciaire de l'exorcisme a été analysée par P. Brown dans Le culte des saints, op. cit., p. 137-162.
La principale thèse de M. Grana dans son article "Esorcismo e ordine pubblico cittadino", op. cit., est de dire que l'exorcisme en tant que miracle a pour sens et pour fonction de rétablir l'ordre public dans la cité qui est menacée par une réalité multiforme présentée sous l'aspect du diable. La possession n'est alors pas un mal individuel mais une souffrance collective, simple symptôme d'un mal plus profond. M. Grana qui s'intéresse à deux exemples, saint Martin et saint François, réclame une recherche qui englobe l'ensemble du Moyen Âge, p. 352. Cette thèse n'est cependant pas différente que celle développée par P. Brown dans "Le saint homme. Son essor et sa fonction dans l'Antiquité tardive", La société et le sacré dans l'Antiquité tardive, 1ère éd. 1982, trad. fr. A. Rousselle, Paris, Seuil, 1985, note 115. Au sujet de ce même passage de la Vita Martini, P. Brown indique : "on voit que c'était une véritable expérience de groupe dans le déclenchement d'une panique de masse par un possédé et son apaisement par saint Martin (…) Les moments d'incertitude touchant l'autorité étaient particulièrement favorables". L'auteur fait d'ailleurs aussi le rapprochement avec saint François "dont les exorcismes chassaient les démons de la discorde". Autre exemple spectaculaire de résolution d'un conflit par l'exorcisme : Théodore de Sykéôn met fin aux conflits de bornage du village, P. Brown, op. cit., p. 72.
Sur Trèves et son importance monumentale et stratégique au IVe siècle : N. Gauthier, L'évangélisation des pays de la Moselle, Paris, 1980 ; P. M. Duval, La Gaule jusqu'au milieu du Ve siècle, Paris, 1971.
Sur l'affaire des Basiliques à Milan, voir "Chronique d'un conflit, l'affaire des Basiliques en 386" dans dir. A. Mandouze, Histoire des saints et de la sainteté, tome 3, 1987, p. 58-59.
Sur tout ce contexte et son interprétation voir M. Grana, "Esorcismo e ordine pubblico cittadino", op. cit., p. 348-350.