- Les saints exorcistes en Orient au VIe siècle

Le monde byzantin connaît du Ve au VIIe siècles, une multiplication des récits d'exorcisme dans les vies de saints 500 . Les démons sont alors partout. Comme l'avait déjà indiqué Athanase dans la Vie d'Antoine (v. 295-373) 501 , ils sont dans les anciens lieux de culte païens, dans les tombeaux, la montagne, des lieux sacrés mal entretenus, des maisons abandonnées, les lieux déserts, l'eau, la viande, etc 502 .

Dans l'ensemble des saints byzantins, la Vie de Théodore de Sykéôn, évêque et ermite (vers 527/565-613), dont le récit a été fait par le moine Géôrgios peu après sa mort est significative de la place accordée à l'exorcisme 503 . Théodore est essentiellement un thaumaturge et un exorciste, les deux mots étant synonymes 504 . Dans le monde byzantin en effet, la maladie, le mal, les difficultés sous toutes leurs formes, sont représentés par des démons. Sauver les hommes, les guérir des maux dont ils souffrent, c'est mettre en fuite les démons et c'est donc faire des exorcismes. Comme le remarque Peter Brown, les crises de possession sont en général provoquées par un individu entreprenant qui a tenté de modifier à son avantage les bornages immémoriaux du village 505 . La crise conduit les membres de la communauté à désigner formellement un agent guérisseur autorisé sur lequel le patient et ses compagnons peuvent focaliser leurs espoirs et isoler l'élément perturbateur.

Cette accumulation d'exorcismes est vue d'un mauvais œil par les auteurs occidentaux qui ont tendance à y voir de la vantardise. Dans les Dialogues, Sulpice Sévère fait le récit d'un moine renommé d'Orient qui pratique les exorcismes avec succès et qui est remarqué de tous. De ces multiples guérisons, il finit par concevoir une vanité dont il est conscient. Il demande alors à Dieu de le laisser subir l'état de possession dont souffrent ceux qu'il guérit. Il devient donc démoniaque et, après cinq mois de souffrances, est guéri du diable et de la vanité 506 . Cet exemple est à rapprocher de la figure du saint fou très présente en Orient, la folie du saint constitue une étape importante dans sa connaissance du mal qu'il a à guérir 507 .

Cette hagiographie qui fait la part belle au diable est particulière à l'hagiographie orientale. Ces textes développent une onomastique démonique mi-savante, mi-sérieuse qui emprunte au procédé de l'épopée et qui s'éloigne de la démonologie plus conceptuelle de l'Occident 508 . Les saints aux prises avec les démons sont nombreux, même si les possédés n'ayant jamais pu recevoir d'exorcismes ont pu exister : certains saints ont volontairement éludé la question, par crainte de sombrer dans la vanité ou le spectacle permanent 509 .

Si l'on s'en tient à l'hagiographie, la figure du saint homme est très souvent celle d'un saint exorciste, l'expulsion des démons étant son mode d'action essentiel.

Notes
500.

Sur l'importance des récits miraculeux à Byzance à cette époque et par la suite, voir M.-F. Auzépy, "L'évolution de l'attitude face au miracle à Byzance (VIIe-IXe siècle)", dans Miracles, prodige et merveilles au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995 (Série histoire ancienne et médiévale 34), p. 31-46.

501.

Athanase, Vie d'Antoine, éd. G. J. M. Bartelink, SC 400, 1994.

502.

Voir A. J. Festugière, Les moines d'Orient I. Culture ou sainteté. Introduction au monachisme oriental, Paris, Cerf, 1961, p. 23-39.

503.

A. J. Festugière, Vie de Théodore de Sykéôn, Société des Bollandistes, 1970 (Subsidia Hagiographica 48), 2 tomes ; voir aussi M. Kaplan, "Les sanctuaires de Théodore de Sykéôn" dans Les saints et leur sanctuaires, textes, images et monuments, Paris, Publications de la Sorbonne (Byzantina Sorbonnensa 11). De manière plus générale, sur Théodore de Sykéon et les saints de l'époque, voir P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, Cerf, 1986 ; du même La société et le sacré dans l'Antiquité tardive, Paris, Seuil, 1985 et la lecture de la Vita faite par Peregrine Horden, "Possession without exorcism" dans Maladie et société à Byzance, Spolète, 1993 (Collectanea 3), p. 1-19.

504.

Un ensemble de 37 récits d'exorcisme dont 26 sur des hommes et 11 sur des femmes.

505.

P. Brown, La société et le sacré, op. cit., p. 72.

506.

Duo uobis praeclara memorabo : quorum unum egregium erit aduersus inflationem miserae uanitatis exemplum, alterum aduersus falsam iustitiam non mediocre documentum. Quidam ergo sanctus, fugandorum de corporibus obsessis daemonum incredibili praeditus potestate, inaudita per singulos dies signa faciebat. Non solum enim praesens, neque uerbo tantum, sed absens quoque interdum cilicii sui fimbriis aut epistulis missis corpora obsessat curabat. Hic ergo mirum in modum frequentabatur a populis ex toto ad eum orbe uenientibus. Taceo de minoribus : praefecti comitesque ac diuersarum iudices potestatum pro foribus illius saepe iacuerunt. Episcopi quoque sanctissimi, sacerdotali auctoritates deposita, contingi se ab eo adque benedici humiliter postulantes, sanctificatos se ac diuino munere inlustratos, quotiens manum illius uestemque contingerant, non inmerito crediderunt. Hic ferebatur omni potu in perpetuum penitus abstinere ac pro cibo - tibi, Sulpici, in aurem loquar, ne Gallus hoc audiat - sex tantum caricis sustentari. Interea sancto uiro ut ex uirtute honor, ita ex honore uanitas coepit obrepere. Quod malum ille ubi primum potuit in se sentire grassari, diu multumque discutere conatus est, sed repelli penitus uel tacita conscientia uanitatis perseuerante uirtute non potuit. Ubique nomen eius daemones fatebantur : excludere a se confluentium populos non ualebat. Uirus interim latens serpebat in pectore, et cuius nutu ex aliorum corporibus daemones fugabantur, se ipsum occultis cogitationibus uanitatis purgare non poterat. Totis igitur precibus conuersus ad Deum fertur orasse, ut permissa in se mensibus quinque diabolo potestate similis his fieret, quos ipse curauerat. Quid multis morer ? Ille praepotens, ille signis adque uirtutibus toto Oriente uulgatus, ille ad cuius limina populi ante confluxerant, ad cuius fores summae istius saeculi se prostrauerant potestates, correptus a daemone est retentus in uinculis : omnia illa, quae energumeni solent ferre, perpessus quinto demum mense purgatus est non tantum daemone, sed, quod illi erat utilius adque optatius, uanitate, Sulpice Sévère, Dialogus, I, 20, éd. C. Halm, CSEL 1, 1866, p. 172.

507.

P. Cesaretti, I santi folli di Bizanzio. Vite di Simeone e Andrea, Milan, 1990 ; l'image du "fol.en Christ" se retrouve dans la chrétienté russe.

508.

P. Boulhol, "Hagiographie antique et démonologie. Notes sur quelques Passions grecques (BHG 962², 964 et 1165-66)", Analecta Bollandiana, 112 (1994), p. 255-303. Cette différence en rappelle une autre signalée à propos de la liturgie. Louis Delatte indique que les offices byzantins d'exorcisme sont beaucoup plus riches que les Occidentaux en noms de diable et qu'ils s'inscrivent probablement en conformité avec l'héritage grec, dans Un office byzantin d'exorcisme, Mémoire de l'Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1957.

509.

Peregrine Horden, "Possession without exorcism" dans Maladie et société à Byzance, Spolète, 1993 (Collectanea 3), p. 1-19.