- Le saint

Le saint qui s'apprête à accomplir l'exorcisme se prépare au combat. Il convient d'établir les dispositions dans lesquelles il se trouve pour mener à bien le face à face. A la fois humble et combattant, il appartient à la militia Christi telle qu'elle est définie au Haut Moyen Âge 779 . Dans la Vita prima de Bernard de Clairvaux, le saint est décrit de la manière suivante :

‘"Une telle foi du peuple ne donnait pas à l’homme de Dieu la moindre honte. Enseigné par l’humilité, il ne prétendait pas faire l’expérience de l’inhabituel, et devant la demande insistante du peuple, il rougissait à l’idée de résister très obstinément à la charité de ceux qui le sollicitaient. Et il lui semblait qu’il offenserait Dieu, et qu’il semblerait obscurcir sa toute puissance par défaut de foi, si sa foi propre ne s’accordait pas à celle du peuple. Il brûlait intérieurement, et tout en affirmant que les signes ne doivent pas être produits pour ceux qui ont la foi, mais pour les infidèles, il confie à l’Esprit Saint ses audaces, et tandis qu’il se plonge dans la prière, une force s’échappe de lui par l’effet du ciel." 780

L'humilité, valeur monastique par excellence dans la Règle de saint Benoît 781 , implique que le saint se soumette à la volonté de ceux qui lui manifestent leur foi. Cet aspect de la Règle influence fortement l'Église médiévale, saint Bernard l'a en partie reprise dans la Charte de charité appliquée à Cîteaux en 1119. A l'humilité du saint, il faut aussi ajouter la compassion qu'il ressent pour le possédé 782 .

Chaque saint engage son combat contre le diable à sa manière, comme un athlète. Saint Norbert de Xanten est à la fois combattant et ascète, il ne veut laisser ni de temps ni de place au démon :

‘"Encore vêtu de ses ornements, tout rempli de la force du Saint-Esprit, le saint s’avança pour combattre l’ennemi. Quelques frères le priaient de ménager sa santé car il était déjà tard. Ils dirent que le cas était accidentel et que l’on ne pouvait traiter tous les démoniaques. Norbert s’indigna, de la voix et du regard, il les reprit sévèrement : “Ne savez-vous pas, mes frères, que c’est par l’envie du diable que la mort a été introduite dans le monde ? Elle y est toujours et ne veut pas en partir. Si Satan se mêle si souvent et de façon si gênante de nos affaires, c’est qu’il cherche à me rendre odieux, à rabaisser la parole de Dieu dont je suis le ministre, à en détruire l’effet chez ceux qui l’ont reçue. S’il ne peut y arriver en secret, il le fait ostensiblement avec son arrogance habituelle. N’avez-vous pas entendu la Vérité même nous assurer que le diable cherche à ôter des coeurs la semence de la parole de Dieu ?” 783

En effet, face au peuple, le saint est avant tout un combattant, conscient de la difficulté de la tâche à accomplir. Le diable n'est pas un modeste ennemi, c'est l'opposant par excellence et Norbert rappelle à cette occasion les rudiments de la démonologie de l'époque. L'action du saint est d'autant plus prestigieuse qu'il sait mettre son ennemi à sa juste place et lui reconnaître sa puissance. Les textes insistent sur la capacité du diable à être dans le corps de l'homme : "L'homme de Dieu sut que le diable s'attachait à ses entrailles et qu'il ne serait pas facile de le faire partir de sa demeure" 784 . Hildegarde de Bingen, dans ses visions, a acquis une connaissance des démons qui lui permet de reconnaître à qui elle a affaire. Le récit de l'abbé de Brauweiler lui pemet d'établir le diagnostic :

‘"Il y a diverses sortes d’esprits malins. Ce démon sur lequel tu m’as questionnée a des ruses que l’homme assimile dans ses vices. Il reste donc volontiers avec les hommes et la croix du seigneur et les reliques des saints et tout ce qui regarde le service de Dieu, il le néglige et s’en moque et ne le craint guère. Il n’aime pas tout cela, sans doute, mais il se garde de le fuir, tel un homme sot et négligent qui fait peu de cas des paroles et menaces proférées contre lui par les sages, c’est pourquoi il est plus difficile à expulser qu’un autre démon" 785 .’

Non sans mépris, Hildegarde affirme que ce démon-là est tellement ignorant et insensible que rien de ce qui effraie habituellement les autres n'a de prise sur lui. Elle compare son ignorance à la sottise humaine, une difficulté pour celui qui tente d'imposer sa foi. Le combat qu'elle inaugure est une lutte éprouvante qui se manifeste dans son organisme. Hildegarde subit en effet un malaise d'une année après sa lutte contre le diable : "Je m'écroulais dans le lit de la maladie et, en aucune manière, je ne pus me relever de ce poids" 786 . C'est dans un combat que le saint s'engage. Ce combat d'Hildegarde de Bingen est exceptionnel car elle est l'une des rares femmes à avoir fait des exorcismes avec sainte Geneviève, Radegonde et Asseline. C'est le charisme de ces femmes exceptionnelles qui en fait des athlètes du Christ. Hildegarde s'est déjà arrogé le droit de prêcher, et Eugène III a officiellement reconnu son don prophétique lors du synode de Trèves en 1147-1148. Ce charisme permet à Hildegarde d'être à l'origine de l'unique ordo d'exorcisme identifié et daté au XIIe siècle, mais nous y reviendrons.

La vie de saint Bernard de Clairvaux exprime au moyen de plusieurs métaphores la nature de cette lutte :

‘"D’autres affaires survinrent alors, et au diable fou, qui assiégeait et dévastait le corps de quelques uns, fut opposé l’étendard du Christ. Sous la menace de l’homme de Dieu, tandis qu’une force supérieure survenait, effrayés et tremblants, les démons s’enfuirent en désordre des foyers possédés. Voici la nouvelle légation, non pas celle qui diffuse l’ordre venu de Rome, mais celle qui, se fondant sur les lois divines, produit le décret de foi, en publiant les lettres écrites avec le sang du Christ, et marquées de la bulle de sa croix, l’image qui a autorité pour soumettre et courber devant elle ce qui est sur terre et en enfer" 787 . ’

"L'étendard du Christ" ou "Christi vexillum" qui est évoqué ici, fait référence à la liturgie de la Passion. L'hymne Vexilla Regis Prodeunt est chanté à Vêpres le dimanche des Rameaux, au moment où la puissance du Christ est à son sommet. La prière qui exalte le sang du Christ qui, avec l'eau et la croix "doivent nous purifier de nos crimes" 788 , l'image de la Croix et du sang de la Passion, efficaces contre le Mal, sont des thèmes très présents dans le christianisme et sont au centre de la liturgie de l'exorcisme. L'allusion du texte à la "nouvelle légation", qui n'est pas celle du pape mais celle du Christ, se comprend à l'éclairage du schisme de l'Église qui est en arrière plan de ce texte, nous y reviendrons. Le Vexillum, confectionné pour les combattants du Christ, est le signe visible des légations organisées dans toute la chrétienté. Pour lutter contre le diable, le saint reçoit en modèle la Passion du Christ. En plus de l'étendard symbolique, le combattant part muni d'insignes : "Encore vêtu de ses ornements, tout rempli de la force du Saint-Esprit, le saint s'avança pour combattre l'ennemi" 789 . Saint Norbert porte l'aube et l'étole. L'aube est la longue robe de lin blanc portée par les officiants pour célébrer la messe et l'étole sacerdotale se porte croisée sur l'aube. L'exorciste n'a pas de vêtement particulier pour engager le combat, il officie en tant que prêtre ou évêque. C'est la force de l'Esprit Saint qui agit contre le démon :

‘"En figure des sept dons de l'Esprit, il y aura sept prêtres pour que l'Esprit de Dieu qui, au commencement planait sur les eaux, et qui insuffla au visage de l'homme le souffle de vie, expulse l'esprit immonde de l'homme éprouvé" 790 .’

Les dons de l'Esprit Saint sont les qualités créées par Dieu en l'homme pour le rendre docile à l'action de l'Esprit et lui permettre l'exercice des vertus. Ils sont au nombre de sept : sagesse, intelligence, science, crainte de Dieu, conseil, force, piété. Ils sont la conséquence des trois vertus théologales et donnent naissance aux quatre vertus morales. Parmi ces vertus, la force (fortitudino) du saint est évoquée lorsqu'il se confronte au diable.

Le saint qui s'apprête au combat contre le diable est un athlète qui se présente dans l'arène. Conscient de la difficulté de la tâche à accomplir, il ne sous-estime pas son ennemi. En accordant au diable la place de l'opposant par excellence, qui est à l'origine de la perdition humaine, il donne au combat à venir toute sa valeur et sa dimension spectaculaire.

Notes
779.

Voir P. Dinzelbacher, Angst im Mittelalter. Teufels, Todes und Gotteserfahrung : Mentalitätsgeschichte und Ikonographie, Paderborn, Ferdinand Schöning, 1996.

780.

Vita prima S. Bernardi, II, 10, c. 274.

781.

"Le premier degré de l'humilité est que l'on se souvienne toujours ce que Dieu a prescrit en repassant toujours dans son esprit de quelle façon la Géhenne brûle à cause de leurs péchés, ceux qui méprisent Dieu. Le second degré est qu'on imite dans sa conduite cette parole du Seigneur disant 'Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais celle de Celui qui m'a envoyé'. Le troisième degré est qu'on se soumette au supérieur (…). Le quatrième degré est que, quand on se voit imposer des choses dures et contrariantes, on embrasse patience et que, tenant bon, on ne se décourage ni ne recule. Le cinquième est que, par une humble confession, on ne cache à son abbé aucune pensée mauvaise, ni des mauvaises action qu'on a commises. Le sixième degré est que le moine, par rapport à tout ce qu'on lui commande, se juge comme un ouvrier mauvais et indigne", A. de Vogue, J. Neufville, La Règle de saint Benoît, SC XXX, Paris, Cerf, 1972, p. 181-182.

782.

compassus est aetati, et vehementiae anxietatis ejus condoluit, Vita prima Bernardi, II, 11, c. 275.

783.

Vita A S. Norberti, 14, p. 687.

784.

Vita prima S. Bernardi, II, 13, c. 276.

785.

Vita Hildegardis, 21, p. 60.

786.

Vita Hildegardis, 20, p. 56.

787.

Vita prima Bernardi, II, 10, c. 274.

788.

Quae vulnerata lanceae mucrone diro, criminum ut nos lavaret sordibus, manavit unda et sanguine, O crux, ave, spes unica, hoc Passionis tempore, piis adauge gratiam, reisque delere crimina, Office de la quinzaine de Pâques à l'usage de Rome, Tours, Mame, 1877, p. 185-186.

789.

Vita A S. Norberti, 14, p. 687.

790.

Vita Hildegardis, 21, p. 60-61.