Entre le VIe et le XIe siècle, des évolutions sont perceptibles dans les récits d'exorcisme des vies de saints, comme Michel Rubellin l'a montré 511 dans une étude menée à partir des vies de saints éditées dans les Monumenta Germaniae Historica Scriptores Rerum Merovingicarum, tomes III à VII inclus. Sur un ensemble de 132 vitae, l'auteur a retenu 58 épisodes diaboliques au sens large qui vont des simples apparitions aux épisodes de possession. Cette méthode présente l'intérêt de réunir un large éventail de vies de saints et permet d'établir des tendances chronologiques. Pour Michel Rubellin, dans les vies les plus anciennes, les cas de possession sont les plus nombreux, ensuite, du VIIIe au XIe siècles, ils sont plus rares et changent de nature. La comparaison avec les résultats obtenus par André Goddu qui a utilisé les tomes du mois d'octobre des Acta Sanctorum confirme cette tendance 512 . L'auteur obtient trois résultats : le nombre de lignes total concernant le récit des exorcismes par siècle, les mentions de longueurs ou de difficultés dans le récit, le nombre de mentions d'exorcismes par siècle. Les résultats sont les suivants : les mentions d'exorcismes sont assez nombreuses au VIe siècle et deviennent quasiment nulles aux IXe et Xe siècles. Le nombre et la longueur des récits reprennent au XIe siècle, pour atteindre un sommet au XIIIe siècle. Même si ces tendances sont fort éclairantes, il convient, avec Nancy Caciola qui critique l'approche d'André Goddu, de conserver une grande prudence dans leur utilisation 513 . Dans l'immensité des vies de saints du Moyen Âge, quelques tomes des Acta Sanctorum ne sont pas forcément significatifs et les vies de saints ne sont pas toujours précisément datées, deux éléments qui rendent impossible la construction de statistiques fiables.
Il me semble néanmoins que les conclusions auxquelles Michel Rubellin parvient sont éclairantes. Dans les vitae les plus anciennes, c'est-à-dire qui correspondent à la période allant du VIe siècle à la première moitié du VIIIe siècle, les cas de possession sont plus nombreux par rapport aux apparitions du diable, ce dernier surgit de façon imprévisible, et se plaint souvent. La chrétienté est alors affrontée globalement au mal et à son incarnation qui définit et renforce sa cohésion par rapport à lui. La société mène une offensive vigoureuse contre le diable qu'elle chasse de corps en corps, il s'en lamente. Le diable est un opposant qui peut se montrer brutal et agressif. La société chrétienne fait alors bloc contre le mal qu'elle peut faire reculer de manière dynamique.
Dans la seconde moitié du VIIIe siècle et jusqu'au XIe siècle, les cas de possession sont moins nombreux mais correspondent à des châtiments de Dieu, les attaques diaboliques sont personnalisées et elles sont en mesure de miner la cohésion de la société. Le diable se manifeste davantage sous la forme d'apparitions à un seul individu, alors que les cas de possession supposent un public important. Ceci révèle une société chrétienne plus tournée sur elle-même et soucieuse de son organisation interne, ce qui se comprend dans le contexte de la renovatio carolingienne.
Le diable a favorisé l'émergence de personnages capables de lutter contre lui : les saints. Deux catégories de saints apparaissent au cours de ce Haut Moyen Âge : ceux qui ne s'embarrassent pas de longs discours, font le signe de croix, se contentent d'un ordre bref et ferme au démon. Cet exorcisme de type charismatique domine dans les vitae les plus anciennes. Mais une autre tendance apparaît dans les vies plus récentes. La lutte contre le démon se ritualise : sur le tombeau de saint Maximin de Trèves, les guérisons sont plus nombreuses lors de la fête du saint. Dans la vie de saint Rémi de Reims, la victime du démon participe à sa guérison par des jeûnes et des prières. C'est l'époque du développement de l'exorcisme liturgique, le saint est en voie de cléricalisation.
A travers ces analyses, le Haut Moyen Âge apparaît comme le moment où se met en place l'opposition entre exorcisme liturgique et exorcisme charismatique auparavant, le second semble prévaloir dans l'hagiographie. Désormais, la figure du saint, un clerc qui exorcise, se développe.
M. Rubellin, "Le diable, le saint et le clerc : deux visions de la société chrétienne au Haut Moyen Âge" dans dir. M. Sot, Haut Moyen Âge. Culture, éducation et société, études offertes à Pierre Riché, Nanterre, 1990, p. 265-272.
A. Goddu,"The failure of exorcism in the Middle Ages", in dir Albert Zimmermann, Sociale Ordnungen im selbstverständnis des Mittelalters, New York, Walter de Gruyter, 1980, p. 540-557.
N. Caciola, Discerning spirits. Divine and demonic possession in the Middle Ages, Ithaca and London, Cornell University Press, 2003.