C. - Le spectacle

Les éléments du décor placés, les acteurs présentés, le spectacle de l'exorcisme peut enfin commencer. Il est décomposé en trois grandes unités de sens : l'interrogatoire du démon, la prise de parole diabolique et l'expulsion du diable.

- L'interrogatoire du démon

Dans le livre des miracles de saint Godehard, apparaît un interrogatoire d'un démon qui possède une enchanteresse :

‘"Au temps où saint Godehard résidait dans la cité de Ratisbonne, sans doute pour une affaire de son monastère, là une femme assiégée par le diable, fut conduite à lui pour être guérie par lui. Voyant cela, l’homme de Dieu dit : “Réponds-moi, esprit immonde, aux questions que je te pose, que fais-tu ici dans une créature de Dieu ?” A cela le démon répond : “Je possède son âme de plein droit, car elle est une enchanteresse (incantatrix), et par elle j’ai gagné de nombreuses âmes”. Et l’homme saint de répondre : “Pourquoi les enchantements font-ils qu’elle est tienne ?” Le démon dit : “N’as-tu pas lu que le Seigneur a ordonné d’exterminer les devins, et les enchanteurs ? Que font de telles personnes si ce n’est qu’elles me servent, moi et mes princes ? En effet, ce sont des idolâtres, mais c’est à peine si nous pouvons en posséder certains à bon droit car ils sont pris dans le filet des vices. Ignores-tu que parmi mille enchanteresses ou devins c’est à peine si l’on en trouve un qui veuille bien avouer le vice ? En effet, nous leur clouons la bouche de sorte qu’ils ne veuillent en rien parler de telles choses” " 791 .’

Le saint commence par interroger le démon pour l'amener progressivement à se dévoiler. Il possède une femme qui l'a invoqué. La leçon est simple : ceux qui invoquent le démon sont à lui, il est naturel qu'il les possède. Cela fait, le diable leur cloue la bouche et les empêche d'avouer leurs fautes, ils sont donc dans l'impossibilité de lui échapper. Amené par le saint à parler, le diable est déjà affaibli, se plaint, implore sa gentillesse et tente de l'amadouer. L'exorciste profite de ce moment pour faire un rappel des connaissances théologiques élémentaires par le biais d'une prière d'exorcisme qui suit ce texte. Ainsi, le cœur de l'exorcisme est l'interrogatoire du démon. A cette occasion, le saint ou l'exorciste fait dire au diable qui il est vraiment, ses ruses et la menace qu'il représente. Le démon profite en effet de ce moment pour se vanter de ses exploits qui sont autant de conquêtes dans les âmes humaines. Ainsi poussé par le saint à se dévoiler, le diable révèle la vérité de l'Église aux hommes. Comment comprendre cet interrogatoire et la révélation de la vérité par le diable ? Pour Michel de Certeau, "l'exorcisme est une entreprise de dénomination destinée à reclasser une étrangeté fuyante dans un langage établi" 792 . Il n'est jamais dit, dans les exorcismes du XIIe siècle, que l'exorciste s'adresse au possédé. L'individu est nié, c'est le diable qu'il s'agit d'identifier. Comme le souligne Michel de Certeau, l'exorciste fournit à l'avance au possédé la condition et le lieu de son dire, l'interrogatoire établi par le savoir investigateur détermine les réponses. Cela est d'autant plus vrai dans les sources hagiographiques où l'ensemble du texte est destiné à la glorification de l'action du saint. Le diable des exorcismes n'est donc concevable que parce qu'il donne les "bonnes" réponses aux questions qui lui sont posées, comme le révèle le démon espiègle de la translation des reliques de saint Jacques 793 :

‘“Interrogez-moi sur tout ce que vous voulez, je vous répondrai et vous indiquerai ce que vous ne savez pas. Je parlerai au sujet des rois, des comtes, des princes et des puissants, des autorités apostoliques et des pontifes, des légats et des primats, des clercs et des prêtres, des moines et des moniales, des pauvres et des riches, des maîtres et des serviteurs, des mariés et des continents, des fous et des sages, je répondrai sur tous ces sujets et sur les autres s’il vous convient de m’interroger.”’

Il apparaît donc que la nature même de l'interrogatoire de l'exorcisme est de faire apparaître la vérité, le personnage du diable semble même avoir été inventé et conçu pour cela.

  • Un document à part : l'interrogatoire du manuscrit de Dendermonde

Les interrogatoires du diable occupent une partie de l'exorcisme dans les vies de saints mais ne sont jamais autant développés que celui qui figure dans le manuscrit de Dendermonde 794 . Ce texte, que nous avons déjà mentionné, est exceptionnel dans les sources du XIIe siècle qui concernent l'exorcisme. Les cent vingt questions posées au diable seraient, si la date est bonne, un des premiers documents de ce genre 795 . Hildegarde de Bingen, dans l'une des lettres reprises dans sa Vita, semble raconter l'interrogatoire du manuscrit de Dendermonde :

‘"Pendant ce temps, sous la puissance de Dieu, l’esprit malin est contraint de parler malgré lui, devant le peuple du salut (venant) du baptême, du sacrement du corps du Christ, du danger des excommunications, de la perdition des cathares et de leurs semblables. Beaucoup ont été renforcés dans la foi, beaucoup ont été amenés à se corriger plus promptement que leurs péchés. Mais quand je le vis en une vraie vision proférer des faussetés, je le lui ai reproché aussitôt. Il grinçait des dents contre moi. Mais je ne l’ai pas empéché de parler quand il proférait ce qui est vrai, à cause du peuple" 796 .’

Sur plusieurs jours, en effet, un prêtre interroge un démon sans que le mot exorcisme ne soit mentionné. Il commence par demander à l'assistance de se confesser, ce qui fait souffrir le démon, puis des excommuniés étant arrivés entre temps, le démon se tait. Il faut attendre que les excommuniés soient dénoncés et qu'ils réclament l'absolution au prêtre pour que l'interrogatoire commence, abordant divers sujets sans logique apparente 797 . L'interrogatoire du démon revêt une dimension pédagogique et connaît une progression. C'est un prêtre (sacerdos) qui fait avouer au diable qui il est et qui l'interroge par des questions les plus diverses. Hildegarde de Bingen est présente, elle intervient, l'interroge, révèle, par ses visions, la connaissance qu'elle a de lui. Ensuite, comme soumis, le diable fait des révélations sans qu'il ne soit plus nécessaire de lui poser des questions. Hildegarde de Bingen souligne que le démon est contraint, qu'il résiste, mais que la proclamation des vérités de la foi est rendue nécessaire par la présence du public. Car l'exorcisme n'est pas le dévoilement de l'inquiétante étrangeté du diable mais l'exposé d'une doctrine de la foi conforme à ce que l'Église souhaite que le public entende. L'exorcisme est le moment du discours moralisateur.

Ainsi, le démon révèle que, par la vraie confession, le diable perd la mémoire des péchés, est rendu aveugle 798 . Ceux qui confessent leurs péchés et accomplissent leurs pénitences sont perdus pour le diable, alors que ceux qui ne les font pas correctement lui reviennent 799 . Le diable ne sait pas les pensées des hommes, mais ces derniers les trahissent par un signe du corps et ainsi, le démon sait si elles sont mauvaises. Ces mauvaises pensées sont suggérées par le diable mais l'homme, avec de la volonté, peut s'en détacher 800 . Lucifer est en enfer, mais les démons sont parmi les hommes et écrivent leurs péchés, ainsi le diable en a la mémoire 801 . Le démon s'attaque plutôt aux baptisés car les non-baptisés sont déjà à lui 802 . Quand un bon ange envoie un homme au purgatoire, il ne peut être tourmenté au-delà de la mesure et il peut être aidé par des messes, des oraisons, des aumônes et des jeûnes ; les âmes du purgatoire se reposent le dimanche 803 . Les juifs et les païens, qui meurent sans baptême, vont en enfer, le diable les aide à pécher 804 . Les fêtes de l'Église, le chant troublent le diable 805 . Toutes ces questions qui prouvent la science du diable font penser aux thèmes abordés dans les exempla sur la possession et l'exorcisme tels que nous les verrons dans les chapitres VII et VIII.

Certains thèmes sont plus approfondis que d'autres, c'est le cas des points du dogme ou de la pratique rejetés par les hérétiques comme le libre arbitre des anges ou la pénitence. En effet, il est beaucoup question des cathares dans ce texte qui fait écho au contexte religieux du XIIe siècle 806 . Même s'il n'est pas daté, les échanges entre Hildegarde et l'abbé de Brauweiler au sujet de l'exorcisme de Sigewise datent de 1169. Or l'hérésie est attestée à Cologne depuis 1143-1144 807 et, dans les années 1150, les cathares possèdent en Rhénanie une structure ecclésiastique organisée 808 . Les foyers d'hérésie restent très actifs par la suite. C'est en effet à Cologne et dans le milieu favorable à la réforme du clergé que nait le terme de cathare. Le discours réformateur se double en effet d'un discours anti-hérétique qui donne son identité et ses contours à une déviance encore diffuse jusque là. Uwe Brunn a montré que c'est par ses écrits dans le Liber contra hereses katarorum composé entre 1155 et 1160, qu'Eckbert de Schönau (vers 1120-1184) nomme le catharisme pour la première fois et lui donne son contenu. Elisabeth, sa sœur (1129-1165) et Hildegarde de Bingen contribuent chacune par leur correpondance et par leurs œuvres à la diffusion de l'idée selon laquelle les hérétiques cathares sont des envoyés du diable 809 . Elisabeth de Schönau évoque ses craintes au sujet de l'hérésie dans une lettre 810 à Hildegarde alors qu'Hildegarde s'engage publiquement à Cologne contre les cathares en 1163 811 .

Le texte mentionne plusieurs événements liés aux cathares. Dans la dernière partie de l'interrogatoire, le diable s'interrompt et indique que l'un de ses compagnons du nom de Suslufut et Snelhart se vante d'être en faveur auprès de Lucifer après lui avoir annoncé que des cathares viennent de tuer un enfant à Mayence 812 . Le texte diffuse ainsi la rumeur ancienne selon laquelle les hérétiques sont des meurtriers d'enfants qui brûlent ces corps et en dispersent les cendres 813 . Paul de Chartres avait évoqué en effet dans son Vetus Agano composé vers 1080 les pratiques des hérétiques d'Orléans démasqués en 1022. Au cours de leurs réunions illicites, les hérétiques s'unissent dans le noir, les enfants nés de ces unions sont brûlés et, de leurs cendres, est fait un pain doté de pouvoir magique, tous ceux qui en mangent tombent sous le charme et ne peuvent plus sortir de la secte. Guibert de Nogent reprend ces thèmes à propos des hérétiques de Bucy près de Soissons arrêtés en 1120. Comme les précédents, ils auraient fait du pain avec les cendres des enfants nés de leurs orgies sexuelles. A Cologne, en 1163, selon les Annales d'Hirsau, le chef d'un groupe d'hérétiques flamands fit pour ses compagnons une eucharistie composée d'eau, de cendre et de pain, qu'il leur donna à manger en guise de viatique 814 . Le motif du chat diabolique est aussi évoqué. Cette créature de grande taille, les adeptes de l'hérésie l'honorent par un baiser sur les parties génitales 815 . Le rôle funeste attribué au chat noir entre 1180 et 1230 est déterminé par la volonté des théologiens de doter les hérétiques d'un attribut animalier qualifié, capable de renouer avec un imaginaire ancien concernant les sectes, et par les théories et les pratiques de la médecine ou de la magie populaire qui les avaient accaparés comme objets de conjurations démoniaques et de pratiques occultes. Les cathares finissent par être associés à des rites d'adoration du diable sous forme de chat 816 . Le manuscrit de Dendermonde reprend donc, au XIIe siècle, des rumeurs qui étaient déjà bien diffusées à propos des hérétiques.

La place d'Hildegarde de Bingen dans la grande œuvre de dénonciation des hérétiques qui voit le jour à Cologne dans ces années 1160 doit être précisément établie afin de mettre en perspective le texte du manuscrit de Dendermonde. Le sermon d'Hildegarde de Bingen à l'église de Cologne en 1163 n'est pas un avertissement au sens strict mais il évoque "les hommes du présent qui sont dans l'erreur" et un peuple du futur "séduit et envoyé par le diable" qui menacerait le clergé entier 817 . Le but d'Hildegarde de Bingen est d'annoncer un danger pour servir la réforme du clergé. Une visio d'Hildegarde qui date de 1163 et rédigée par la suite, complète l'annonce de la menace : les hérétiques sont liés au dragon de l'Apocalypse qui ouvre sa bouche contre le ciel comme les viscères de cette bête rejette les "pires impuretés" 818 . Ils invitent à la méchanceté et à l'erreur, semblent être les prophètes de Dieu mais ne sont que les blasphèmes du diable. La visio à peine écrite est envoyée à l'église de Mayence, or l'incident évoqué dans l'interrogatoire mentionne un meurtre d'enfant dans la même ville.

Si Laurence Moulinier a bien établi la place donnée au catharisme dans l'interrogatoire de Dendermonde 819 , elle n'a pas relevé un fait important qui se trouve dans la vie d'Eckbert de Schönau, écrite par Emecho et que souligne Uwe Brunn. La Vita indique qu'au moment où il est moine de Schönau, à Bingen, une femme assaillie par le diable est guérie par les prières d'Hildegarde. De façon inattendue, ce n'est pas le diable qui se manifeste mais la volonté divine : la femme révèle les noms et adresses de quarante habitants de Mayence qui sont tous des cathares et indique où ils ensevelissent leurs morts. Les révélations sont vérifiées mais les suspects d'hérésie n'avouent pas vraiment leur crime et ne peuvent être convaincus d'hérésie. Alors, Eckbert se rend chez eux et fait apparaître leurs erreurs, grâce à son expérience de l'hérésie acquise à Bonn 820 . Il est difficile de ne pas reconnaître dans cette possédée anonyme Sigewise, la possédée guérie par Hildegarde de Bingen. Jamais en effet les sources ne mentionnent qu'elle aurait aidé, au cours de son interrogatoire, à découvrir le foyer de cathares de Mayence. La chronologie donnée par Uwe Brunn au sujet de la persécution des cathares de Mayence, soit une fourchette allant de 1165 à 1179 correspond assez précisément à la date de rédaction supposée du texte donnée par Laurence Moulinier, soit entre 1169 et 1176. Il semble que dans le cas de cette persécution, les autorités ecclésiastiques de Mayence, Hildegarde et Eckbert ont travaillé ensemble : Eckbert aurait influencé Hildegarde dont la vision aurait été utilisée. Mais Uwe Brunn note, sans s'y attarder, la manière dont le foyer cathare de Mayence est révêlé. Il me semble que, pour la première fois, le diable dénonce, au cours d'un exorcisme, des adresses et des noms d'hérétiques, il est l'auxiliaire direct de l'Église. Le drame de la possession de Sigewise et son exorcisme sont ici sublimés par la dénonciation des hérétiques. A partir de tous ces textes qui accompagnent l'exorcisme d'Hildegarde de Bingen, l'interrogatoire du diable devient le moment de la révélation divine.

L'interrogatoire du diable, tel qu'il apparaît dans le manuscrit de Dendermonde, entretient aussi des liens importants avec plusieurs dialogues avec des revenants. Dans son Livre des Merveilles, Gervais de Tilbury évoque le retour d'un jeune homme blessé à mort dans une embuscade en juillet 1211 821 . Il apparaît à plusieurs reprises à sa jeune cousine de onze ans qui vit à Beaucaire et qui lui transmet les questions de ses voisins, le prieur de Tarascon, l'évêque d'Orange et elle leur rapporte ses réponses. Dans le Dialogue avec un fantôme 822 , l'interrogatoire du revenant, Gui de Corvo, est fait par le prieur dominicain en 1324 Jean Gobi, il est établi par procès-verbal. Enfin, au XVe siècle, le paysan Arnold Buschmann est visité par son grand-père et, après avoir été importuné un temps par ce revenant, il l'interroge 823 . Ces trois textes ont pour point commun de révéler par l'intermédiaire de questions, un certain nombre de vérités sur l'au-delà qui préoccupe les hommes et les femmes de l'époque. La situation n'est pas comparable aux exorcismes dans la mesure où il s'agit de revenants et non de démons, mais le contenu des questions et celui des réponses présentent des ressemblances. Les questions portent en effet sur l'aide que l'on peut apporter aux morts, le purgatoire, le ciel et l'enfer, la confession, si bien que l'on peut se demander si le texte du manuscrit de Dendermonde n'est pas un précurseur des interrogatoires de revenants qui ont suivi 824 .

L'interrogatoire du diable est important pour la suite car il fait apparaître la figure du démoniaque des exempla, domestiqué et seul capable de révéler la vérité.

  • L'exemple de la vie de Berthold de Garst

Une autre vie de saint du XIIe siècle fait apparaître ce personnage du diable qui dit la vérité avec l'étrange récit d'un exorcisme qui échoue. Dans la vie de saint Bertold de Garst, les frères du monastère choisissent d'utiliser la démoniaque pour connaître la vérité :

‘"Il y avait, non loin du monastère, une femme appelée Haiza qui était pleine d’un démon, pour laquelle il (saint Berthold) fit d’importants et longs efforts. Mais il ne put faire sortir d’elle l’esprit mauvais : elle avait la force de parler, ou du moins en aboyant et en jappant, tant qu’il vivait. Mais, après sa mort, affectée de bavardage au-delà de la mesure, le diable montrait au maître décédé que lui présent, il n'ouvrait plus la bouche. Un certain jour, le seigneur Adelram, qui, plus tard, devint abbé de Chremsmunster, vint, alors que certains frères avaient été réunis, pour l'interroger. Il commença à lui adresser les paroles suivantes : “Dis, demanda-t-il, qu’est-ce qui te fait parler comme cela, alors que nous savons tous que les jours précédents tu étais totalement muette ?” “Celui qui gît, enterré dans le monastère, tant qu’il a vécu, m’enleva le pouvoir de parler. Maintenant qu’il est mort, aucune crainte ne m’empêche de parler.” Il la poussa à lui répondre, par de très nombreuses adjurations, aux questions qu’il lui posait. Or, à ce moment, deux moines de ce même monastère étaient morts. L’un s’appelait Erchenger, il était père de deux enfants dont il avait fait don au monastère et, après une vie passée dans la mollesse et la volupté, il s’était converti à Dieu dans sa vieillesse. L’autre, Dietmar, était cellerier du monastère et le cours de sa vie était répréhensible, mais il pratiquait fortement la charité. Le seigneur Adelram interrogea donc cette possédée, l’adjurant de manière terrible de dire, ou plutôt que l’esprit qui était en elle, dise la vérité sans mentir : “Où est le seigneur Erchenger ?” “Celui-ci, dit-elle, c'est nous qui l’avons.” Il l’interrogea ensuite au sujet de l’autre, c'est-à-dire le seigneur Dietmar et lui demanda où il était. A cela elle répondit : “Il a été conduit à notre sort”, mais, un moine ayant dit au moment de sa mort : “ Dieu tout puissant qu’il te rende tout le bien qu’il m’a fait” et un autre : “ Pieux Seigneur, qu’il te rétribue, de tout le bien dont tu m’as fréquemment soutenu”, et d’autres prières identiques alors que nous pensions qu’il arrivait, il s'échappa soudain. Quant à celui que nous avons, nous ne le posséderons pas longtemps ; parce que nous sommes sur le point de le perdre grâce à deux de ses filles qu’il a à Admont". C'est ce que cette femme a déclaré, dans cet ordre même, sous la contrainte de trop nombreuses conjurations. A sa mort, elle ne fut pas libérée du démon ; mais elle ne put empêcher la consolation d’autres que le Dieu tout puissant voulut rendre au salut par son bien aimé". 825

La possédée révèle que deux clercs, morts récemment, appartiennent au diable, c'est-à-dire séjournent en enfer. Au moment de cette révélation, la prière des moines leur permet d'échapper au démon 826 . Il semble que ce soit l'une des premières fois qu'une possédée est laissée telle qu'elle est, et utilisée pour connaître l'au-delà. Dans un autre exorcisme, celui de l'intendant de Maastricht accompli par saint Norbert de Xanten, le diable révèle au cours de l'exorcisme, qui a lieu en public, les péchés des hommes et des femmes qui assistent à la scène et qui n'ont rien révélé en confession, les pécheurs dévoilés quittent l'église 827 .

L'interrogatoire et l'aveu du diable ne se font pas sans difficultés car ils impliquent que l'exorciste y mette le ton : ainsi l'intervention attribuée à Hildegarde de Bingen dans le manuscrit de Dendermonde, ou l'intervention d'Adelram qui adjure le diable "de manière terrible". L'interrogatoire fonctionne comme un écran qui révèle la parole de l'Église car, comme dans les procès de l'inquisition, "l'écrit fait taire la voix de la personne interrogée", "la parole de l'accussé ne fait qu'homologuer ce que le juge propose" 828 .

Notes
791.

Liber miraculorum S. Godehardi.

792.

M. de Certeau, "Le langage altéré. La parole de la possédée" dans L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 261.

793.

Translatio de reliquiis, voir le texte en Annexe 7.

794.

Texte édité dans L. Moulinier, "Unterhaltungen mit dem Teufel : Eine französische Hildegard-Vita des 15. Jahrhunderts und ihre Quellen", dans Hildegard von Bingen in ihrem historischen Umfeld. Internationaler wissenschaftlicher Kongreß zum 900jährigen Jubiläum, 13-19 September 1998, Bingen am Rhein, éd. A. Haverkamp, Mayence, Philipp von Zabern, 2000, p. 519-560 ; voir Annexe 8.

795.

Nous avons signalé plus haut les articles de L. Moulinier qui étudient ce texte qui figure à la fin d'un Codex comprenant plusieurs œuvres d'Hildegarde de Bingen. Copié entre 1169 et 1176 selon plusieurs indices, il pourrait émaner d'une sœur du Rupertsberg sans que l'on sache s'il a été écrit à la demande d'Hildegarde ou à son insu.

796.

Vita S. Hildegardis, 22, p. 64.

797.

Il est ainsi question de "la pénitence, le baptême, l'excommunication, les suffrages des vivants, l'ange gardien et son pendant l'ange tentateur, les pratiques des cathari, la discipline monastique, la simonie, les prêtres mariés, les saints, le pèlerinage, mais aussi, les tournois, les traînes des femmes, les fourrures que portent les moines", L. Moulinier, "Le chat des cathares de Mayence, et autres primeurs d'un exorcisme du XIIe siècle", Retour aux sources, op. cit..

798.

Cum homo per fornicationem et adulterium ac homicida et per omnia vicia peccaverit et si ea confessus fuerit ita abluuntur quod postea de aspectu mea ablata sint (…) Tunc sacerdos omnes astantes ad confessionem diligenter exhortans qui peccata sua confessi, unde idem malignus spiritus, uultum ac oculos retorquens, quid pateretur a sacerdote inquiritur. Et ille : "Que sacerdos cum hominibus istis et ipsi cum sacerdote locuti sunt prorsus ignoro, unde quoque oculis meis expoliatus sunt., Ms de Dendermonde, fol. 170v, L. Moulinier, "Unterhaltungen mit dem Teufel", op. cit., p. 548.

799.

Tunc sacerdos : "Et quid de illis fiet qui peracta confessione correctionem que eis iniungitur non prosoluunt ?" Tunc ille : "Si quis peccata sua confitetur et correctionem que ei iniungitur in bona voluntate habuerit sed tamen morte preventus eam non impleuerit, ipsa voluntas ei multum proderit". Iterum sacerdos : "Et si quis peccata sua confiteri abhorret sed tamen per plurimos labores emendare studet, quid hoc ei confert ?" Et ille : "Aliquid quidem, sed tamen ei parum prodest." Iterum sacerdos : "Quod si quis confessione peracta correctionem sibi a sacerdote iniunctam perfecerit, quid ei proderit ?" Tunc ille : "Omnia ad plenum perdidi que in ipso sciebam, Ms de Dendermonde, fol. 171v, Ibidem., p. 551, Annexe 8, n°38.

800.

Num cogitationes hominum nosti ?" Tunc ille : "Non, sed ille cogitationem suam mihi primum aliquo nutu ostendit, et tunc si mala est, eum per eandem cogitationem ad malum instigo (…) Cum nutum mali in homine video, tunc per eundem nutum hominem ad malum accendo et sic eum ad opera perduco. Quod si malum cogitaverit et mox de eisdem cogitationibus ad bonum se convertit, me de se repellit, Ibidem, p. 552-553, Annexe 8, n°58.

801.

Sacerdos : "Et qui in infernum ceciderit et qui extra remanserit ?" Et ille : "Lucifer et principes tenebrarum existunt in infernum ceciderunt. Ego autem et mei similes extra infernum circa homines sumus et peccata eorum scribimus" (…) "Sacerdos : "Et quomodo ea scribis ?" Et ille : "Firmissime memorie omnia que homo in malis operatur et non penitet, eodem modo nec deleri poterunt a memoria mea si confessione et penitentia non abluuntur, Ms de Dendermonde, fol. 171v et 172r, Ibidem, p. 553-554, Annexe 8, n°64.

802.

Tunc sacerdos : "Et quare baptizatum intras hominem magis quam non baptizatum ?" Et ille : "Quoniam non baptizatus meus est et ideo baptizatum intro ut eum et anima et corpore mihi acquiram, Ms de Dendermonde, fol. 171v, L. Moulinier, "Unterhaltungen mit dem Teufel", op. cit., p. 552, Annexe 8, n°51.

803.

Tunc sacerdos : "Et quis animam defuncti christiani ad penas ducit ?" Et ille : "Bonus angelus a deo sibi deputatus malo angelo insidiatori suo committit, qui eam ad penas ducit, sed eam non plus cruciat nisi ut ei bonus angelus precipit, et ut in peccatis suis promeruit, qui eam etiam postea purgatam ad requiem perducit". Tunc sacerdos : "Num anime omnia peccata simul omni tempore luunt, videlicet homicidium cum adulterio, adulterium cum furto et cetera peccata, aut singula singulariter ?" Et ille : "Leviora peccata levius, graviora gravius et singula singulariter." Tunc sacerdos : "Et quis refrigerii de missarum celebrationibus, de elemosinis et de orationibus et aliis laboribus uiuorum habent ?" Tunc ille : "Anime de his laboribus ita refocilantur quemadmodum esuriens de cibo, sitiens de potu, algens de calore, calens de algore (…). Tunc sacerdos : "Anime defunctorum num dominicis diebus propter dominicam resurrectionem aliquid remedium consolationis in penis habent ?" Et ille : "Ad vespere sabbati usque ad primum galli cantum secunde ferie aliquantum tunc requiescunt, Ms de Dendermonde, fol. 171r, Ibidem, p. 551, Annexe 8, n°34-36.

804.

Paganos, judeos et omnes qui sine baptismo moriuntur, defunctos quo ducis ?" Et ille : "In foveam tartari, id est inferni, Ms de Dendermonde, fol. 172 v, Ibidem, p. 556 Annexe 8, n°105.

805.

Iterum sacerdos : "Et quid dicis de organis que in festis sanctorum in ecclesia resonant ?" Et ille : "Que corda hominum letifiant ea non pertimesco, sed magis lacrimis peccata sua flentium abhorresco, ms de Dendermonde, fol. 171r, Ibidem, p. 551, Annexe 8, n°32.

806.

"Le chat des cathares de Mayence et autres "primeurs" d’un exorcisme du XIIe siècle", dans Retour aux sources. Mélanges offerts à Michel Parisse, Paris, Picard, 2004.

807.

Les deux principaux témoignages à ce sujet sont les Annales de Brauweiler qui évoquent un brûlement d'hérétiques à Cologne en 1143 et une lettre du Prémontré Evervin de Steinfeld à saint Bernard.

808.

R. I. Moore, La persécution, sa formation en Europe (Xe-XIIIe s), Paris, 1991, p. 29.

809.

Le contexte religieux de la région rhénane est présenté par U. Brunn, L'hérésie dans l'archevêché de Cologne (1100-1233), Thèse dactylographiée dir. M. Zerner, Université de Nice, 2002 et compte rendu de l'auteur dans la revue Heresis, 2003 (38), p. 183-190. J'examinerai davantage la question des liens entre diable, possession et hérésie dans le chapitre VII sur les figures de la possession.

810.

La lettre d'Elisabeth de Schönau est traduite dans S. Gouguenheim, La Sibylle du Rhin. Hildegarde de Bingen, abbesse et prophétesse rhénane, Paris, 1996, p. 94 ; et Ekbertus Schonaugiensis, Sermones contra catharos, PL 195, col 11-98.

811.

B. M. Kienzle, "Operatrix in vinea Domini : Hildegard of Bingen's preaching and polemics against the cathars", Heresis, 1996 (26-27), p. 43-56.

812.

Cum circa patientem sederemus, demon repente exclamavit : "Ovvi, ovvi, ovvi, consocius meus Suslufult et Snelhart nomine iam veniens, quod me pro fatuo computet dicit, quia ipse carissimum nuncium patri suo attulerit, quem ipse magister catharorum existens de occulto ad occultum transit, scilicet quod cathari infantem mortificaverint et in puluerem Moguntie redegerint ; unde peroptime et magno gaudio a principe nostro Lucifero susceptus est, et hoc per locum mihi improperat, ms de Dendermonde, fol. 172v, L. Moulinier, "Unterhaltungen mit dem Teufel", op. cit., p. 556, Annexe 8, n°109.

813.

Cathari cum infantibus colla abrumpunt, quid de cadavere faciunt ?" Et ille : "In puluerem comburunt." S : "Et quid tunc cum puluere faciunt ?" Et ille : "Eum in occulta loca spargunt et ibi per diabolicas seductiones omnia que desiderant inveniunt, scilicet aurum, argentum, panes, pisces, vinum et cetera similia que consocii mei illuc afferunt ut illi tanto plus ab eis decipiantur, illis putantibus quo hec de puluere isto vel de alio semine procedant, ms de Dendermonde, fol. 172v, L. Moulinier, "Unterhaltungen mit dem Teufel", op. cit., p. 556, Annexe 8, n°101-102.

814.

Voir A.Vauchez, "Diables et hérétiques : les réactions de l'Église et de la société en Occident face aux mouvements religieux dissidents, de la fin du Xe au début du XIIe siècle", Santi e demoni nell'alto Medioevo Occidentale (secoli V-XI), Spolète, 1989 (Settimane di Studio del Centro Italiano di Studi sull'alto Medioevo XXXVI), p. 573-601.

815.

S. : "In quo loco corporis cathari cattum osculantur ?" Et ille : "Ad posteriora in loco formam femine habentem", ms de Dendermonde, fol. 171r, L. Moulinier, "Unterhaltungen mit dem Teufel", op. cit., p. 550, Annexe 8, n°106.

"Tunc iterum sacerdos : "Ubi nosti esse cataros ?" Et ille : "Eos ad perfectum scirem et multa de illis dicerem si officia sua publice exercerent". Iterum sacerdos : "Et que sunt officia eorum ?" Et ille : "Ut aliis hominibus escam et potum nequicie sue offerant." Tunc sacerdos : "Et quid est hoc ?" Et ille : "Ut homines sectam suam doceant et a catholica fide deviare." Tunc sacerdos : "Et quare catari dicuntur ?" Et ille : "Quia nature catti magis assimilantur quam nature aliorum animalium, et quia cattus aliis animalibus inmundior est, ms de Dendermonde, fol. 171r, Ibidem, p. 550, Annexe 8, n°21-24.

816.

Sur l'imaginaire de l'hérésie cathare et le chat, B. U. Hergemöller, Krötenkuss und schwarzer Kater. Ketzerei, Götzendienst und Unzucht in der inquisitorischen Phantasie des XIIIe Jahrunderts, Warendorf, 1996.

817.

Hildegardis Bingensis, Epistolarium, L. Van Acker, Turnhout, Brepols, 1991, CCCM 91, p. 34 et suiv.

818.

Hildegardis Bingensis, Epistolarium, op. cit., p. 378-382.

819.

"Le chat des cathares de Mayence et autres "primeurs" d’un exorcisme du XIIe siècle", op. cit.

820.

"Cum enim pinguam obsessa quadam a demone femina adducta fuisset ut ibi a Domini curaretur per preces domine Hildegardis apud Sanctum Rupertum, demon non sua, sed Domini voluntate ductus Kataros quosdam numero circiter quadraginta Magoncie habitantes prodidit et ubi habitarent et ubi mortuos sepelissent occulte edixit…", Vita Eckberti, éd. Widmann dans Neues Archiv für ältere deutsche Geschichtskunde, 1886 (11), p. 452 ; cité par U. Brunn, L'hérésie dans l'archevêché de Cologne, op. cit, . 180 et 222.

821.

Gervais de Tilbury, Le livre des merveilles, éd. et trad., A.Duchesne, Paris, Belles Lettres, 1991, p. 112-128.

822.

Jean Gobi, Dialogue avec un fantôme, éd. et trad. M. A. Polo de Beaulieu, Paris, 1994, le rapprochement avec ces textes est fait par L. Moulinier dans L. Moulinier, "Le chat des cathares de Mayence", op. cit.

823.

C. Lecouteux, Dialogue avec un revenant, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1999.

824.

La question est en tous cas soulevée par Laurence Moulinier dans "Le chat des cathares de Mayence", op. cit.

825.

Erat non longe a monasterio, mulier quædam repleta dæmonio, nomine Haiza, pro qua diu multumque laboravit : sed nequam spiritum ab ea repellere non potuit : loqui tamen, non nisi quodammodo latrando et ganniendo, ipso vivente, prævaluit. Verum, post transitum ejus, ultra modum garrula affecta, ostendit recessisse Magistrum, quo præsente, non aperuit os suum. Quadam die dominus Adelrammus, qui postea ad Chremsmunster abbas factus est, assumptis quibusdam Fratribus, interrogandi gratia accessit : et his eum verbis alloqui cœpit : “Dic, inquit, quæ te causa modo fecit ita loquacem, cum ante hos dies penitus mutam fuisse omnes sciamus ? Ille, ait, qui in monasterio sepultus jacet, dum vixit, præcepto mihi potestatem ademerat loquendi. At nunc , quia mortuus est, nullo refrænor timore ad tacendum”. Immensis ergo adjurationibus compulit eam respondere sibi ad interrogata.Obierant autem sub eodem tempore duo monachi ejusdem monasterii. Unus vocabatur Erchengerus, pater duorum puerorum ibi ab eo oblatorum, et de voluptuosa seculi vita molliter ad Deum in senectute conversus. Alter Dietmarus dicebatur cellarius monasterii ; et in via sua reprehensibilis quidem, sed tamen valde charitativus. Quæsivit ergo dominus Adelrammus ab illa obsessa, imo a spiritu, qui habitavit in illa, terribiliter adjurans, ut vera diceret, et nequaquam mentiri præsumeret. Ubi est, inquit, dominus Erchengerus ? Illum, ait, nos habemus. Interrogavit autem et de alio, hoc est, domino Dietmaro, ubi etiam ille esset ? De quo sic respondit : Nostræ, inquit, sorti deputatus fuit : sed dicente illo Monacho, dum iste moreretur, Reddat tibi omnipotens Deus omnia bona, quæ mihi fecisti : et alio ; Retribuat tibi pius Dominus bonum, quo me frequenter sustentasti ; et aliis similia imprecantibus, dum putaremus eum nostris jam accessisse partibus, subito elapsus est, et noster esse desiit. Illum etiam, quem habemus, diu non possidebimus ; quoniam eum per duas, quas in Admonte habet, religiosas filias quantocius amissuri sumus. Hæc illa mulier, ita quidem ut digesta sunt, effata est, nimiis conjurationibus constricta, sed ante mortem ipsa dæmone liberata non est ; nec tamen aliorum consolationem impedire potuit, quos omnipotens Dominus per Dilectum suum saluti restituere voluit, Vita S. Bertholdi, XII, p. 239.

826.

Le monastère d'Admont est alors célèbre, voir S. Borgehammer, "Who wrote the Admont sermon corpus", dans J. Hamesse et X. Hermand, De l'homélie au sermon, Histoire de la prédication médiévale, p. 47-52.

827.

Vita A S. Norberti, 14, p. 687 : "Il se trouvait là beaucoup d'assistants, clercs et laïcs, soit par curiosité, soit par dévotion. Alors le Maudit se mit à détailler la vie de plusieurs d'entre eux, à dévoiler leurs adultères, leurs fornications, à découvrir tout ce qui n'avait pas été accusé en confession".

828.

J. Chiffoleau, "Dire l'indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe siècle", Annales ESC, 1990/2, p. 289-324, nous reviendrons sur ces notions essentielles dans le chapitre VIII.