La première partie du dossier iconographique consacré au Christ exorciste (planches 1 à 23) montre des scènes qui comportent une grande unité.
Le Christ fait le geste de la bénédiction, en guise d'exorcisme, la main droite levée, le majeur et l'index tendus vers le possédé qui se trouve toujours à sa gauche 600 . Il est de profil ou de trois quarts, tourné vers celui qu'il guérit. Cette main tendue qui s'inspire peut-être de celle de l'orateur antique, est la main qui guérit les malades sans même les toucher. Elle est, d'une certaine manière, la main de Dieu. Il s'agit là d'un "mode de figuration qui n'est pas seulement narratif, mais qui organise le rapport des figures entre elles et avec le fond pour manifester un ordre symbolique. Cet ordre est celui du mystère de l'Incarnation" 601 . Jean Wirth souligne l'importance accordée aux guérisons et aux exorcismes dans les enluminures de l'Empire ottonien. L'insistance sur la thaumaturgie serait un retour à une conception ancienne de l'image du Christ datant du IVe siècle, amplifiée au Xe siècle par l'expression de sa souveraineté 602 .
Dans la main gauche, Jésus porte un rouleau ou un livre. L'image du Christ portant un livre s'est imposée à travers le motif de la majesté – dans laquelle il est représenté sur un trône et dans une mandorle – qui apparaît dans l'abside des basiliques entre le IVe et le VIe siècle 603 . Dans les représentations des exorcismes le livre laisse parfois place au rouleau 604 . Le rouleau est déployé en phylactère vers la mère de la Syrophénicienne dans le livre de prières d'Hildegarde de Bingen (planche 19) ou vers la bouche du possédé qu'il interroge "Quod est tibi nomen" (planche 22). Ces phylactères sont des représentations figurées de la parole. Courant depuis l'Antiquité, le motif du rouleau, fermé ou déployé se développe dans les images médiévales en particulier autour de l'an mil dans l'enluminure anglo-saxonne. S'il pose de nombreux problèmes d'interprétation, il semble que dans les deux cas qui nous intéressent, les philactères représentent bien la parole d'exorcisme.
Par l'intermédiaire du phylactère, un contact iconographique est établi entre le Christ et celui qu'il soigne. Parfois, un intermédiaire établit un lien, comme un pont entre le possédé et le Christ. Dans le Livre de prières d'Hildegarde de Bingen (planche 19), la mère de la Syrophénicienne, surmontée par sa fille possédée, baise les pieds du Christ en signe de dévotion. Le peintre a ainsi représenté la grande foi de la femme 605 . Le Christ exorcise donc toujours de la même manière dans ces images : de manière magistrale et distante ou par un contact furtif.
Certaines vies de saints poursuivent cet héritage, comme la vie de sainte Radegonde (v. 520-587) écrite par Venance Fortunat (VIe siècle) et illustrée au XIe siècle. La sainte qui accomplit de nombreux miracles, est toujours représentée comme recluse et guérit spécialement des femmes. Radegonde exorcise à quatre reprises ce qui constitue, selon Jean Wirth et Isabelle Jeger "la première occurrence du miracle féminin de bénédiction dans l'iconographie" 606 . Elle délivre du démon la possédée Fraifrède (planche 54). L'image la montre dans un édifice à droite, bénissant de la main droite Fraifrède qui semble figée, de la main gauche, elle porte un livre. Un démon de grande taille, au visage gratté, sort de la bouche de Faifrède et un public de trois personnes assiste à la scène. Le texte ne donne pas beaucoup de précisions sur le moment de l'exorcisme et sur la manière dont il a été accompli 607 . L'exorcisme suivant (planche 55) est très proche du précédent dans sa composition. Radegonde est toujours dans le même bâtiment, face à elle, Leubile, une femme dont le démon est sorti de l'épaule 608 . Dans l'exorcisme suivant (planche 57), le diable s'échappe de l'oreille de la possédée qui est accompagnée par son mari. Radegonde la bénit, elle la touche de la main droite 609 . Le dernier exorcisme n'est visible qu'à travers un croquis moderne (planche 56), il représente, contre l'habitude, un démon qui est expulsé par le bas-ventre de la possédée. Le toucher de la femme du charpentier se distingue des autres exorcismes mais semble néanmoins conserver la fidélité aux gestes du Christ.
Tout laisse penser, dans ces représentations, que c'est la sacralité du mode de vie de la sainte, coupée du monde mais sensible aux tourments qu'il rencontre, qui rend sa bénédiction efficace contre les démons. Née en Thuringe, elle est faite prisonnière en 531, lors de la conquête du royaume des francs, elle est emmenée par Clotaire dans son palais d'Athies qui la prend pour femme. Elle reçoit alors une éducation religieuse mais fuit Clotaire à la suite de l'assassinat de son frère (vers 555). Cherchant à se mettre à l'abri de cet époux qu'elle redoute, elle se réfugie derrière la clôture à Sainte-Marie de Poitiers vers 561. Cette clôture est significative de sa spiritualité. En effet, la capacité de Radegonde à guérir les démons n'émane pas de son état clérical, car elle n'est que diaconesse 610 , mais de son mode de vie ascétique au sein de son couvent. La représentation insistante des exorcismes s'explique aussi par le fait que la communauté de chanoines qui garde le tombeau de la sainte à Poitiers, et dont provient le manuscrit, est sous l'autorité de l'abbesse de Sainte-Croix à qui le doyen prête serment d'obéissance, cette domination posait problème au XIe siècle, "les pouvoirs donnés à la sainte semblent donc légitimer la subordination de prêtres à des nonnes" 611 .
Les autres saints représentés exorcisant à la manière du Christ sont de deux type : ceux qui excluent le contact et d'autres qui, par un geste improvisé, touchent le possédé.
Benoît (planche 32, 33) et Maur (planche 52) accomplissent dans le même Codex des exorcismes très proches de ceux du Christ. A distance du possédé, ils le bénissent. L'exorcisme accompli par Maur rappelle la guérison de la fille de la Syrophénicienne par le Christ. Le père intercède en faveur de sa famille, il fait le lien, par sa position dans l'image, entre le saint et sa femme à l'enfant, de même que la mère éplorée fait un lien entre sa fille et le Christ. Parfois aussi, le saint touche le possédé. Saint Benoît exorcise l'un des clercs possédés par un soufflet (planche 31). Saint Martin guérit un possédé en mettant sa main dans sa bouche comme l'indique la vie écrite par Sulpice Sévère (planche 50).
Un groupe d'images intermédiaire entre l'exorcisme accompli par le Christ et celui que nous verrons ensuite, réunit des scènes dans lesquelles les saints exorcisent en inventant des gestes nouveaux. Saint Félix, en vêtements sacerdotaux bénit de la main droite et tient la main de la possédée (planche 38). Guthlac exorcise le comte Egga en l'entourant de sa ceinture (planche 47), le miracle a lieu dans une église, auprès de l'autel. Cette image fait référence à une représentation de sainte Julienne de Nicomédie qui lie le démon qui était venu la tenter 612 . La dimension liturgique de ces images les fait cependant échapper au modèle de l'exorcisme charismatique.
Certains saints sont encore représentés aux XIe et XIIe siècles comme le Christ exorciste, mais ils sont assez rares dans l'ensemble des images réunies. Le modèle de l'exorcisme liturgique semble s'imposer.
La planche 23, plus tardive, introduit une inversion, car le possédé se trouve à la droite du Christ.
J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 113.
J. Wirth, L'image à l'époque romane, Paris, Cerf, 1999, p. 97.
Dans l'ivoire de Murano (planche 1), le Christ au centre est assis sur un trône, entouré des Apôtres, il bénit un rouleau à la main.
Planches 2, 10, 12, 13, 14, le rouleau est ouvert dans l'Évangile du XIIIe siècle, planche 23.
J.-C. Schmitt, La raison des gestes, op. cit., p. 380, n. 48 signale que dans l'Evangéliaire d'Otton III, la Syrophénicienne touche le manteau du Christ (fol. 44r).
J. Wirth, I. Jeger, "La femme qui bénit", Femme, art et religion au Moyen Âge, J.-C. Schmitt (dir.), Colmar, Musée d'Unterlinden, Presses Universitaires de Strasbourg, 2004, p. 157-180, plus précisément p. 165.
Itaque puella Fraifredis, inimico instigante, dum torqueretur tam nequiter, Suedas inter manus sancte nec data dilatione curari promeruit. Nec illud praetereatur remedii tempus beata quod prestitit ; "Tel celui dont bénéficia Fraifrède, une jeune fille : tandis qu'elle était si méchamment torturée à l'instigation de l'Ennemi, à Saix, entre les mains de la sainte, elle obtint d'être guérie sans retard. Mais il ne faut pas omettre l'occasion de guérison que fournit la sainte.", La vie de sainte Radegonde, op. cit., éd. R. Favreau, p. 96-97.
Femina quedam Leubili, dum vexaretur in rure ab adversario graviter, sequenti die sancta orante, Nova Christi curatione in scapula crepante cute, et verme foras exeunte, sana est reddita publice. Et ipsum vermem calcans pede, liberatam de retulit ; "Leubile, une femme, qui était durement traitée à la campagne par l'Adversaire, le jour suivant, pendant la prière de la sainte, fut l'objet d'une nouvelle guérison du Christ : crevant la peau de l'épaule, un ver en sortit et elle fut guérie aux yeux de tous. Alors, foulant le ver du pied, elle s'en retourna libérée." La vie de sainte Radegonde, op. cit., éd. R. Favreau, p. 98-99.
Si propter brevitatem multa pretermittimus, plus peccamus. Igitur purgatis aliquando velociter reliquis, dilatato remedio carpentarii cujusdam uxor, dum plurimis diebus inergumino torqueretur, venerabilis ejus abbatissa, joculariter dicit ad sanctam : "Crede, mater, excommunico te, si intra hoc triduum mulier hec ab hoste purgata non redditur". Dixit plane, sed fecit sancta. Muliere namque occulte reficiendi tempore discedente a penitente, commemoremur quid actum sit. Altera namque die sancta precante, adversarius rugiens, per aurem egrediens, invasum vasculum deserit. Mulier cum marito, sospes redit ad hospicium ; "Si, pour faire bref, nous passons sous silence beaucoup de choses, nous péchons d'autant plus. Donc, tandis que d'autres ont été purifiés rapidement, pour la femme d'un charpentier le remède s'est fait attendre ; alors qu'elle était tourmentée depuis plusieurs jours par l'Energumène, sa vénérable abbesse dit en badinant à la sainte : Elle le dit tout net mais la sainte agit. En effet, comme la femme s'éloignait en secret au temps du repos pendant que Radegonde faisait pénitence, rappelons ce qui arriva. Le lendemain, pendant que la sainte priait, l'Adversaire rugissant, sortant par l'oreille, abandonne ce vase qu'il avait envahi. La femme sauvée retourne chez elle avec son mari". La vie de sainte Radegonde, op. cit., éd. R. Favreau, p. 102-103.
Dans l'Église primitive, femmes vierges ou veuves qui étaient chargées de certaines fonctions caritatives et liturgiques dans les communautés dans la célébration du baptême et de l'onction des femmes.Voir A.G. Martimort, Les diaconesses, Rome, ed. Liturgiche, 1982.
J. Wirth, I. Jeger, "La femme qui bénit", Femme, art et religion, op. cit.
Voir S. Michon, Le grand Passionnaire, op. cit., p. 79. Dans ce cas, il ne s'agit pas d'un exorcisme, mais le diable est lié de la même manière.