Les Vitae de saints consacrent parfois un temps long au récit de l'exorcisme, car il s'agit d'un rituel codifié qui ne peut s'accomplir que dans un espace et un temps consacrés, y compris au cours du récit. Avant d'arriver auprès du saint qui va le guérir, le possédé, et tous ceux qui l'accompagnent, entreprennent un grand et long voyage. L'exorcisme commence au moment où se mettent en route, pour se rejoindre, les principaux acteurs de ce drame.
Souvent, c'est le possédé qui vient au saint, lorsqu'il est inhumé dans un tombeau, comme nous l'avons vu dans le chapitre III. Grada, la possédée guérie sur le tombeau de saint Gilles du Gard en 1165, vit en Apulie, dans le diocèse de Tieti. Elle est d'abord emmenée par son mari à Rome dans les oratoires de Pierre et Paul où elle est tourmentée sans être guérie, puis à l'église Saint-Clet où un clerc adjure le diable de se nommer. Celui-ci indique alors qu'il ne sera expulsé que par saint Gilles. C'est ainsi que le couple se met en marche vers le Gard dans le sud de la France, ils s'arrêtent à Fidenza dans l'église Saint-Domnin, sans succès pour la guérison de la malade. Ce n'est qu'à Saint-Gilles du Gard qu'elle est finalement guérie 679 . Au cours d'une longue errance, de saint en saint, se dévoile le nom de celui ou de celle qui sera en mesure de sauver le possédé. Ainsi Sigewise, la possédée d'Hildegarde de Bingen, vit dans la partie inférieure du Rhin. Elle a été conduite auprès de plusieurs saints en plusieurs lieux. Au bout de sept années, elle est amenée à Brauweiler pour être libérée par saint Nicolas. Le diable indique alors Hildegarde, comme étant la seule capable de l'expulser 680 . Ainsi, les pèlerins semblent un jour récompensés de leurs efforts de prières mais aussi de l'épreuve physique qu'ils endurent. Le saint qu'ils cherchent leur est révélé.
Le plus souvent, donc, surtout quand il s'agit de reliques, le possédé va jusqu'au saint. Il entreprend, sous la conduite de son entourage, un voyage qui est celui des autres malades au Moyen Âge. Pierre-André Sigal a décrit les itinéraires de pèlerins à la recherche de guérisons miraculeuses aux XIe et XIIe siècles 681 . Ainsi, les grands chemins de pèlerinage d'Occident sont réputés pour être des lieux de guérison pour les possédés, le livre du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle le mentionne 682 . A Arles, un culte est rendu à saint Gilles : "O comme il est beau et profitable de visiter son tombeau ! (…) Un malade revêt la tunique de ce saint, il est guéri ; par son inépuisable vertu, un homme piqué par un serpent est guéri ; un autre possédé par un démon est délivré" 683 . Auprès des reliques de Marie-Madeleine transportées à Aix, "la vue est rendue aux aveugles, la langue des muets se délie, les boiteux se redressent, les possédés sont délivrés" 684 . A Tours, le livre du pèlerin rappelle la réputation de saint Jacques : "il rendit à la santé lépreux, énergumènes, infirmes, lunatiques et démoniaques ainsi que d'autres malades", les possédés qui s'approchent de la châsse sont immédiatement délivrés 685 . Si la possession est présentée rapidement par le Guide du pèlerin de Saint-Jacques, cela prouve néanmoins que, dans les esprits, les hommes et les femmes de l'époque étaient convaincus de l'efficacité des pèlerinages pour obtenir des guérisons. L'espace du théâtre de l'exorcisme ne se limite donc pas à quelques sanctuaires, mais s'étend aux grands et petits centres de pèlerinage qui ponctuent l'Occident chrétien.
Si le possédé va au saint en se rendant auprès des sanctuaires, c'est aussi le saint qui, au cours de ses pérégrinations, va au possédé. Par leurs voyages diplomatiques, Bernard de Clairvaux et Norbert de Xanten se déplacent en Occident et attirent les possédés. Au cours de son voyage en Italie, la réputation de saint Bernard se répand comme une traînée de poudre et il voit venir à lui de plus en plus de possédés 686 . Parfois, la rencontre entre le saint et le possédé ressemble à une coïncidence. A Nivelles, lors du passage de Norbert de Xanten dans la ville, un habitant amène sa fille possédée du démon depuis un an 687 . Dans le même récit, comme par prodige, c'est le diable qui suit Norbert qui, en tant que prédicateur, se déplace beaucoup : "le Malin vola rapidement jusqu'à Maestricht où se trouvait Norbert, il s'y empara de l'intendant d'un seigneur" 688 . Sainte Asseline qui est informée de la présence d'une possédée dans la vallée du Rhin, à côté de Cologne, se rend auprès d'elle. Saint Malachie fait même un exorcisme à distance 689 . Tous les déplacements qui rapprochent le saint du possédé, installent le récit dans une réalité délimitée, dans un espace précis, au cœur de l'Occident. La possession n'est plus, comme au Haut Moyen Âge, un phénomène des frontières de la chrétienté.
A cet espace s'ajoute un temps abondamment précisé. Certains récits d'exorcisme, mais ce n'est pas le cas de tous, nous le verrons, font du rituel une épreuve longue. Les indications temporelles en soulignent le suspense 690 . Le plus long des exorcismes est celui accompli par Hildegarde de Bingen sur Sigewise, qui est possédée depuis huit ans. L'exorcisme commence par l'acheminement de la possédée, victime du diable depuis sept ans, vers de nombreux lieux saints où se trouvent des reliques. A l'abbaye de Brauweiler, l'abbé avoue "de fait nous tous, avons déjà travaillé de nombreuses manières depuis trois mois", sans parvenir à bout du démon 691 . Il demande à la sainte des conseils mais "hélas, c'est désolant de le dire, l'Antique ennemi, par un mystérieux jugement de Dieu, revint et redemanda le réceptacle qu'il avait laissé" 692 . La Vita qui restitue la correspondance de la sainte avec l'abbé, donne l'impression d'une guérison de plus en plus difficile à obtenir. Amenée au monastère Saint-Rupert où se trouve Hildegarde, tout le temps de Carême est nécessaire pour venir à bout du démon : "depuis le jour de la Purification de Marie, nous ainsi que les gens des deux sexes de notre province, peinâmes jusqu'au samedi de Pâques par des jeûnes, des prières, des aumônes, des mortifications du corps" 693 . Le suspense n'est pas toujours ménagé sur un temps et un récit aussi longs. Le plus souvent, un ou deux jours sont nécessaires au saint pour venir à bout de la présence diabolique, à moins que le possédé ne soit immédiatement guéri 694 . L'hagiographe a ainsi la possibilité de choisir entre un récit qui souligne la libération immédiate du possédé – ce qui permet de démontrer la puissance du saint – et un récit beaucoup plus long qui vise à représenter et à mettre en scène cette puissance.
Le moment de l'exorcisme n'est pas choisi au hasard. Un exorcisme mené par saint Norbert comprend quelques précisions temporelles : "Il se faisait tard (…), il ordonna de rendre la jeune fille à son père et de la ramener à la messe du lendemain" 695 . Il existe des moments, des heures préférables pour accomplir le rituel, en particulier l'heure et le lieu de la messe 696 . L'heure tardive semble ne pas être propice à l'exorcisme : dans le silence de la nuit, le prieur du monastère visite le possédé, mais ne parvient pas à déloger son locataire 697 . De même, l'heure tardive est déconseillée par l'entourage de Norbert pour exorciser l'intendant de Maestricht 698 . La nuit et son obscurité sont en effet réputés être l'heure du diable, alors le saint homme s'y repose et reconstitue ses forces avant de reprendre le combat. Nombreux sont les témoignages qui évoquent des interventions du diable en plein cœur de la nuit 699 . Dans la vie de Berthold de Garst, les démons prennent, dans la nuit, l'apparence de chats multicolores de tailles différentes, comme dans un rêve, ils emplissent la terrasse où le saint se repose 700 . Ainsi, le moment de l'exorcisme est de préférence le jour lorsque les fidèles peuvent assister et participer, par leur présence, au rituel.
Liber miraculorum S. Aegidii, 30.
Vita S. Hildegardis, 21, p. 58.
P. A. Sigal, L'homme et le miracle dans la France médiévale, op.cit., p. 180 et suiv. ; voir aussi P. A. Sigal, Les marcheurs de Dieu : Pèlerinages et pèlerins au Moyen Âge, Paris, 1974.
Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, éd. trad. J. Vieillard, Paris, Vrin, 1984. C'est le cinquième livre du Liber sancti Jacobi (1139-1173).
Ibidem., p. 39.
Ibidem., p.53.
Ibidem., p. 61.
Vita prima S. Bernardi II, 10, c. 274 et suivants. Au chapitre 15 : "On entendit parler de ce que les milanais avaient fait et, dans toute l'Italie, on échangeait des opinions au sujet de l'Homme de Dieu. Il apparaissait qu'il était un grand prophète à la parole et aux actions puissantes car, en invoquant le nom de Dieu, il guérissait les infirmes et libérait les possédés du démon".
Vita A Norberti, 10, p. 680.
Ibidem., 14, p. 686.
Bernard de Clairvaux, Vie de saint Malachie, SC 367, 1990, p. 295.
Sur le temps au Moyen Âge, Le temps, sa mesure et sa perception au Moyen Âge, dir. B. Ribémont, Actes du Colloque d'Orléans, avril 1991, Caen, Paradigme, 1992.
Vita S. Hildegardis, 21, p. 59.
Ibidem, 21, p. 62.
Ibidem, 22, p. 64.
Vita S. Bertholdi, XXIX.
Vita A S. Norberti, 10, p. 680.
L'un des exorcismes accomplis par Berthold de Garst a lieu au moment de la messe Vita S. Bertholdi, XLIII, p. 265-266. Les vies de saint Norbert de Xanten et de saint Bernard de Clairvaux offrent de nombreux autres exemples d'exorcismes ayant eu lieu au moment de la messe, nous y reviendrons.
Vita A S. Norberti, 14, p. 686.
Ibidem, 14, p. 687.
Voir J. Verdon, La nuit au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1994 qui indique que la nuit est le territoire du diable selon les témoignages de Raoul Glaber et Guibert de Nogent.
Vita S. Bertholdi, XXXVI, p. 258.