- Les exorcismes du vivant du saint

Tous les saints qui accomplissent les exorcismes de leur vivant sont des clercs prestigieux. Arnoul est évêque de Soissons. Léon IX est pape. Poppon est moine, abbé réformateur de Saint-Vanne et nommé pape. Saint Romuald, quant à lui, appartient au clergé régulier, un temps moine à Sant' Apollinare in Classe à Ravenne, il devient ermite, est nommé abbé du même monastère par Otton III, mais abandonne la charge en raison de l'hostilité des moines à sa rigueur. C'est l'ermite et le fondateur de l'ordre des Camaldules que Pierre Damien exalte dans sa biographie.

Les saints accompagnent leur prière de gestes : le signe de croix 568 , la projection de l'eau bénite 569 , le don au possédé d'un grain de sel 570 , de pain bénit 571 ou enfin un soufflet 572 . Aux XI et XIIe siècles, la bénédiction est un mode d'action direct qui est privilégié par les saints 573 . Ces gestes se retrouvent dans le pontifical romano-germanique. En revanche les autres gestes, accomplis par Léon IX ou saint Romuald, font à nouveau la preuve de la grande liberté dont sont capables d'user les saints hommes, face au diable, et rappellent ceux des saints italiens présentés par Grégoire le Grand.

La Vie de saint Romuald (c. 952-1027) rédigée par Pierre Damien vers 1042-1043 est particulière en raison du caractère exceptionnel du saint lui-même, de l'auteur de ce texte et de la manière dont les exorcismes y sont racontés. Romuald, fils du duc de Ravenne, est à l'origine du renouveau de l'érémitisme aux alentours de l'an mil en Italie. De son côté, Pierre Damien (1007-1072), son hagiographe, a participé à la réforme de l'Église au XIe siècle en devenant cardinal-évêque d'Ostie après avoir mené une vie d'ermite sur les traces de saint Romuald. Ce dernier proposant un retour à l'érémitisme, Pierre Damien présente un saint en lutte contre les démons et sans cesse assailli par eux, dans la filiation directe des vies des saints du désert 574 . La lutte contre le diable, figure des péchés et de toutes les tentations, a une place importante au cœur de cette spiritualité qui opère un retour à l'idéal érémitique de la fin de l'Antiquité.

Ici, c'est par la parole et le ton de l'ordre que le saint met en fuite le démon qui le tourmente, mais les larmes, très présentes dans cette vie sont aussi une arme efficace contre lui 575 . A l'image des vies des saints du désert, les scènes de possession et d'exorcisme sont peu nombreuses dans la vie de saint Romuald, mais elles sont significatives de cette spiritualité.

La première possédée est la femme d'un homme qui choisit de rejoindre Romuald 576 . Pierre Damien la décrit devenue folle, sans la qualifier de possédée mais en indiquant qu'elle se comporte comme si elle l'était 577 . Cela traduit une certaine distance vis-à-vis du phénomène de la possession, le diagnostic ne pouvait être fait à la légère. Ce texte raconte le moment de la conversion d'un laïc qui décide de quitter le monde pour rejoindre Romuald. Ce choix important pour l'individu concerné et pour le saint qui étend l'influence de son mode de vie et de sa spiritualité est dramatisé par l'incident de la folie de la femme. Ce n'est pas un exorcisme mais une bouchée de pain qui met fin à son état. Pierre Damien explique en effet l'habitude du saint de donner aux frères sa bénédiction avec du pain ou un fruit. Il s'agit des eulogies, dons bénits utilisés en signe d'amitié spirituelle au Haut Moyen Âge en milieu clérical et surtout monastique. Ces dons qui sont des aliments, permettent au saint homme de réaliser une guérison à distance, un miracle sans le savoir. Un autre texte est construit sur le même modèle. Dans ce cas, il s'agit d'un possédé 578 , le saint lui donne la bouchée de pain qui le guérit. Ce récit est sobre : le possédé n'est pas hors de lui-même, comme ont tendance à le montrer la plupart des auteurs de l'époque. Pierre Damien présente un miracle qui s'apparente à ceux des Évangiles où la simple présence du Christ, un geste ou l'une de ses paroles peuvent guérir.

Ainsi, la Vie de saint Romuald présente des miracles simples, dans lesquels le diable ne représente pas une véritable menace. Satan met le saint à l'épeuve au début de sa conversion, de manière directe et violente, le triomphe sur Satan est individuel. La modestie de l'ermite et de son biographe consiste à ne pas multiplier les miracles spectaculaires qui vont à l'encontre d'une sainteté simple et immédiate. Même après sa mort, les miracles se font instantanément, aucun clerc n'intervient, seule sa relique est efficace contre le diable 579 . La capacité de Romuald à venir à bout de la présence des démons est transférée aux frères de son ermitage, comme Jésus donna aux Apôtres le soin de mettre en fuite les démons. Dans une lettre à l'abbé Didier du Mont-Cassin datée de l'hiver 1063-1064, Pierre Damien raconte avec tendresse ses souvenirs de sa rencontre avec les disciples du saint à Fonte Avellana. Jean, le prieur du lieu, fatigué et malade sur son lit est visité par un démoniaque qui l'agresse de gestes obscènes. Par une phrase d'exorcisme dans laquelle il indique qu'il agit à la manière du saint, le frère parvient à libérer le démoniaque 580 . Tout, dans l'attitude du saint, montre sa réticence à promouvoir ses miracles et à en faire la publicité. C'est presque à son corps défendant qu'il procède à des exorcismes. Même si les gestes accomplis par Romuald ne sont pas ceux du Christ, il inaugure un type de miracle qui correspond à un authentique retour à la simplicité évangélique.

Ces exorcismes peuvent être rapprochés de ceux racontés par le biographe du pape Léon IX dans sa Vita écrite entre 1050 et 1060. Le rapprochement de ces deux dossiers hagiographiques s'explique par le fait que Léon IX et Pierre Damien se sont beaucoup fréquentés à la cour pontificale au milieu du XIe siècle 581 . Le saint est en train de dire la messe, il en est au canon et à la consécration de l'eucharistie. Le sacrifice de la messe étant perturbé par l'arrivée d'un démoniaque accompagné par la foule, le saint se contente de faire le signe de croix à distance, et parvient ainsi à le guérir 582 . Ces textes, par leur simplicité, peuvent être comparés à ceux de la Vita Romualdi. Les circonstances de ces miracles ne sont pas les mêmes, l'ermitage de saint Romuald ne peut être comparé aux églises remplies, ni la vie d'ermite à celle du pape, qui prononce une messe de dédicace ou la messe de Pâques, mais l'esprit des miracles de saint Romuald se retrouve.

‘"Un autre jour qu’il était dans ce même endroit à psalmodier, seul avec un clerc, voici qu’entra un paysan accompagné de sa fille atteinte de folie (insanam) ; il gémissait, affirmant qu’elle ne cessait de subir les tortures du démon et, en larmes, suppliait le pape de la délivrer grâce à ses saints mérites. Le pape miséricordieux tenta de résister à ses suppliques, lui conseillant d’implorer les suffrages des saints dont le lieu conservait en grand nombre les reliques. Mais le paysan s’obstinait dans sa décision, ou plutôt s’en tenait fermement à la certitude de sa foi inébranlable, répétant qu’il ne partirait pas sans avoir obtenu le secours de Dieu grâce à sa bénédiction. Aussi le saint homme, vaincu par son obstination, trouva-t-il un grain de sel non loin de là, le bénit et, tout en invoquant le nom du seigneur, l’introduisit dans la bouche de la jeune fille ; le démon fut aussitôt expulsé au milieu de sang purulent, et le père retourna tout joyeux chez lui avec sa fille qui était guérie. On pourrait raconter encore bien des choses admirables à propos du bienheureux, mais il me faut reculer devant la lassitude du lecteur ou l’incrédulité de l’auditeur : c’est pourquoi je vais brièvement raconter sa mort et terminer ainsi mon ouvrage." 583

Le pape résiste à la demande de guérir la jeune démoniaque avant de céder à l'insistance de son père. Comme saint Romuald donne du pain bénit au garçon, Léon IX met un grain de sel, lui aussi bénit, dans la bouche de la jeune fille. Nous avons vu que le sel comme l'eau ont une place très importante dans les liturgies purificatoires comme le baptême et l'exorcisme.

Si la liturgie de l'exorcisme semble beaucoup se développer au tombeau de certains saints et du vivant de quelques autres, le modèle de l'exorcisme charismatique subsiste dans les vies de saints du XIe siècle qui prônent, dans leur critique de l'Église, un retour à l'évangélisme. Les représentations des saints en train d'exorciser les possédés nous offrent-elles d'eux une autre image ?

Notes
568.

Le signe de croix est accompli par Hugues abbé de Cluny : Vir autem sanctus, dum mulierem illam horribilem vidit, in se aliquantulum stupefactus se primo signo Crucis muniens, post insanam mulierem, oratione praevia, aqua benedicta circumsignans, solus ad sepulcrum Martyris vadit, ipsum pro infelici muliere cum lacrymis oraturus, Miraculorum S. Eutropio, n. 22, p. 749. Le pape Léon IX a lui aussi souvent recours au signe de croix : "Aussi le serviteur du Christ, sur le point de commencer le canon, ne pouvant supporter ce tumulte au moment où il se disposait à diriger son âme tout entière vers Dieu, fit-il de loin un signe de croix, puis imposa le silence de la main." Vita S. Leonis, p. 93. "La voyant en proie à une frénésie sans répit, incapable de supporter le tumulte de ces gens qui traînaient la femme enchaînée, il se trourna vers eux, fit le signe de croix, et leur intima l'ordre de ne pas approcher", Vita S. Leonis, p. 99.

569.

Vita Popponis, n. 21; Miraculorum S. Eutropio, n. 22, p. 749 ; Miraculorum S. Winnoco ;

570.

Vita S. Leonis, p. 119.

571.

Vita S. Romualdi, p. 101 et 102.

572.

alapam tantum, ut alter Benedictus, in faciem illi dedit, Vita Popponis, p. 291-316, n. 21. Le soufflet donné par saint Benoît est évoqué dans les Dialogues de Grégoire le Grand, comme nous l'avons évoqué plus haut.

573.

Voir. P. A. Sigal, L'homme et le miracle, op. cit., p. 20-24.

574.

"Toutefois, le diable assaillait Romuald par les tentations nombreuses et variées qu’il lui envoyait, surtout au début de sa conversion et le diable entraînait son esprit qu’il attisait par de nombreux vices, tantôt lui rappelant quelles choses et combien l’homme agissant eût pu acquérir dans le siècle, tantôt il lui ramenait à la mémoire les choses qu’il n’a pas laissé en héritage à des parents qui le désirent ardemment, tantôt, il l’accusait de faire des choses de trop peu d’importance et d’aucun mérite, tantôt lui inspirant l’horreur d’une si grande épreuve, il lui promettait l’espace d’une longue vie. O combien souvent, frappant lui-même sa cellule, il le réveilla alors qu’il s’était à peine endormi et, comme si l'aurore arrivait, il le mena à travers toute la nuit ! Pendant presque cinq ans, le diable resta couché pendant la nuit sur ses pieds et sur ses cuisses pour qu’il ne puisse pas facilement se retourner d’un côté ou de l’autre et l’accabla du poids de ses cauchemars. Qui pourrait expliquer quelle grande quantité de bêtes frémissantes de vices il supporta ? Combien souvent il mit en fuite des esprits mauvais qui étaient présents par de très forts reproches ? D’où venait qu’un frère se rendait, poussé par quelque nécessité au temps du silence dans sa cellule ; aussitôt, le soldat du Christ, comme d’habitude prêt au combat, estimant qu’il s’agissait du diable lui-même, l’interpellait d’une voix claire en disant : “Que fais-tu de cette manière honteuse ? Que fais-tu dans le monastère, toi qui es tombé du ciel ? Pars, chien immonde ; disparais, couleuvre endormie”. Donc, il déclarait ces paroles et d’autres et ajoutait qu’il s’était toujours tenu au combat contre des esprits malins, s’étant muni des armes de la foi contre les ennemis qui le provoquaient sur le champ de bataille", Vita B. Romualdi, p. 26-27.

575.

Sur l'importance du don des larmes au XIe siècle, dans la spiritualité de Pierre Damien et de Jean de Fécamp, voir P. Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge. Un instrument spirituel en quête d'institution, Paris, Albin Michel, 2000, p. 171-195. P. Nagy indique le processus par lequel Romuald est libéré de la menace diabolique : "la puissance du verbe d'invocation provoque l'évanouissement des démons et l'arrivée des flots de larmes de soulagement et d'amour", p. 175.

576.

"Un laïc nommé Arduin, vint se donner à Romuald pour recevoir l'habit monastique, puis il rentra chez lui pour mettre de l'ordre dans ses affaires", Vita Romualdi, 1

577.

"Quand son épouse le vit arriver, la femme envahie par une immense fureur se mit à crier contre lui et dit : "Ainsi, mon bonhomme, tu viens de chez cet hérétique et vieux séducteur et que tu me laisses malheureuse et dépourvue de toute consolation humaine ?" Et ayant dit cela, elle sombra immédiatement dans la folie (in amentiam vertitur), se mettant à s'agiter comme si elle était possédée du démon (et ita furere et conquassari cepit ac si patenter a demonio vexaretur)", Vita Romualdi, 1

578.

"Une autre fois, on amena au saint homme un enfant possédé (demoniacus)" Vita Romualdi, 2. Son comportement n'est pas décrit, Pierre Damien ne semblant pas vouloir céder aux représentations spectaculaires de la possession.

579.

"Un frère, qui avait été le disciple du saint homme, avait donné au monastère une petite chapelle pour le repos de son âme. Il envoya pour cet oratoire un morceau du cilice du saint homme et demanda qu'il soit déposé avec honneur sur l'autel. Mais le messager négligea de faire comme il lui avait été demandé et laissa la relique dans un trou du mur sans autre précaution. Or il arriva par la suite qu'un démoniaque (demoniacus) fut amené dans cette église. Comme il se trouvait au milieu, tournant la tête de tous côtés, il regardait tous les détails. Or voici qu'il se mit à fixer farouchement, d'un regard plein de menaces l'endroit du mur où se trouvait le cilice du saint. Il se mit alors à s'écrier bruyamment : "Il me chasse, il me chasse !" ("Ille me eicit, ille me eicit"). Et pendant qu'il criait ainsi, le démon fut expulsé.", Vita Romualdi, 3.

580.

In hac etiam heremo Fontis Avellani, ubi nunc habito, prior quidam fuerat nomine Iohannes, qui lentis quibusdam infirmitatibus macilentus videbatur semper et gracilis. Hac itaque sui corporis inbecilla tenuitate confisus sepe iacens in lectulo completiorum decurrebat. Accidit autem, ut daemoniacus quidam non procul abesset, qui multa hominum secreta et obscenos actus inpudens propalaret. Cumque prefatus Iohannes daemonem exire preciperet, et quibusdam exorcismi questionibus flagellaret : "Tune, ait, ille es, qui sub cotto cotidie completorium insusurras, et modo me quasi sanctus eicere et iuris mei vasculum de meo vis dominio liberare ? Hoc audito frater erubuit, quia rei veritatem etiam per mendacii recognovit auctorem, Die Briefe des Petrus Damiani, tome 3, p. 131, lettre 102.

581.

Ces éléments vont dans le sens de l'hypothèse selon laquelle l'auteur de la Vita de saint Léon IX, contemporain du pape, a pu lire l'œuvre de Pierre Damien qui était à la cour pontificale en même temps.

582.

"Enfin, près de Reichenau, le Seigneur pape dédia une église en l'honneur de la vivifiante Croix, cérémonie au cours de laquelle on vit que la grâce de la bonté divine agissait à travers son serviteur. En effet, durant la célébration de la messe, on amena un possédé que l'on avait enchaîné et que la foule pouvait à peine contenir. En proie à une aliénation violente, émettant des hurlements, des cris et des mugissements horribles, il couvrait de sa voix sinistre l'harmonieuse mélodie des hymnes que chantait le clergé. Aussi le serviteur du Christ, sur le point de commencer le canon, ne pouvant supporter ce tumulte au moment où il se disposait à diriger son âme tout entière vers Dieu, fit-il de loin un signe de croix, puis imposa le silence de la main. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le démon fut frappé de mutisme et l'homme, que l'on avait délivré de ses chaînes, s'en retourna guéri chez lui, à l'admiration de tous", Vita S. Leonis, p. 93. L'exorcisme suivant est emprun de la même humilité : "Or, l'illustre pasteur, revenu à Rome, s'apprêtait durant les solennités pascales à célébrer l'offrande du divin sacrement à Saint-Laurent, lorsque durant la cérémonie de la messe on lui amena une femme possédée du démon, qui avait perdu la raison (mulierem quae plena daemonio sanam amiserat mentem). La voyant en proie à une frénésie sans répit, incapable de supporter le tumulte de ces gens qui traînaient la femme enchaînée, il se trourna vers eux, fit le signe de croix, et leur intima l'ordre de ne pas approcher ; alors l'immonde imposteur abandonna la femme, qui s'en retourna saine de corps et d'esprit", Vita S. Leonis, p. 99

583.

Vita S. Leonis, p. 119.