- Les Dialogues de Grégoire le Grand

Les récits d'exorcismes racontés dans les Dialogues de Grégoire le Grand sont une autre étape dans la construction du modèle du saint exorciste 492 . Le diacre Pierre ayant mis en doute l'existence des thaumaturges en Italie, Grégoire se propose de raconter ce qu'il sait de leurs vies et de leurs miracles dans un ouvrage qu'il rédige entre juillet 563 et novembre 594. Plus de 200 récits de miracles, des signes de Dieu qui révèlent la vertu d'un saint, sont consignés dans ce texte. Parmi tous ces récits, onze seulement sont consacrés à décrire des exorcismes sur des possédés. Tous ces textes sont résumés et réunis dans le tableau de l'Annexe 5.

Avant d'analyser ces récits en eux-mêmes, il convient de voir la place qu'occupe le diable dans ce texte afin de mieux évaluer l'importance des miracles d'exorcisme dans l'ensemble. Selon Sofia Boesch Gajano, le diable a une présence continue et une variété de fonctions importantes dans l'œuvre de Grégoire le Grand 493 . Il est présenté dans ce texte comme l'instigateur du péché, le tentateur qui inflige bien des épreuves au saint. Mais il apparaît aussi sous une forme plus petite, plus humaine, plus accessible.

L'exorcisme fait parfois l'objet d'un récit approfondi décrivant les affres de la possession et des rebondissements imprévus (textes 2, 5), mais Grégoire le Grand ne semble pas vouloir particulièrement insister sur ce type de miracle. Les possédés sont des hommes, des femmes et des enfants, mais nombreux sont aussi les moines qui ont à souffrir de ce mal. Les Dialogues évoquent en effet un certain nombre de miracles en milieu monastique. Ainsi, la possession n'est plus la caractéristique des peuples païens, des hérétiques 494 et des magiciens, comme l'a déjà montré la Vita Martini, elle est aussi une réalité des monastères où le démon entre pour dénoncer les péchés des hommes et tourmenter ceux qui se consacrent à Dieu. Un des récits de possession qui a eu le plus de succès au Moyen Âge, car il réapparaît dans de nombreuses sommes d'exempla, est celui de la moniale qui mange une laitue sans la bénir et qui est possédée (texte 1) 495 .

Les techniques utilisées pour accomplir l'exorcisme sont multiples, elles vont au-delà du jeûne et de la prière requis par le Christ. Cette dernière est, malgré tout, nettement dominante dans ces textes, elle est mentionnée à cinq reprises pour son efficacité contre le diable (textes 2, 4, 5, 8, 11). Le jeûne quant à lui est évoqué une fois (texte 11) et saint Benoît recommande à l'un des clercs qu'il a guéri de ne pas manger de viande (texte 5). L'adjuration ou l'ordre intimé au démon de partir du corps qu'il possède est employé deux fois (textes 1, 10). Quant au signe de croix, il n'est mentionné qu'une seule fois (texte 8). Les saints présentés dans ces récits n'utilisent jamais, dans leurs exorcismes, l'imposition des mains qui est employée par Martin ou saint Ambroise. Dans cette deuxième moitié du VIe siècle, il est peut-être nécessaire de distinguer clairement un geste qui releve de l'exorcisme baptismal.

Des objets et des gestes surprenants contribuent à insister sur la grande liberté dont les saints disposent pour guérir les possédés. En référence à l'ascétisme monastique, saint Benoît a recours au coup de bâton ou à la giffle (texte 6) pour déloger le démon 496 .

Les reliques des saints sont utilisées pour leur efficacité contre le diable. Dans le texte 2, l'apparition des reliques de saint Sébastien déclenchent la possession, révèlent au grand jour l'état de la pécheresse, et c'est la nappe d'autel qui est utilisée pour la guérir. Cet emploi de la nappe rappelle que, selon Grégoire de Tours, les possédés sont souvent guéris en étant couverts de l'opertorium ou palla posé sur les reliques de saint Julien à son autel 497 . Enfin, saint Benoît préconise dans le cas d'un moine, un jeûne et l'interdiction de prétendre aux ordres ecclésiastiques (texte 5) 498 .

Deux exorcismes de cette série sont à isoler en raison de leur originalité. Le premier d'entre eux montre que la procédure d'exorcisme peut être un échec si le prêtre se montre présomptueux de sa réussite (texte 2). Cet exemple prouve que le miracle ne peut être obtenu par tout individu mais qu'il repose sur la vertu de l'exorciste. Les Dialogues présentent aussi le cas exceptionnel d'une moniale exorciste (texte 10). Cet exemple est d'autant plus surprenant que Grégoire le Grand calque ce miracle sur l'exorcisme accompli par le Christ contre les possédés de Gérasa (Mt. 8, 31) 499 . De même que la légion de démons qui s'adresse au Christ lui demande de la laisser aller dans le troupeau de porcs qui se trouve à côté, de même, le démon qui possède le paysan demande à aller quelque part, il est expulsé vers un goret. Cet exorcisme met ainsi en relief la faiblesse du démon, mais fait aussi le portrait d'une moniale évangélique.

Les Dialogues de Grégoire le Grand donnent une autre dimension au saint exorciste. Alors que saint Martin fait des exorcismes en s'impliquant physiquement mais en ne prononçant pas beaucoup de paroles, les saints décrits par Grégoire le Grand ont le choix entre de multiples gestes et objets pour exorciser le diable. Imitant le Christ, ils n'ont pas recours à des adjurations très longues.

Notes
492.

Grégoire le Grand, Dialogues, éd. A. de Vogüé et P. Antin, SC 251, 260, 265, 1979.

493.

S. Boesch Gajano, "Demoni e miracoli nei Dialogi di Gregorio Magno" dans Hagiographie, culture et sociétés, IVe-XIIe siècles, colloque de Nanterre 1979, Paris, Etudes Augustiniennes, 1981, p. 263-281.

494.

Grégoire le Grand mentionne le cas d'une église des ariens qui correspond à l'église Sainte-Agathe dans le Quirinal, le diable se promène sous la forme d'un goret c'est-à-dire d'un petit porc (III, 30, 1-6, p. 379-383).

495.

Voir le chapitre VII sur les figures de la possession au XIIIe siècle.

496.

Benoît use de la uirga comme l'abbé de Fondi (Grégoire le Grand, Dialogues, I, 2, 8). Saint Isaac se couche sur le possédé (texte 9) de même que saint Benoît se couche sur l'enfant mort (Grégoire le Grand, Dialogues, II, 32, 3).

497.

Grégoire de Tours, De virtutibus S. Iuliani, 42 [BHL 4541].

498.

Ce texte fait référence à la pratique d'écarter de la cléricature les anciens possédés, voir plus haut, chapitre III.

499.

Mt 8, 31 indique que la légion de démons se rend dans le troupeau de porcs. Cette figure est utilisée dans plusieurs textes pour montrer que le diable ne peut rien sans la permission de Dieu. Grégoire s'inspire ici de Cassien, Conférences, 7, 22, 1, p. 265 qui l'utilise au sujet de Job, même utilisation par Athanase dans la Vie de saint Antoine 29, 4-5.