Les possédés du Moyen Âge sont rarement seuls, comme la plupart des autres malades à la recherche de miracles 713 . Ils sont le plus souvent accompagnés de leur famille ou d'une partie de la communauté dont ils sont issus. Une rare possédée semble avoir été abandonnée des siens dans la vie de saint Bertrand de Comminges 714 . Les autres ont plus de chance. La mère et les chevaliers du pays toulousain accompagnent le jeune noble à Notre-Dame de Rocamadour pour obtenir sa guérison 715 . Les parents accompagnent la possédée noble que guérit saint Bertrand de Comminges 716 . Le père de la jeune possédée de Nivelles la présente à saint Norbert "avec des pleurs et des gémissements", l'intendant de Maestricht lui est présenté "sur les instances du peuple", quant au manant de Vivières, "les voisins le saisirent et le conduisirent à l'église" 717 . Sigewise est entourée d'un groupe d'amis qui veille sur elle et c'est l'abbé de Brauweiler qui la présente à Hildegarde de Bingen 718 . De même, l'illustration représentant l'exorcisme de saint Maur dans le Codex Benedicti (planche 52) montre bien le père en intermédiaire entre le saint et le reste de sa famille.
Il semble que l'entourage immédiat observe la possession comme une menace pour le malade pouvant aussi être dangereuse pour le reste de la communauté. L'homme qui présente son fils à saint Bernard avoue en pleurs "moi qui suis menacé par le danger de l'œuvre de damnation" 719 . Le diable ne menace pas seulement le démoniaque qui expérimente avant l'heure la peine du dam, châtiment des réprouvés qui consiste à être éternellement privé de Dieu et voué aux peines de l'enfer, il menace aussi son entourage qui craint une contamination. La célérité du diable, sa capacité à passer indistinctement d'un corps à l'autre sont en effet connus. Parfois, la communauté entière de la ville ou du village vient demander de l'aide au saint. Dans la vie de saint Bernard de Clairvaux, les Milanais accompagnent une femme "connue de tous" et toute la communauté supplie le saint ; plus loin, une autre habitante de Milan est "traînée par de nombreuses personnes à l'église du bienheureux Ambroise" 720 . Les villageois sont-ils sensibles à un malheur personnel ou sont-ils inquiets pour eux-mêmes ? Le proche ou la foule suppliante qui accompagnent le possédé vers celui qui saura le guérir, manifestent un empressement qu'il faut savoir comprendre. Au-delà du souci de sauver le malade lui-même, il existe peut-être le désir de se débarrasser d'un diable menaçant pour tous.
Après un long voyage, et vivant comme un drame les souffrances endurées par le possédé, le public est envahi par une immense ferveur et attend le spectacle de l'exorcisme avec un espoir mêlé de crainte. La publicité qui accompagne les miracles du saint provoque la mobilisation d'une ville, d'une région :
‘"On entendit cette parole, la rumeur s’enfla, et atteignit aussitôt toute la ville ; des églises, des palais, des carrefours, tous se rassemblent, de partout. Partout on parle de l’homme de Dieu, ils disent que rien n’est impossible quand c’est lui qui le demande à Dieu, ils disent, croient professent et affirment que les oreilles de Dieu sont ouvertes à ses prières. Ils ne peuvent se rassasier de le voir, ni de l’entendre. Les uns se précipitent pour être avec lui, les autres attendent devant la porte jusqu’à ce qu’il sorte. On s’arrête d’oeuvrer et de travailler, toute la ville reste en suspens devant ce spectacle, ils accourent, demandent à être bénis, et chacun croit qu’il lui sera salutaire de le toucher" 721 . ’La foule s'embrase à l'annonce de la venue du saint et de ses miracles. Toutes les activités prennent fin, la vue, l'ouïe, le toucher des fidèles sont en attente. Un profond désir de voir et d'approcher le saint aiguise l'intensité de ce moment 722 . La présence de Dieu est induite par la présence du saint. La lettre de l'abbé de Brauweiler à Hildegarde de Bingen le souligne : "C'est pourquoi tout notre espoir après Dieu est en vous" 723 . Un échange entre saint Bernard et les fidèles, restitué par Ernaud de Bonneval, permet de mieux saisir comme chacun comprend l'action de l'homme de Dieu :
‘"Elle est inouïe en notre temps pareille foi du peuple, pareille force de l’homme et il en résulta entre eux une discussion scrupuleuse, puisque l’abbé attribuait à leur crédulité la gloire des signes, et eux, il l’attribuaient à la sainteté de l’abbé, et ils sentaient avec certitude que tout ce qu’il demanderait à Dieu, il l’obtiendrait" 724 . ’Parmi les signes envoyés par Dieu, les miracles manifestent la grandeur divine. Pour le saint, envahi par l'humilité, c'est la foi des hommes qui fait les miracles, pour les hommes c'est sa sainteté. Chacun reconnaît à l'autre le mérite de la manifestation divine. Par leur attente, par la ferveur de leur prière, les fidèles contribuent à leur façon à l'accomplissement du miracle qui est un moment d'adhésion de tous à la communauté. De plus, selon Landolf de Saint-Paul, historien de la ville de Milan, saint Bernard est attendu dans la cité italienne comme un nouveau saint Ambroise, auteur de nombreux exorcismes 725 . Ernaud ne mentionne pas cette comparaison la jugeant probablement inutile.
Trois éléments contribuent donc à faire du cadre du récit de l'exorcisme une scène de théâtre : l'espace et le temps éléments essentiels de la narration de l'intrigue, la présence d'un public empli de crainte et d'espoir, l'existence d'une scène au centre de laquelle se trouvent les acteurs.
P. A. Sigal, L'homme et le miracle, op. cit.
"Mulier quaedam, indigena de valle, quae vocatur Aram, erat obsessa a daemone ; vexabatur ab immundo spiritu, incutiebat terrorem videntibus, erat vicinis et notis abominatio, confusio et abjectio hominum ; parentes et amici exhorrebant quam plurimum, et consortium suum vitare cupitens, negligebant eam, quoniam facta erat vas contumeliae et habitatio tenebrarum", Liber miraculorum S. Bertrand Convenensis, n. 32.
Liber miraculorum S. Marie de Rupe, 35, p. 130-132.
Vita S. Bertrand Convenensis, n. 12.
Vita A Norberti, 10, p. 680 ;14, p. 687 ; 15, p. 690.
Vita S. Hildegardis, 20-22.
Vita prima S. Bernardi, II, 16, c. 278.
Ibidem, 10-12, c. 274-276.
Ibidem, 10, c. 274.
Peter Brown décrit, pour l'Antiquité tardive, une translation de relique qui suscite une attente tout à fait comparable : "Ce qui importait, c'était l'arrivée elle-même. C'était là un symbole sans ambiguité de la constance de Dieu dans sa capacité de pardon à l'égard des habitants de cette ville, déchirée par les tensions", P. Brown, Le culte des saints, son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, Cerf, 1984, p. 120.
Vita S. Hildegardis, 21, p. 59.
Vita prima S. Bernardi, II, 10, c. 274.
Landolf de Saint-Paul, Historia Mediolanensis, MGHSS XX, p 17-49.