Le modèle clérical : l'exorcisme liturgique

L'importance de la représentation de l'exorcisme liturgique apparaît à travers plusieurs exemples et en particulier celui de saint Adalbert de Prague.

Saint Adalbert a vécu entre 956 et 997, archevêque de Gniezno et évêque de Prague, missionnaire, il a péri sous les coups des Prussiens en 997. Il fait donc partie des grands évangélisateurs de l'Est de l'Europe à la fin du Xe siècle 613 . Deux vies de saint Adalbert ont été écrites après sa mort 614 . La première, œuvre de Jean Canapario, composée en 999, est considérée comme l'inspiratrice directe du programme iconographique de Gniezno. La seconde a été, pour sa part, rédigée par Bruno de Querfurt (†1009), un des compagnons de saint Romuald et l'un des derniers Apôtres saxons en pays slave. En 1038, les restes de saint Adalbert son élevés à Prague. En 1127, sa tête est découverte à Gniezno et disputée par Prague. En 1170-1187, les portes de bronze représentant la vie de saint Adalbert sont conçues pour la cathédrale de Gniezno, cent ans après que Prague a reçu les reliques du saint. Cela se passe à une époque où le roi Miezko l'Ancien (1173-1177), supporté par l'archevêque Zdzislaw (1170-1187) utilise le culte dans le but de renforcer la monarchie centralisée, née en 1025 à l'initiative de Boleslas le Vaillant et grâce aux entreprises diplomatiques d'Otton III, et d'étendre son territoire contre les prussiens qu'Adalbert avait convertis.

L'épisode de l'exorcisme est représenté sur la partie gauche de la porte sud de la cathédrale, à un emplacement visible. Comment les deux vies racontent-elles le miracle ? La représentation est-elle conforme aux textes ? La première vie du saint raconte son élection à l'épiscopat de Prague. Alors que l'événement vient d'avoir lieu, un homme est saisi par le démon dans l'église. Lorsque le clergé s'approche pour l'adjurer, il désigne Adalbert comme étant celui qu'il craint vraiment : le possédé l'a reconnu, comme un autre démon avait reconnu Jésus. L'élection à l'épiscopat est validée 615 . Bruno de Querfurt fait à peu près le même récit qu'il dit tenir d'un certain Willico qui était présent 616 . L'exorcisme a lieu en deux temps : le clergé de l'église intervient tout d'abord puis le possédé désigne saint Adalbert comme celui qui peut l'expulser.

La représentation de la porte (planche 25) distingue les deux événements en représentant d'abord l'investiture du saint qui reçoit la crosse des mains d'Otton III. Ensuite, il exorcise le possédé. Or le texte indique qu'une fois que le diable a parlé et a reconnu l'autorité du saint, le démon est immédiatement guéri, au moment même de l'élection. L'image présente une mise en scène liturgique beaucoup plus développée. C'est Adalbert, représenté en évêque avec sa crosse et sa mitre, qui fait l'exorcisme. Il est accompagné de deux clercs, celui qui est le plus proche de lui tient un livre ouvert, ce qui suppose qu'Adalbert suit une liturgie ou lit les Évangiles sur le possédé, ce que n'évoque aucun des deux textes. Adalbert est présenté comme un clerc qui fait des exorcismes, face à un démoniaque accompagné et qui doit être tenu par ses proches. Le contexte qui entoure la conception de la porte explique certainement ces choix qui dominent l'ensemble du programme. La distinction entre l'investiture par Otton III et l'exorcisme, très claire dans l'image mais qui n'apparaît pas dans le texte répond bien à l'orientation politique de l'époque.

Si l'exemple d'Adalbert de Prague permet de comprendre l'influence du contexte historique sur sa représentation, d'autres images montrent les saints en évêques exorcistes. Certains ont à la fois les vêtements sacerdotaux, la mitre et l'étole, la crosse et un livre liturgique ouvert. Arnoul de Metz, dans le sacramentaire de Drogon (IXe siècle), est l'un des premièrs saints évêques représenté en exorciste (planche 28). S'il ne porte ni la mitre ni la crosse, il est tonsuré, nimbé avec une tunique de prélat. Dans une autre partie de l'image, il porte la crosse. Son exorcisme est liturgique car il lit un livre tenu par un clerc. De même, Héribert de Cologne exorcise deux possédés (planche 48) : le saint est dans la partie droite de l'image, assis sur la cathèdre, il porte les vêtements sacerdotaux. Derrière lui figurent deux clergeons tonsurés, l'un porte la crosse, l'autre un livre ouvert. A gauche se trouve une représentation de la procession du dimanche des Rameaux : une femme porte un rameau et un homme une palme. L'un des possédés est représenté au centre des deux parties et reçoit quelque chose dans la bouche, l'autre possédé suit la procession. L'exorcisme qui est représenté dans la vie de saint Cuthbert (planche 35) est un miracle accompli après la mort du saint. Ce sont donc des clercs qui accomplissent l'exorcisme en administrant un liquide au possédé. La position des personnages qui semblent être en apesanteur n'est pas spécifique à l'exorcisme, c'est le style du dessinateur.

Certains saints portent seulement les vêtements d'évêque sans que l'aspect liturgique soit souligné par une mise en scène. Basile de Capadocce (planche 30) est représenté avec la crosse et la mitre et dans une église dans laquelle il attire celui que le diable agrippe par les épaules. Castrensis de Volterra (planche 34) porte une étole et il est dans une église. Léon IX (planche 49) porte les vêtements d'évêque avec la mitre et la crosse dans une position statique, c'est la seule représentation connue de Léon IX en exorciste 617 . Saint Aubin (planche 29)tient sa crosse dans sa main et porte les vêtements sacerdotaux. Dans une représentation originale par rapport à ce groupe d'images, Emile de la Cogolla exorcise un diacre (planche 36) en transperçant le diable de sa crosse. Ce type de représentation de l'exorcisme fait référence à la lutte des saints, Michel ou Georges qui transpercent le diable ou le dragon.

L'examen des vies de saints du XIe siècle et des illustrations qui accompagnent certaines d'entre elles fait apparaître qu'un exorcisme clérical s'est imposé au cours du haut Moyen Âge. Certes, l'exorcisme charismatique fait d'un simple geste subsiste, mais de plus en plus, les auteurs des récits et des images hagiographiques mettent l'accent sur la présence du clergé pour faire des exorcismes et sur la figure du saint évêque.

Notes
613.

Saint Adalbert, tchèque est né à Voitèch et éduqué à Magdebourg. Evêque de Prague en 982, il se retire quelques temps à Rome dans le monastère de S. Alessio sur le mont Aventin. De retour sur son siège en 989, il fonde près de Prague, le monastère de Brevnov, 994-995, voyage en Hongrie puis retourne à Rome (996) où il entre dans l'entourage de l'empereur Otton III, il rentre avec lui dans son pays, trouve tous ses proches assassinés et est lui même exécuté. Il a été enterré à Gniezno.

614.

Vita S. Adalberti I, MGH SS IV, p. 581-595 en 999 par Iohanne Canapario, l'exorcisme est au chapitre 7, p. 166. Vita S. Adalberti II, MGH SS IV, p. 596-612 en 1004 par Bruno de Querfurt, camaldule, un des derniers Apôtres Saxons en pays Slave (†1009) exorcisme en 7-8, p. 597-598. J. S. Pasierb, "Le programme iconographique de la porte de bronze de Gniezno", Polish art studies, 2 (1980), p. 31-49 et P. Skubizewski, "L'art mosan et la Pologne à l'époque romane", Rapports historiques et artistiques entre pays mosan et Pologne à l'époque romane, 1981.

615.

Eodem die dominico, quando haec electio facta est, quidam valdissimo demone raptus fertur in ecclesia ubi sedes episcopalis est ; et coepit palam confiteri mala sua, quorum sibi conscius erat. Tunc convenerunt ministri dominicalis mensae, orantes pro eo et sacris verbis inimicus persequentes. Exclamavit autem per os illius inpurissimus demon dicens : "Qui mihi ac vobis ? venisti detrudere me de hoc habitaculo meo ! Quid podest iactare uos inania verba ? Ego illum, qui sessurus est in ista sede, valde timeo ; ubicumque eum video vel audio, non ausus sum stare". Et continuo spumans demon murumura et horrisona verba ingeminat ; et diris dentibus diu infredens, ad ultimum exivit, homine sano. Die postero ante ortum solis venit nuncius dicens, quia heri domnus Adalbetus consensu publico electus est in episcopum, Vita S. Adalberti I.

616.

Hac ipsa die, ubi erat episcopium, audientibus multis, locutum est demonium, cum presbyteri sacris imprecationibus urgerent, ut exiens de homine possesso daret honorem Deo vivo : "Quid mihi molesti estis ? inquit, Ve satis est mihi ! Amplius hic stare non possum, quia electus hodie est populo terre episcopus, quem valde timeo, christicola Adalbertus". Sic ait, et quasi citius dicto cessit, demon impudens Spiritui sancto, et ut flagello fugatus exivit homine sano. Cui rei homo, qui hora illa presens erat, Willico quidam, bonus clericus et sapiens, visibile testimonium asserebat, quod nos legimus, cum ad abbatem nostrum hoc scripto filius mandaverat. Ipsum episcopus Adalbertus sue ecclesie praepositum habuit ; post super cordis arida flante Spiritu sancto, nobilem monachum mons Cassinus recepit, Vita S. Adalberti II.

617.

Selon S. Michon, Le grand Passionnaire, op. cit., p. 77-80.