La tradition hagiographique d'Hildegarde de Bingen met en évidence ses guérisons de démoniaques, de son vivant et après sa mort 641 . La vie 642 de la sainte, composée en trois parties, évoque ses débuts jusqu'à la fondation du monastère de Saint-Rupert en 1150, puis l'ensemble de sa vie et enfin ses miracles. C'est là que ses exorcismes ont été consignés. Le premier livre a été écrit par Gottfried de Saint-Didisbode, secrétaire d'Hildegarde entre 1174 et 1176. Théoderich d'Echternach est l'auteur des deux autres livres ; il n'a pas connu Hildegarde mais s'est appuyé sur la première partie déjà écrite et sur des notes réunies par son dernier secrétaire, Guibert de Gembloux, composées de témoignages de sœurs et de notes autobiographiques. Le troisième livre comprend 28 récits de miracles dont 6 de possédés. Parmi ces récits, un seul est vraiment développé. Il s'agit de la guérison d'une jeune femme noble, originaire de la vallée du Rhin, Sigewise 643 . Ce cas fait l'objet d'une correspondance reprise dans la Vita entre l'abbé de Brauweiler, Gedolf, et Hildegarde, ces lettres dateraient de 1169 environ 644 . La sainte fournit à l'abbé les instructions nécessaires pour mener à bien l'exorcisme. De plus, un manuscrit inédit de la Vita contient, dans ses marges, les mots devant être prononcés contre le démon 645 . Il s'agit probablement du seul texte liturgique d'exorcisme dont on connaît à peu près la date de rédaction, l'auteur et la destinataire. La correspondance comprend d'autres lettres à propos de la possession, en particulier une réponse à un certain frère O 646 . Le procès de canonisation 647 est une autre source permettant de connaître les exorcismes de la sainte, mais la manière dont il a été mené, sur plusieurs années, et son échec, le rendent douteux 648 . Sur un ensemble de 39 dépositions relatant des miracles différents, 27 cas de guérison concernent des possédés, et un témoin estime à 18 le nombre de possédés guéris par la sainte. Mais quelle a été l'influence de la Vita, dont la rédaction de la troisième partie a totalement échappé à la sainte, sur le procès de canonisation rédigé près de quarante ans plus tard 649 ? La place de la possession dans ce procès de canonisation traduit néanmoins les intentions de ses rédacteurs dans l'image qu'ils ont souhaité donner de la sainte. En raison de l'abondance de l'œuvre d'Hildegarde de Bingen et de sa diversité, il convient aussi de s'arrêter sur quelques-uns de ses ouvrages.
Hildegarde de Bingen est l'auteur de deux vies de saints ; celle de saint Didisbode 650 mentionne la guérison des possédés. Comme dans sa propre vie, la sainte insiste sur l'importance des guérisons miraculeuses 651 . D'autres ouvrages, qui ont une perspective beaucoup plus vaste que la possession, abordent parfois ce thème pour en expliquer les fondements théologiques ou pour donner des explications de ce phénomène. C'est le cas de Scivias 652 ou de son ouvrage sur les causes et les remèdes 653 . Par ailleurs, dans une perspective iconographique cette fois-ci, il convient de relever la présence de représentations du Christ exorciste dans un livre de prière de la sainte, le manuscrit Clm 935, fols 25v et 31v de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich (planches 19 et 20).
Ce très riche dossier concernant Hildegarde exorciste ne serait pas complet sans la découverte récente d'une source nouvelle. Il s'agit d'un interrogatoire du diable par un prêtre, conservé dans le manuscrit 9 de l'abbaye Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Dendermonde (folios 170v-173v et derniers du manuscrit), qui aurait été copié entre 1169 et 1176 et qui émane probablement de l'environnement immédiat de la sainte, sans que l'on sache si cette dernière a contribué à sa conception 654 . Ce texte réunit plus de 120 questions sur les cathares et leurs pratiques, la confession, la pénitence, la simonie, les Juifs et les païens, l'excommunication, le baptême, le mariage des prêtres, la possession et l'exorcisme des saints, le suicide, les vêtements des femmes et des moines, les différents types de démons et les diverses pratiques superstitieuses, etc. 655
La simple présentation de tous les éléments concernant les exorcismes d'Hildegarde de Bingen suffit à prouver l'importance de la sainte pour le sujet. Sa place ne se cantonne pas au seul domaine de l'hagiographie : elle n'est pas seulement la sainte qui accomplit des exorcismes, elle réfléchit à ce qu'elle fait en théologienne et elle est à l'origine d'une liturgie de l'exorcisme.
La question de la possession et de l'exorcisme dans l'œuvre d'Hildegarde de Bingen a été peu étudiée. Mentionnons l'article de S. Gouguenheim "La sainte et les miracles", op. cit et les articles de Laurence Moulinier cités plus loin. Elle est aussi abordée par H. Schipperges dans "Zum Phänomen der "Besessenheit" im arabischen und lateinischen Mittelalter" dans Jurg Zutt (dir.), Ergriffenheit und besessenheit. Ein interdiziplinäres Gespräch über transkulturell-anthropologisches und psychiatrische fragen, Bern und München, Fräncke Verlag, 1972, p. 81-94.
Vita Sanctae Hildegardis, éd M. Klaes, CCCM 126, Turnhout, Brepols, 1993 (désormais abrégée en Vita S. Hildegardis). Inter cetera autem virtutum insigna data est a Domino sancte virgini ab obsessis corporibus demones eiciendi gratia, sicut de quadam nobili et adhuc tenere etatis femina describit factum ipsa venerabilis domina, p. 55.
Cette date ainsi que le nom de la femme sont données par A. Führkötter dans Das Leben des heiligen Hildegard von Bingen, Düsseldorf, 1968, p. 143.
Ces lettres se trouvent aussi dans la correspondance éditée d'Hildegarde, lettres 60 à 61, S. Hildegardis Abbatissae, Opera Omnia, PL 197, c. 273-282.
Il s'agit du Berlin ms. lat. qu. 674 (B), l'exorcisme est édité par P. Dronke, "Problemata Hildegardiana", dans Mittellateinisches Jahrbuch, band 16 (1981), p. 97-131 et M. Klaes dans l'édition de la Vita S. Hildegardis, p. 91-92 ; texte reproduit en Annexe 9.
Lettre 128, De variis demoniorum generibus et quomodo eos possit superare, dans PL 197, p. 353-355.
P. Bruder, Acta Inquisitionis de virtutibus et miraculis S. Hildegardis, dans Analecta Bollandiana, tome II (1883), p. 118-129. Le procès de canonisation a échoué sans que l'on sache pourquoi.
Voir H. Heinkel, Sankt Hildegards Verehrung im Bistum Mainz, dans Festschrift zum 800ten Todestag der Heiligen Hildegard von Bingen, Mayence, 1969, p. 385-407 et S. Gouguenheim "La sainte et les miracles. Guérisons et miracles d'Hildegarde de Bingen", Hagiographica, II, 1995, p. 157-176.
Sur ces questions, voir S. Gouguenheim "La sainte et les miracles", op. cit, p. 167.
Vita S. Didisbodi, PL 197, c. 1105-1108.
"Il accomplit de nombreux miracles, pour des aveugles, des boiteux, des débiles, des possédés du démon, et même pour tous ceux qui à cause du désordre entraîné par des humeurs malignes avaient perdu l'usage de leurs sens et que l'on amenait auprès de lui aussi bien depuis des contrées éloignées que du voisinage", cité et traduit par S. Gouguenheim "La sainte et les miracles", op. cit, p. 169.
Hildegarde de Bingen, Scivias, éd. A. Führkötter, A. Carlevaris, CCCM 43, Tunhout, Brepols, 1978 ; Hildegarde de Bingen, Scivias. "Sache les voies" ou Livre des visions, trad. P. Monat, Paris, Cerf, 1996, p. 366.
Hildegarde de Bingen, Les causes et les remèdes, trad. P. Monat, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 70, p. 75 et voir l'édition récente Beate Hildegardis, Cause et cure, edidit L. Moulinier, Berlin, Akademie Verlag, 2003. Sur cette œuvre, voir L. Moulinier, "Hildegarde ou Pseudo-Hildegarde ? Réflexions sur l'authenticité du traité Cause et Cure", "Im Angesicht Gottes suche der Mensch sich selbst", Hildegard von Bingen (1098-1179), Herausgeben von Rainer Berndt, Berlin, Akademie Verlag, 2001, p. 115-146.
Ce texte se trouve dans un manuscrit qui comporte le Liber vite meritorum d'Hildegarde, le Liber viarum Dei d'Elisabeth de Schönau et la Symphonia S. Hildegardis, des compositions lyriques. Le texte se trouve aux folios 170v-173. Il a fait l'objet de plusieurs articles de L. Moulinier : "Vitae latines et volgarizzamento : l'exemple de la Vie de Hildegarde en français", dans Santità, Culti, Agiografia. Temi e prospettive, éd. S. Boesch Gajano, Rome, Viella, 1997, p.139-163 ; il est édité par le même auteur dans "Unterhaltungen mit dem Teufel : Eine französische Hildegard-Vita des 15. Jahrhunderts und ihre Quellen", dans Hildegard von Bingen in ihrem historischen Umfeld. Internationaler wissenschaftlicher Kongreß zum 900jährigen Jubiläum, 13-19 September 1998, Bingen am Rhein, éd. A. Haverkamp, Mayence, Philipp von Zabern, 2000, p. 519-560 ; et étudié dans : "Le chat des cathares de Mayence et autres "primeurs" d’un exorcisme du XIIe siècle", dans Retour aux sources. Textes, études et documents d'histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 699-709. Je remercie vivement Madame Laurence Moulinier de m'avoir communiqué ces articles et le dernier avant sa parution et de m'avoir autorisée à présenter sa transcription en Annexe 8.
L. Moulinier, "Hildegarde exorciste", Hagiographica, op. cit., p. 100.