B. - Les autres saints du XIIe siècle

Si ces trois saints sont remarquables par la place qu'ils ont occupée dans l'Occident chrétien du XIIe siècle, il convient d'être attentifs à d'autres saints parfois plus modestes, et qui n'ont pas occupé de telles responsabilités mais qui ont néanmoins accompli des exorcismes.

Certains saints ont vécu avant le XIIe siècle, mais une partie de leur tradition hagiographique date du XIIe siècle. Il s'agit de saint Faron, évêque qui est mort vers 672. Saint Virgile, Irlandais né au début du VIIIe siècle, est venu sur le continent, à la demande de Pépin le Bref, pour évangéliser la Bavière. Devenu évêque de Salzbourg il est mort en 784. Saint Gilles du Gard, qui a vécu au VIIe ou au VIIIe siècle. Saint Bernward, chapelain et précepteur d'Otton III, évêque d'Hildesheim qui est mort en 1022 ou Gothard qui a occupé la même fonction (†1034). Tous ces saints ont fait l'objet, au XIIe siècle, d'un récit de miracles. Ainsi, le livre des miracles de saint Faron, a été rédigé par l'un des clercs du monastère Sainte-Croix de Meaux au moment où André, l'abbé du monastère, entre 1138 et 1152 a élevé le corps du saint. Ce texte comporte deux récits d'exorcisme post mortem 656 . Le livre des miracles de saint Virgile 657 , consigné par un clerc de la ville, indique qu'en 1181 a lieu l'invention du sépulcre du saint et, qu'aussitôt, des miracles ont lieu dont un exorcisme particulièrement développé. Saint Gilles du Gard, dont la vie a été inventée au Xe siècle par les bénédictins de la ville, est connu pour les exorcismes qu'il a accomplis, comme le révèlent sa Vita, le Livre des miracles et l'iconographie 658 . La Vita Sancti Egidii, rédigée au cours du Xe siècle par un moine de l'abbaye, comporte deux rapides récits d'exorcisme 659 . Le Livre des miracles 660 a été écrit par Pierre Guillaume, bibliothécaire du monastère de Saint-Gilles, puis prieur de Saint-Gilles d'Acy en Champagne. Il a entrepris le travail entre 1120 et 1124 et il est l'auteur de 14 miracles. Le Livre a été continué par un moine anonyme qui y a ajouté 16 miracles entre 1140 et 1165 dont le dernier est un récit d'exorcisme précis, développé et daté d'août 1165 à mai 1166. Le rédacteur de ce texte aurait été le témoin direct de ces miracles comme il le souligne à plusieurs reprises 661 . La tradition iconographique de saint Gilles exorciste est riche, elle aussi, même si elle ne date pas entièrement du Moyen Âge 662 . Les 24 miracles accomplis après la mort de Bernward d'Hildesheim sont racontés, quant à eux, dans un ouvrage qui date de la fin du XIIe siècle et qui comporte un exorcisme 663 . A l'occasion de la translation des reliques du saint, un autre exorcisme est raconté 664 . De même, le livre des miracles de saint Gothard, qui daterait de la première moitié du XIIe siècle, présente un exorcisme post mortem 665 . Dans l'ensemble, ce groupe de textes est assez homogène, les récits d'exorcisme accomplis après la mort du saint sur son tombeau ou à l'aide de ses reliques sont rapides, peu nombreux et plutôt stéréotypés. Deux d'entre eux se distinguent par les précisions qu'ils apportent, ce sont ceux de saint Gilles et de saint Virgile.

Un deuxième groupe réunit les vies de saints du XIIe siècle. Il s'agit des vies de Bertrand de Comminges, évêque mort en 1161; Girard, moine du monastère de Saint-Aubin d'Angers, mort en 1123 ; Eberhard (1146-1164), évêque de Salzbourg 666 ; Berthold, abbé de Garst en Autriche (†1142) 667 ; Asseline, moniale et nièce de saint Bernard de Clairvaux, prioresse de l'abbaye cistercienne de Boulancourt 668 . Ces Vitae accordent une place diverse aux exorcismes. La vie et les miracles de saint Bertrand de Comminges 669 racontent seulement deux exorcismes. Le saint, mort en 1161, la Vita ainsi que les miracles ont été écrits vers 1170 par Vital d'Auch. La Vita et les miracles de saint Girard, qui datent du milieu du XIIe siècle 670 , comportent aussi d'importants récits d'exorcisme. La vie et les miracles de saint Eberhard comportent six exorcismes. La Vita de Berthold de Garst, après bien des vicissitudes d'édition, a été rédigée par un auteur anonyme entre 1173 et 1182, sous l'abbatiat de l'abbé Ulrich III, abbé de Chremsmunster. Ce texte est très riche en récits d'exorcisme 671 . Lorsqu'elle est prioresse de l'abbaye cistercienne de Boulancourt, Wibert de Gembloux écrit au sujet d'Asseline à l'archevêque Philippe de Boulancourt en 1182, elle est invitée à venir à Cologne pour exorciser une femme, épisode raconté aussi dans la vita 672 .

Le XIIe siècle offre enfin d'autres textes qui appartiennent à la catégorie des récits de miracles mais échappent à la tradition hagiographique d'un saint particulier. Dans l'appendice du De Pignoribus de Guibert de Nogent, figure en effet un document concernant la dent du Christ détenue par l'abbaye de Saint-Médard 673 . Ce texte, rédigé par un moine anonyme de Saint-Médard, comporte un événement totalement inconnu de sa source 674 , celui de la guérison d'un démoniaque grâce à la dent du Christ conservée à l'abbaye. Cet événement, Léon IX l'aurait appris lors du concile de Reims tenu peu de temps auparavant, et le pape est présenté comme tenant à le rappeler aux sceptiques de son entourage 675 . Le livre des miracles de Notre-Dame de Rocamadour 676 rédigé en 1172, au moment où le pèlerinage est bien organisé, réunit en trois livres successivement 53, 49 et 24 miracles, et trois récits de possession. Ces trois textes, extraits d'un ouvrage qui accorde une place minime à la guérison de ce mal, apportent néanmoins des informations éclairantes sur la pratique des pèlerinages et de l'exorcisme. Un dernier texte, tout à fait atypique celui-là, raconte avec d'abondants détails, les errances d'une jeune possédée, à propos de la translation des reliques de saint Jacques de Jérusalem à Oviedo. Ce récit d'origine espagnole apparaît dans deux manuscrits de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle et daterait du dernier quart du XIIe siècle 677 . Décalés par rapport à l'hagiographie classique du XIIe siècle, ces textes sont des témoignages importants sur la possession et l'exorcisme.

La moisson au sein des textes hagiographiques du XIIe siècle fait donc apparaître deux groupes de documents. Les récits hagiographiques se rapportent à trois saints majeurs, saint Bernard de Clairvaux, saint Norbert de Xanten et Hildegarde de Bingen et sont riches en récits d'exorcismes. Même si ces miracles ne sont quantitativement pas très nombreux, ils sont, par la qualité des renseignements qu'ils nous fournissent et la durée des récits, très précieux sur la représentation de l'exorcisme. Les autres vies et recueils de miracles sont inégaux par la longueur des récits qu'ils proposent, la qualité des détails qu'ils fournissent. Il m'a en effet semblé que la diversité des textes devait offrir une image la plus juste de la représentation de l'exorcisme.

Notes
656.

Liber miraculorum sancti Faronis, AASS avril III, p. 735-744 (désormais abrégé en Liber miraculorum S. Faronis).

657.

De Sancto Virgilio, MGHSS XI, p. 89-95 (désormais abrégé en Liber miraculorum S. Virgilii) ; voir aussi "Virgilio" dans Bibliotheca Sanctorum XII, p. 1206-1208.

658.

Je remercie Monsieur Marcel Girault, auteur de La Vie de saint Gilles, Lacour, Nîmes, 1998, pour les informations et la documentation qu'il m'a apportée sur saint Gilles.

659.

Vita Sancti Aegidii, AASS, septembre, I, p. 303. Lors de sa jeunesse, alors que saint Gilles est encore en Grèce, un possédé se trouve à l'église alors que le saint y prie, le démoniaque est guéri à la simple adjuration du saint "et ut ab eo exiret maligno spiritui palam imperavit" (n°4 de la Vita), dans le cas suivant, saint Gilles se trouve dans la cathédrale Sainte-Croix d'Orléans, le possédé nu l'interpelle, saint Gilles chasse le diable en l'adjurant et en faisant le signe de croix sur son front (n°19 de la Vita).

660.

Liber miraculorum Sancti Aegidii, Analecta Bollandiana, t. IX (1890), p. 393-422 (désormais abrégé en Liber miraculorum S. Aegidii).

661.

"Sous nos yeux, devant le corps sacré de notre saint père…" (miracle 14) ; "Devant nous, Berthold raconta tous les événements dont nous avons fait le récit précédemment" (miracle 15) ; "Nous écoutâmes celui-là même qui avait été fait prisonnier nous raconter le déroulement de cette affaire…" (miracle 23) ; "Parmi le peu de choses qu'il nous reste à relater maintenant, comme autant de miracles, nous nous rappelons bien que ce sont des gens dignes de foi qui nous en ont rendu compte" (miracle 28) enfin, à propos de l'exorcisme : "En voyant se réjouir de sa santé retrouvée une femme dont auparavant nous avions vu les tourments, nous rendîmes au Dieu tout-puissant et à saint Gilles, son confesseur des grâces infinies pour un si grand miracle".

662.

Gilles exorciste apparaît dans un exemplaire enluminé de la Légende dorée de la bibliothèque Vaticane (v. 1290) Reg. lat. 534 fol. 167v ; une sculpture de saint Gilles exorciste au pilier Est face Nord de la cathédrale de Chartres (XIIIe siècle) ; une image du saint dans le Liber depictus copié en Bohème au XIVe siècle, cod. 370 fol. 62-63v de l'Osterreichiche Nationalbibliothek de Vienne. Il existe aussi au moins trois vitraux modernes montrant cette scène : à l'église saint Gilles de Montigny le Ganelon, l'église saint Nicolas de Blois, l'église saint Gilles à Les Tailles en Belgique.

663.

Miracula sancti Bernwardi, MGHSS IV, p. 782-786 (désormais abrégé en Liber miraculorum S. Bernwardi).

664.

Historia canonizationis et translationis S. Bernwardi, MGHSS IV, p. 786- (désormais abrégé en Translatio S. Bernwardi)

665.

De miraculis a Godehardo, MGHSS XI, p. 218-221(désormais abrégé en Liber miraculorum S. Godehardi).

666.

Miracula B. Eberhardi archiepiscopi, dans Gesta archiepiscoporum Salisburgensium, MGHSS XI, p. 101-103 (désormais abrégé en Liber miraculorum S. Eberhardi).

667.

J. Lenzenweger, Berthold, Abt von Garsten (†1142), Gräz-Köln, Böhlau, 1958, p. 225-269 (désormais abrégé en Vita S. Bertholdi)

668.

De S. Ascelina Virgine Ordinis Cisterciensis, AASS août IV, p. 650-655 (désormais abrégé en Vita S. Ascelina).

669.

De Sancto Bertrando archidiacono Tolosano et convenensi episcopi, AASS, oct. VII, p. 1176-1184 (désormais abrégé en Vita S. Bertrandi convenensis).

670.

De Sancto Girardo monacho, AASS nov. II, p. 494-509 (désormais abrégé en Vita S. Girardi).

671.

L'édition de J. Lenzenweger est préférable à celle des Acta Sanctorum AASS juil VI, p. 475-493 car elle tient compte des différents manuscrits, elle redonne un ordre au récit et date les ajouts.

672.

D. Knipping, Die Regesten der Erzbischöffe von Köln II, p. 226-227, n. 1180, cité par U. Brunn, L'hérésie dans l'archevêché de Cologne, (1100-1233), Thèse dactylographiée, dir. M. Zerner, Nice, 2002, p. 420.

673.

Anonymi Suessionensis narratio dans Guibert de Nogent, Quo ordine sermo fieri debeat, éd. R.B. C. Huygens, CCCM 127, Turnhout, Brepols, 1993 (désormais abrégé en Anonymi Suessionensis narratio). Ce document a été retrouvé par P. Poncelet lors de la préparation du Catalogus Codicum hagiographicorum de la bibliothèque Vaticane, le manuscrit fait partie du fonds de la Reine, lat. 1864, il provient de saint Médard, date des XIe-XIIe siècles et le texte figure aux folios 40-43. Dans l'édition citée, il fait suite au De pignoribus de Guibert de Nogent dans lequel Guibert s'explique par écrit à propos d'une dent du Christ.

674.

Il s'agit des Dedicationes de la Basilique Saint-Arnoul de Metz par le pape Léon IX (octobre 1049).

675.

Sur la présentation du document, voir l'introduction de R. B. C. Huygens, Guibert de Nogent, Quo ordine sermo fieri debeat, op. cit.

676.

Edmond Albe, Les miracles de Notre Dame de Rocamadour au XIIe siècle, Paris, Champion, 1907 (désormais abrégé en Liber miraculorum Sanctae Marie de Rupe)

677.

Kohler, "Translation de reliques de Jérusalem à Oviedo, VIIe-IXe siècle (bibliothèque de Cambrai ms 804 ; bibliothèque Thomas Phillips ms 299)", Revue de l'Orient latin, 5, 1897, p. 1-21 (désormais abrégé en Narratio de reliquiis), voir Annexe 7.