- La prise de parole du diable

Si le diable dit la vérité, il le dit à sa manière, c'est-à-dire diabolique.Les concepts forgés par Michel de Certeau pour étudier le "parler angélique" sont opératoires pour tenter d'établir, cette fois-ci, un "parler diabolique". Dans sa théorie du dire angélique, l'auteur distingue en effet : la hiérarchie des locuteurs (séraphins, chérubins, etc.) ; la fonction du parler (louange, message, ordre, promesse, jugements, etc.) ; les représentations qui figurent les styles angéliques (anges aptères, gébies, etc.) 829 . Le texte suivant, extrait de la Vita prima de saint Bernard de Clairvaux, fournit un exemple de ce que peut être le "parler diabolique" :

‘"C’est ainsi que l’on ramena la femme dans la demeure de l’abbé, le diable bavardant par sa bouche et disant : “Syrulus ne me rejettera pas, Bernardulus ne m’expulsera pas”. A cela, le serviteur de Dieu répondit : “Ce ne sont ni Syr ni Bernard qui te chasseront mais le Seigneur Jésus Christ”. Et revenu à la prière, il suppliait le Seigneur pour le salut de la femme. Alors soudain, l’esprit mauvais masquant un impromptu changement : “Que j’aimerais” dit-il, “sortir de cette chienne, il m’est désagréable d’être en elle, que j’aimerais sortir ! Mais je ne peux pas.” Il fut interrogé sur la raison de cette impossibilité, et il répondit : “Parce que mon grand Seigneur ne le veut pas”. “Et qui est ton grand seigneur ?” demanda le Saint, il répondit : “Jésus de Nazareth”. L’Homme de Dieu à nouveau : “Où as-tu connu Jesus, si toutefois tu l’as jamais vu ? — Je l’ai vu” Répondit-il. “Où l’as-tu vu ? — En gloire — As-tu été en gloire ? — J’y ai été — Et comment en es-tu sorti ? — Avec Lucifer, nous sommes beaucoup à en être tombés.” Il disait tout cela d’une voix lugubre par la bouche de la vieille à tous les auditeurs. Le saint Abbé répondit : “Ne voudrais-tu pas retourner dans cette gloire, et retrouver l’ancienne joie ?” La voix se transforma à nouveau en un immense éclat de rire : “C’est trop tard”. Et il ne dit rien de plus" 830 .’

Il convient, dans un premier temps, d'établir qui est le locuteur de ce texte. L'exorciste cherche à identifier celui-ci par des questions. Il nous révèle qu'il est l'un des nombreux anges tombés du ciel, ce qui est conforme à la démonologie médiévale. Il est "le diable" qui, dans les exorcismes de cette époque, n'a pas besoin de nom 831 . Il donne l'impression d'appartenir à la nuée d'anges qui s'est abattue sur la terre au moment de la chute, et qui l'a infestée. Ainsi, les démons, tous différents, sont tellement présents partout qu'il est impossible de les identifier.

Le diable se permet tous les outrages, toutes les insultes. Ici, il s'amuse à transformer le nom du saint. De telles moqueries se rencontrent dans bien d'autres textes. Lors d'un exorcisme de saint Norbert, il lance : "Ces sornettes, je les ai déjà entendues" et il ajoute un peu plus loin : "Ha, ha, he ! Tu n'as pas fait œuvre qui vaille aujourd'hui. Tu as perdu ta journée" 832 . La moquerie tourne parfois en insulte lorsqu'il évoque Norbert, "ce chien blanc". Les jeux de mots à propos des noms de saints s'ajoutent les uns aux autres : Norbert devient "Norbrec", Hildegarde "Scrumpelgarde" et Bernard "Bernardulus". Le terme Scrumpilgardis est dans le texte de la vita sous la plume de Theodoricus mais n'apparaît dans la correspondance ni sous la plume de l'abbé ni sous celle d'Hildegarde. Peut-être qu'il faut y voir l'intention édifiante de l'auteur, "les propos ironiques de l'auteur auraient eux-mêmes subi une surenchère sous sa plume afin de faire agir la moquerie comme un révélateur de plus au sens photographique du terme de la sainteté de Hildegarde" 833 . De plus schrumpelig en allemand signifie ridé, le terme de vetula dont est aussi affectée Hildegarde signifie à la fois la féminité, la vieillesse et la simplicitas. Le diable s'en prend aux noms des saints et en profite pour appuyer sur leurs faiblesses. Il qualifie ainsi Bernard de "mangeur de poireaux" et d'"avaleur de choux", façon de se moquer de la diète de l'abbé qui était en mauvaise santé et souffrait de l'estomac, car comme le souligne Laurence Moulinier, le corps est le lieu de l'injure, "s'en prendre au nom c'est s'en prendre à la personne au Moyen Âge" 834 . La langue est transformée par le diable dans le but de faire rire le public, il est l'irrisor comme le désigne la Vita prima de saint Bernard de Clairvaux. Les procédés qu'il emploie sont divers : il transforme les noms, emploie des mots contradictoires – les sornettes qualifient les exorcismes – et utilise des renversements permanents. A voir la manière dont il passe d'une affirmation à l'autre dans ce texte : "alors soudain, l'esprit mauvais, masquant un impromptu changement", prouve que l'inversion est au cœur de la composition du langage diabolique 835 . Le diable est moqueur, il cherche à faire rire son public mais il est aussi savant et menaçant.

La troisième question concernant la langue diabolique porte sur son style. La voix du diable, qualifiée de "lugubre" est le reflet de la noirceur diabolique. Dans les images, le diable est presque toujours représenté de couleur noire, Hildegarde de Bingen affirme qu'elle a vu le démon se répandre dans l'homme sous la forme d'une fumée noire. Les dons d'ubiquité du diable se retrouvent aussi dans ses prises de parole puisqu'il est capable de parler plusieurs langues et qu'il est savant en matière de religion. Dans le livre des miracles de saint Eberhard, le diable parle ainsi plusieurs langues "variis linguis fabulatur" 836 . Dans la vie de saint Norbert de Xanten, la jeune possédée de Nivelles est capable de réciter le Cantique des Cantiques en latin, en français et en allemand 837 . Cet exploit est néanmoins à nuancer car le Cantique des Cantiques est un texte très connu à l'époque, à la fois commenté par des Prémontrés comme Philippe de Harvengt ou par Bernard de Clairvaux. Il était par ailleurs possible pour une jeune fille de l'époque de réciter trois fois ces cent dix-huit vers, car les trois langues étaient bien connues dans la région de Nivelles 838 . Mais comme l'identité du locuteur est multiple, son style est polymorphe. Il prononce des cris qui le font appartenir au monde animal. Il est prestidigitateur en offrant à son public des pirouettes visuelles. Ainsi, à force de prières et d'adjurations, il quitte le corps du fils du convers pour réapparaître dans sa bouche sous la forme d'une lentille 839 . Dans la vie de saint Malachie, le diable quitte une femme pour s'emparer d'une autre. Le saint le chasse à nouveau, mais il revient dans la première et fait le va et vient à plusieurs reprises 840 . Le diable est aussi effrayant car il manie la menace : interrogé par Norbert de Xanten, un démon indique qu'il veut entrer dans un moine présent, puis il menace de faire tomber les voûtes de l'église sur l'assistance 841 .

Le diable qui s'exprime dans les exorcismes est l'opposant par excellence. Il s'empare d'un corps pour s'opposer au saint par la parole et profiter de cette occasion pour nier sa puissance. Maître de la prestidigitation, le diable réalise des inversions linguistiques qui apparaissent dans un discours contradictoire, instable, composé de phrases courtes, de jeux de mots. C'est sur ce système d'inversions qui s'enchevêtrent qu'est fondé le comique. Le rire du public est, en effet, la victoire du diable car il prouve l'efficacité de sa parole contre celle du saint.

Notes
829.

Voir. M. de Certeau, "Le parler angélique. Figures pour une poétique de la langue" dans La linguistique fanstastique, dir. S. Auroux, Paris, Denoël, 1985, p. 114-136 et "Le langage altéré, la parole de la possédée" dans L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 249-273.

830.

Vita prima S. Bernardi, II, 21, c. 278.

831.

La tendance qui consiste à désigner le diable de noms divers se développe à l'époque moderne et relève de la tradition byzantine que nous avons déjà évoquée.

832.

Vita A Norberti, 10, p. 680.

833.

L. Moulinier, "Quand le malin fait de l'esprit, le rire au Moyen Âge vu depuis l'hagiographie", Annales ESC 52, mai-juin 1997, n°3, p. 457-475 ; p. 461 pour la citation.

834.

Ibidem, p. 471.

835.

Un autre exemple est apporté dans la vie de saint Norbert de Xanten : "La porte était à peine ouverte que le démon commença à crier d’une forte voix : “Il entre chez moi, il entre chez moi, il vient ce maître à la tunique déchirée. Qu’il soit maudit. Fermez la porte, fermez la vite, qu’il ne m’approche pas !” Le prieur entra et lui dit : “Que disais-tu ?” Le démon répondit : “Tu veux savoir ce que je dis ou qui je suis ? Je ne te dirais rien. N’es-tu pas le maître, le protecteur de cet enfant et le supérieur des autres ? Pars, pars bien vite avant que je ne te fasse fuir sous mes insultes.” Vita A Norberti, 14, p. 686.

836.

Liber miraculorum S. Eberhardi, 8, p. 102.

837.

"Un peu plus tard, pour montrer sa science, il récita par la bouche de la jeune fille le Cantique des Cantiques en entier et le reprenant mot à mot, il le traduisit en français puis en allemand, alors que l’enfant avant sa maladie n’avait appris que le Psautier", Vita A Norberti, 10, p. 680.

838.

Sur ces remarques, voir N. W. Grauwen, "De terugkeer van Hugo…", op. cit., p. 192-193.

839.

Vita A Norberti, 14, p. 686.

840.

Bernard de Clairvaux, Vie de saint Malachie, op. cit., p. 293.

841.

"“Si tu me chasses d’ici, laisse-moi entrer dans ce moine.” Et il le nomma. “Ecoutez, lança Norbert au peuple, la malice de ce démon qui, pour accuser le serviteur de Dieu, demande de le maltraiter comme s’il était un pécheur digne de ce supplice. Mais ne vous scandalisez pas, car sa méchanceté est si grande qu’il voudrait faire du tort à tous les gens de bien et les offenser tant qu’il peut.” Cela dit, il commença son office avec plus d’insistance encore. “Que cherches-tu à faire, dit le démon, aujourd’hui je ne m’en irais ni pour toi ni pour un autre. S’il m’arrivait de crier, alors plusieurs de mes diables et les plus noirs viendraient au combat. Au combat ! Au combat ! Je vais faire tomber les arcades et les voûtes sur vous.” A ces mots, le peuple s’enfuit mais le prêtre resta inébranlable. Alors, la jeune fille jeta la main à son étole pour l’étrangler", Vita A Norberti, 10, p. 680.